L’Aveyronnais Pierre Loubière (1913-1979) fut instituteur, journaliste, combattant et résistant mais aussi poète. En 1948, il avait fait la connaissance de Bernard Noël, alors lycéen à Rodez. Vingt ans plus tard, Loubière présentait dans la presse locale le parcours de l’écrivain qui venait de publier La Face de silence :
Notre compatriote Bernard Noël ou le poète du voyage intérieur
Au lendemain de la Libération, un élève de philosophie du Lycée Foch m’apportait ses premiers poèmes. Que valaient-ils ? Qu’ai-je pu lui dire ? Le temps a passé et le tempérament poétique de Bernard Noël n’a cessé de s’épanouir, de s’affirmer avec d’autant plus de force et de liberté qu’en pareille circonstance je me garde bien de donner le moindre conseil.
J’éprouve toujours, en effet, quelque scrupule, mêlé de pudeur, à m’immiscer dans l’âme des autres aux prémices de cette aventure intérieure, personnelle entre toutes et qui jamais ne s’achève, qu’est la poésie.
Depuis, notre compatriote a fait son chemin, non sans difficultés on s’en doute, mais avec la conscience claire d’un self-made man et cette ténacité et ce courage bien dignes d’un fils de l’Aubrac.
Installé à Paris avec la ferme intention de devenir écrivain, il dut se plier à des tâches particulièrement ingrates avent de trouver des travaux de traduction chez Horay, Plon, Gallimard… se spécialisant dans les œuvres de Shakespeare et de Yeats.
Il traduit des romans, des essais, des pièces de théâtre que présenteront l’Alliance Française et le Théâtre de Poche, il établit et prépare au Mercure de France des éditions critiques qui font autorité comme L’ARCHANGÉLIQUE de Georges Bataille avant de se voir confier la direction littéraire d’une importante maison d’édition.
Puis un jour comme Soulages, cet autre terrien, s’est mis à repenser la peinture, Bernard Noël s’est mis à repenser la poésie et le langage. Il l’a fait avec la même vigueur acharnée, le même désir d’ouvrir une voie originale dans cet univers de la pensée que chaque nouvelle expérience contribue à enrichir.
Et voilà comment, en 1958, sortaient des Éditions de Minuit EXTRAITS DU CORPS. Dès les premières lignes de ce recueil de proses poétiques, au titre expressif, il notait :
« Voué à la réalité, il y a un moment où j’écris ce que je vis et un autre où ce que j’écris me vit ».
Cette assertion, sinon éclaire, du moins précise la genèse de l’incessante démarche poétique de Bernard Noël.
Car j’avoue qu’on ne suit pas sans effort l’auteur dans ses plongées intérieures à l’extrême limite de la connaissance, plongées au cours desquelles il observe, écoute, analyse le plus objectivement qu’il le peut ce qui lui semble être les mouvements et les bruits de sa vie interne.
À partir d’un refus de lui-même et de ces investigations, il s’efforce de recréer au sein du langage un être nouveau.
On conçoit que cette curieuse tentative de dédoublement ne manquait pas d’audace. Notre compatriote l’a menée à bien avec une cruelle et savante minutie.
Mais pour aussi passionnante que fût cette expérience, à l’occasion de laquelle le nom d’Antonin Artaud fut plusieurs fois avancé, sa transcription devait laisser à Bernard Noël un goût décevant et le conduire à « une sorte de suicide mental ».
Il se tut donc pendant une dizaine d’années. Avec LA FACE DU [sic] SILENCE, qui paraît aux éditions Flammarion, dans la collection « Poésie », que dirige Marc Alyn. Il vient de rompre son mutisme pour nous donner ce qu’il appelle « l’ombre portée » de ce temps douloureux.
Tout au long de son itinéraire, mû par « un besoin de voir et de savoir », le poète, après avoir « saccagé son langage », se rend compte que ce dernier est « inévitable » et qu’il est vain de le remettre en cause.
Il entreprend alors d’explorer le « qui suis-je ? » pour considérer : « une chose affamée de parole et pour finir absolument au pouvoir de la parole… Je suis ma parole ».
Poussant plus loin ses investigations, il s’interroge du « qui serais-je si j’étais silencieux ? » au « qui suis-je quand je parle ? »
On le voit, les préoccupations et les recherches de Bernard Noël débordent souvent le domaine poétique, pour glisser dans la philosophie et la psychanalyse.
Pourtant lorsqu’on le suit dans cette étrange quête de silence, où le poète devient le sujet de sa poésie, les images vous happent durement au passage et prolongent leur résonance jusqu’au plus profond de votre être.
Il est vrai que l’amour s’y glisse, empruntant une voix rarement entendue, qui a parfois quelque chose de minéral :
« douleur bonheur c’est un oiseau de craie sur ton visage »
« sirène à nulle fin vouée ta beauté gèle dans mes yeux et mes mains toutes mes mains de maintenant sont aussi aveugles que des mots »
« ton amour dans ma tête fait un rêve de marbre »
Écoutez encore ces accents désabusés ou poignants :
« j’ai conduit un troupeau d’habitudes »
« demain n’est qu’un galet au désert du silence »
« grand arbre
blanc debout
nos feuilles sont dedans
et la mort qui nous lèche
est seule bouche du savoir »
Bernard Noël me pardonnera d’avoir quelque peu piétiné sa moisson pour n’engranger que quelques glanes.
Mais ce sont autant de réponses, parmi bien d’autres, aux questions qu’entre « l’oubli et le secret » ne cesseront jamais de se poser les hommes.
Pierre Loubière
31 décembre 1968
Merci à Jean-Louis Noël qui nous a transmis cet article provenant probablement du journal Centre Presse.
« Celui qui constitue une bibliothèque a devant lui plus de passé que de présent :
l’infini pousse dans son dos [1]. »
Bernard Noël a été un lecteur hors du commun, tant par l’abondance de ses lectures que par ses capacités à assimiler les textes en profondeur et à les mémoriser. Les livres qui ont jalonné sa vie tracent un parcours dans le temps très représentatif de sa génération.
Lectures de jeunesse
La passion de Bernard Noël pour les livres naît dès ses premières années, grâce à son grand-oncle Paul qui lui fait régulièrement la lecture. Comme l’enfant n’est jamais rassasié, l’oncle l’incite à apprendre à lire et il y parvient avec Robinson Crusoé vers l’âge de quatre ans. La première bibliothèque est donc celle de Paul Noël, ancien notaire né en 1863, qui possède un exemplaire de La Divine Comédie dont les gravures impressionnent beaucoup l’enfant. La deuxième est celle de l’école du village d’Alpuech qui lui permet de dévorer les récits de voyages du capitaine Cook et de Bougainville. Il se passionne également pour les romans de Jules Verne. Il a neuf ans quand la guerre éclate. Il lit des numéros de L’Illustration datant de 14-18 conservés dans la maison familiale, en rêvant d’héroïsme devant les images de combats, de tranchées et de blessés. Pendant les années de collège, à Espalion, l’adolescent se plonge dans les Classiques pour tous édités par Hatier ainsi que dans les textes latins et grecs. Il découvre la poésie contemporaine grâce à un surveillant qui lit aux élèves le début de Poésie ininterrompue d’Éluard composé d’une suite d’adjectifs, ce qui constitue alors pour lui une « fenêtre ouverte [2] ». En 1946 paraissent Les Belles Lectures, un nouveau journal qui propose chaque semaine des romans complets : douze pages par feuille qu’il faut découper pour reconstituer le livre. Noël en est un lecteur assidu. Il est fortement marqué par L’Enfant de Jules Vallès, d’où naîtra son intérêt pour la Commune, et par Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.
Il poursuit ses études au lycée de Rodez. Antonin Artaud vient de quitter l’asile de la ville mais sa présence est encore vive parmi les habitants. Bernard Noël s’essaye à l’écriture. Le Journal des voyages, auquel il est abonné, publie l’un de ses poèmes en alexandrins consacré au vent. Après le baccalauréat, il rompt avec son milieu familial et part vivre à Paris à l’automne 1949. Les deux livres qu’il achète à son arrivée dans la capitale sont La Haine de la poésie de Bataille et Précis de décomposition de Cioran, deux titres qui disent bien son désir d’anticonformisme. Au même moment, il découvre Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry, par le Club Français du Livre auquel il est abonné. C’est un choc et ce roman à la forme tournoyante sera désormais pour lui le modèle de récit à atteindre.
Bien que désargenté, le jeune Noël réussit à se forger un savoir littéraire très étendu grâce à la Bibliothèque Nationale où il lit, entre autres, Faulkner, Genet, Beckett et Dos Passos à qui il consacre son premier texte critique. La modernité poétique lui semble être incarnée par Michaux et Artaud plutôt que par Char ou Breton. La parution de Poésie noire, poésie blanche, en 1954, lui fait voir en Daumal une sorte de frère ; dès lors il se passionne pour le Grand Jeu, bien plus intéressant à ses yeux que le surréalisme. En ces années où règne une littérature engagée qui ne lui correspond pas, la lecture des premiers auteurs du Nouveau Roman − en particulier L’Emploi du temps de Michel Butor (1956) − lui laisse espérer qu’une autre voie d’écriture est possible. De 1957 à 1967, Bernard Noël travaille comme rédacteur pour les encyclopédies Laffont-Bompiani. La nécessité de se documenter l’oblige à passer l’essentiel de ses journées à la Bibliothèque Nationale et sa culture générale s’en trouve considérablement augmentée. Il rédigera plusieurs centaines d’articles.
Magie de la bibliothèque
À la fin des années 1960, Bernard Noël consacre de plus en plus de temps à l’écriture tout en occupant des fonctions éditoriales dans différentes maisons. Quand Flammarion lui confie la direction de « Textes », il aimerait que cette collection « soit une bibliothèque [3]. » Au fil des ans, sa notoriété s’accroît. De nombreux auteurs lui envoient leurs livres et il s’efforce de les lire, en plus de ses lectures personnelles. Si le texte d’un écrivain étranger lui semble important, il s’en procure différentes traductions, si bien qu’en quelques années, sa maison de Mauregny-en-Haye compte « plus de livres que n’importe quelle librairie du département [4] », estime Thierry Guichard. Les ouvrages s’empilent partout et ce dans plusieurs pièces. Bernard Noël se déplace « entre des tranchées de livres qui forment une espèce de monde flottant parce qu’il est toujours branlant [5]. » Il devient expert dans la fabrication de rayonnages et il conseille Jean Daive à ce sujet : « Tu dois toujours visser, jamais clouer, et toujours cheviller. Inventer les chevilles. La cheville est mon rêve, elle est magique, elle vient de l’origine de l’humanité [6]. »
L’écrivain confère aux livres d’étranges pouvoirs, liés à ce qu’il nomme leur « rayonnement ». Classés par auteur ou par thème sur les étagères, ils sont à ses yeux des présences vivantes, semblables à des champs magnétiques qui provoquent des « phénomènes d’aimantation » variables selon les moments. Les écrivains favoris constituent des foyers particulièrement actifs. « À l’intérieur de la bibliothèque règne une espèce d’animisme qui me conforte », dit Noël. Il lui arrive de pratiquer la bibliomancie : « Si on ouvre un livre au hasard, on y trouve très souvent une réponse qui correspond à ce que vous êtes en train de faire ou qui apporte la pièce manquante du puzzle [7]. »
Les phares
Lorsqu’on demande à Bernard Noël quels sont ses poètes préférés, il cite Eliot et Rilke. Invité par Catherine Martin-Zay à évoquer, en 2006, sa « bibliothèque idéale », il écrit : « Y a-t-il une bibliothèque idéale ? J’en doute pour la raison que la lecture ne s’arrêtant qu’avec la vie, cette continuité fait varier l’idéal au gré des découvertes. J’ai placé durablement au centre de mes lectures la Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal parce qu’elle renouvelle mes doutes à l’égard de ce qui occupe ma vie. Pour le reste, j’ai choisi d’énumérer quelques lectures marquantes dans leur ordre chronologique : La Haine de la poésie de Georges Bataille, Les Liaisons dangereuses de Laclos, Mon cœur mis à nu de Baudelaire, Précis de décomposition de Cioran, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, Absalon ! Absalon ! de Faulkner, Le soleil se lève aussi de Hemingway, l’Histoire de France de Michelet, La Fin de Satan de Hugo, L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, toutes les œuvres d’Artaud, de Bataille, de Daumal, de Gilbert-Lecomte, de Nerval et de Mallarmé, celles de Shakespeare, de Genet et pour le présent dans lequel je vis, celles de Jacques Dupin, de François Bon, de Claude Ollier et de Michel Surya [8]… »
Beaucoup d’autres titres ont été marquants et cette liste pourrait s’allonger à l’infini. Pourquoi avoir accumulé tant de livres tout au long d’une vie ? Bernard Noël révèle son « but secret » : « faire surgir l’Unité – autrement dit ce qui de tous ces livres fait LE livre [9]. »
Nous remercions vivement Jérôme Martin et Sophie Todescato pour leur autorisation de publier la réponse de Bernard Noël à leur mère, Catherine Martin-Zay, et Éliane Kirscher pour sa photo.
Documents annexes
Choix de Bernard Noël pour l’émission Poésie ininterrompue
de Claude Royet-Journoud qui lui était consacrée
(France Culture, 1975) :
Maurice Blanchot, « Le regard d’Orphée » (L’Espace littéraire)
Georges Bataille, La Haine de la poésie Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes T. S. Eliot, Les Hommes creux Roger Gilbert-Lecomte, Hommage fraternel Jean Daive, « Meurtre des pères » (Fut bâti)
René Daumal, « Entrée des larves » (Poésie noire, poésie blanche)
Dylan Thomas, « Trouve la chair sur les os » et « Au commencement »
Yadollah Royaï, « Nostalgie »
Roger Giroux, L’arbre le temps Edmond Jabès, Yaël Gérard de Nerval, « Artémis » (Les Chimères)
Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort » (La Part du feu)
Les Poètes de Bernard Noël, émission d’André Velter (France Culture, 1993) :
Stéphane Mallarmé, Hérodiade René Daumal, « Poème pour désosser les philosophes »
Pierre Jean Jouve, « Les masques » (Sueur de sang)
Jean Tortel, Élémentaires André Pieyre de Mandiargues, Gris de perle Pedro Salinas, La voix qui t’est due José Angel Valente, Mandorle T. S. Eliot, Les Hommes creux Dylan Thomas, N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit… Wallace Stevens, Description sans domicile Ginevra Bompiani, Ciel ancien, terre nouvelle Johannes Bobrowski, Signes du temps Victor Hugo, « Au bord de la mer »
Gérard de Nerval, « El desdichado », « Delfica », « Artémis » (Les Chimères)
Stéphane Mallarmé, « Azur »
André Frénaud, « Sans avancer » (Il n’y a pas de paradis)
Georges Bataille, « La nuit est ma nudité »
Michel Beaulieu, Vu Vladimir Holan, Une nuit avec Hamlet Antoine Vitez, La tragédie c’est l’histoire des larmes Gunnar Ekelöf, La Légende de Fatumeh Robert Maguire, « Lunatic 15 »
Ernst Meister, Espace sans paroi
La Chute des temps, de Bernard Noël, s’ouvre par une citation de Pierre Jean Jouve en épigraphe : La nuit longtemps dévouée à la nuit Tout à coup se poursuit dans l’ombre et devient l’azur. Ces vers sont extraits de Sueur de sang, un recueil capital pour Bernard Noël, comme il l’explique au micro d’Alain Veinstein : « Jouve est un des auteurs les plus présents dans ma bibliothèque. C’est à la fois quelqu’un que je peux lire et relire, mais Sueur de sang – que je dois lire plusieurs fois par an – est un livre que je ne connais pas, au fond. Je veux dire que l’effet bouleversant reste entier, bouleversant au sens strict, parce que la langue de cette suite de poèmes a un côté à la fois acide, râpeux et pénétrant qui reste entier et que chaque lecture renouvelle. En outre, il y a une préface qui est un des grands manifestes – beaucoup plus important, à mes yeux, que le manifeste du surréalisme – qui, en apparence, est l’introduction de la psychanalyse dans la poésie et qui en réalité est l’ouverture à cette espèce de rumeur, à la fois de sang, de langage, d’oubli, tout cela produisant un gigantesque frottement de matière et de langue à travers ces poèmes qui sont religieux, érotiques, sensuels, intellectuels, aussi contradictoirement que fortement [1]. »
Dans un entretien accordé à la revue Nu(e), Bernard Noël confie sa difficulté à écrire à propos de Jouve : « Il y a deux écrivains sur lesquels je suis incapable d’écrire, Joë Bousquet et, surtout, Jouve. Comme Bataille, il est sur le terrain de l’érotisme, mais beaucoup moins expéditif. Il assume à la fois la haine et l’amour de la poésie, mais son amour est cependant le plus fort. La préface de Sueur de sang est un des grands textes sur la poésie, j’aime beaucoup aussi ses derniers écrits. Également Les Beaux Masques, qui devrait être édité à part ; Catherine Jouve avait souhaité que j’en fasse une lecture. Je lis assez souvent Pierre Jean Jouve, sans être sûr de le comprendre, et ce doute renforce mon attachement. Je suis toujours sensible au rythme, à la condensation érotique, à une forte économie de la langue qui fait qu’il y a une précipitation syllabique extrêmement efficace dans l’évocation de ce qui est derrière le poème. Il y a aussi cette charge du mal, qu’il s’agit peut-être d’assumer pour en faire un bien [2]. »
Il y eut deux exceptions à cette impossibilité d’écrire : Bernard Noël rédigea en 1992 un article pour le hors-série de la revue L’Autre consacré à Jouve et il préfaça les textes de Jouve consacrés à André Masson, rassemblés en 1994 par Bernard Dumerchez [3]. C’est l’article de 1992 que nous republions ici :
L’IRRÉPARABLE
Quand la terre tremble et craque, on voit la profondeur s’ouvrir : des couches apparaissent dans les parois de la fente, qui sont la vieille vie venant au jour. Pierre Jean Jouve a connu un séisme semblable et, par lui, la révélation d’un double abîme interne, dans son corps et dans le corps social. Autrefois, la religion suturait tout cela et voilait la blessure : c’est à présent au poète – du moins au poète Jouve – d’être le gardien de l’abîme. Il assume ce rôle par un accroissement du tragique dans sa conscience et par un ascétisme verbal, qui met le poétique en porte-à-faux au bord justement du gouffre. Le vers ne sublime plus : il s’avance vers la cassure irréparable, et lui résiste ; il situe le territoire de la catastrophe et y plante quelques repères solides. L’acte poétique tire son énergie du puits obscur d’Éros et d’une règle sévère autant que celle dont la religion ceinturait le noir orifice : il doit à l’un quelque chose de farouche et à l’autre quelque chose de rituel. La tension qui s’ensuit dans chaque poème de Jouve y fait raisonner la rage de l’insensé en même temps que la maîtrise fragile de l’intelligence. Toujours la menace bestiale et sa pulsion de mort rôdent au fond de la société comme au fond de notre cœur, toujours la poésie élève contre elles sa conjuration d’amour.
[1] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 123.
[2] Nu(e) n° 49, 2011, p. 15.
[3] Pierre Jean Jouve, André Masson.
Merci à Jean Frémon et à Marwan Hoss d’avoir permis la mise en ligne de « L’irréparable ».
*
Le 13 mars 1976, Bernard Noël participait sur France Culture à l’hommage que Claude Esteban rendait à Jouve qui venait de disparaître. Il était invité à parler du roman Dans les années profondes. On peut écouter ici cette émission et lire là les interventions de Bernard Noël.
« Nous sommes dans un lieu où bat l’origine [1]. »
C’est en 1984 qu’a lieu la rencontre de Bernard Noël avec le sculpteur Jean-Paul Philippe. L’écrivain dirige alors le Centre littéraire de Royaumont et il souhaite exposer des sculptures dans les jardins de l’abbaye. En prospectant les réserves des musées, il découvre deux pièces de Jean-Paul Philippe. Très attiré par ces œuvres, il veut rencontrer leur créateur. Il apprend que celui-ci a une exposition en cours à la galerie Jeanne Bucher. Jean-François Jaeger, le directeur de la galerie, les met en contact.
Dans l’atelier de l’artiste, Bernard Noël est séduit par son univers constitué, entre autres, de roues, de sièges, de fils à plomb, d’échelles, d’œufs, de cordes et de nombreux dessins. Deux ans plus tard, il signe la préface du catalogue d’une exposition de Jean-Paul Philippe à Calais. Il la rédige sous la forme d’un « roman d’œil » intitulé « Le roman de la roue ».
« Vous pensez à la pierre qui est dedans comme dehors si bien que Jean-Paul Philippe a beau la casser, la creuser, la tailler, c’est toujours de la surface qu’elle présente. On dirait une énigme : Qu’est-ce qui porte son extérieur à l’intérieur ? Et c’est une évidence : une évidence dont Jean-Paul Philippe tire un matériau aussi léger que sa pierre est lourde, et qui lui sert, par exemple, à faire sentir la présence du corps sur le siège vide. Car la surface n’abrite pas l’intérieur, ne le couvre pas, ne l’enclôt pas : elle est ce qui l’appelle en nous [2]. »
Au début des années 1990, Jean-Paul Philippe entreprend la fabrication des sept éléments qui vont constituer la sculpture Site transitoire : une fenêtre monumentale, un siège faisant face au soleil couchant, un banc-sarcophage qui est l’évidement de la fenêtre, un jeu de trois, une dalle et deux demi-roues solaires. La fenêtre est orientée de manière à ce que le soleil la traverse le jour du solstice d’été. « Le titre général de Site transitoire n’est peut-être pas définitif, écrit Bernard Noël. Il exprime en tout cas deux sentiments qui, d’emblée, saisissent le passant : celui d’entrer dans un lieu, et celui d’y traverser plusieurs états [3]. » Jean-Paul Philippe explique sa démarche : « Peut-être que faire des objets immobiles me frustre. Je les dispose de façon à constituer un espace que le promeneur anime à sa guise [4]. »
L’artiste a choisi de travailler la basaltina etrusca, une pierre volcanique extraite dans le Latium. Les sculptures sont installées sur une colline des paisibles Crete senesi, à Asciano en Toscane. La réalisation de l’ensemble durera près de trois ans. Cette œuvre évoque les civilisations antiques et le lien de l’humanité avec le cosmos. « Il se pourrait que Jean-Paul Philippe ait créé le monument de l’envergure humaine [5] », constate Bernard Noël, très attaché à ce lieu. Il décrit ainsi « la forte orientation de l’espace [6] » que l’on éprouve sur le Site transitoire : « Dès qu’on a circulé un moment au milieu des sept pièces de la sculpture et commencé à percevoir les dimensions que développent leurs rapports, on a le sentiment très vif d’une attraction précipitant toute l’immensité environnante vers l’espace de l’œuvre [7]. »
Solstice d’été
En février 1993, Bernard Noël se rend sur le Site transitoire dont la réalisation est presque terminée. Il loge à Fonteluco, l’atelier italien de Jean-Paul Philippe. Pendant le dîner, il est victime d’un trou de mémoire : il ne retrouve plus le nom de Gramsci… Ce phénomène se prolongera pendant plusieurs jours. « Je me sentais grêlé de partout à l’intérieur, frappé d’une lèpre invisible, qui avait dû nécroser des zones entières de la partie la plus précieuse de mon individu : celle où l’alliage de l’énergie corporelle et de l’élan du langage donne naissance à la pensée [8]. »
Une fois rentré chez lui, Bernard Noël retrouve le nom perdu grâce au rayon Gramsci de sa bibliothèque. De cet épisode inquiétant va naître un récit, Le Syndrome de Gramsci, qui a pour cadres Fonteluco et le Site transitoire. Le texte synthétise toutes les facettes de l’écriture de Bernard Noël car il est à la fois roman, essai, lettre et poème en prose. Le narrateur a pour ami un certain « P. » derrière lequel se devine Jean-Paul Philippe. Il a peur « d’être victime d’un captateur de la pensée [9] » et sa réflexion devient éminemment politique : « On peut soustraire quelque chose à votre mentalité sans qu’elle soit mise en alerte : il suffit de la conditionner. La maladie fait cela très bien, la privation de sens peut le faire encore mieux [10]. » La même année paraît La Castration mentale qui traite aussi de la sensure.
C’est sur le Site transitoire que se clôt Le Syndrome de Gramsci. L’ultime scène, écrite au futur, peut se lire comme un rêve poétique dont Jean-Paul Philippe aurait la clef…
« Nous marcherons sous les arbres, dont les oiseaux font parfois des bouquets de cris, puis nous serons arrivés devant la porte de pierre et je vous lirai les quelques mots inexplicables que P. y a gravés pour me serrer le cœur » :
Bernard Noël photographié par Jean-Paul Philippe
« Je me souviens de grandes herbes, de tiges d’avoine et de l’air essayant là-dessus toute une gamme de caresses. » (Le Syndrome de Gramsci)
[1] « Introduction » in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, Fonds Mercator, 2008, p. 7. [2] Onze romans d’œil, P.O.L, 1988, p. 111. [3] Opus international n° 131, Printemps-été 1993, p. 38. [4] Ibid., p. 40. [5] Site transitoire, éditions du Scorff, p. 46. [6] Le Syndrome de Gramsci, P.O.L, 1994, p. 82. [7] Ibid., p. 35. [8] Ibid., p. 14. [9] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 102. [10] Le Syndrome de Gramsci, op. cit., p. 29.
Nos remerciements chaleureux vont à Jean-Paul Philippe et à Alessandra Rey, présidente de l’association « Site transitoire », pour tout ce qu’ils ont apporté à cet article.
Merci également à la galerie Jeanne Bucher Jaeger ainsi qu’à Michel Surya et Philippe Blanchon pour les autorisations de diffusion qu’ils nous ont aimablement accordées.
« Porte de l’espace/Porta dello spazio » in Tre sguardi su un’opera di Jean-Paul Philippe, op. cit. ; in Trois regards sur une œuvre de Jean-Paul Philippe, op. cit. ; Porta dello spazio, préface et traduction de Fabio Scotto, édition bilingue, avec deux dessins originaux de Jean-Paul Philippe, Flussi Edizioni d’Arte, Valmadrera (1998) ; in « Errances immobiles », Centre culturel « Les Chiroux », Liège, 2003 [extrait] ; in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit. ; in Jean-Paul Philippe, op. cit.
« Lettre verticale XXVII » in Site transitoire, éd. du Scorff, op. cit. ; in Lettres verticales (1973-2000), Unes, Draguignan ; in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit.
« Il y a le jadis et le maintenant… » in Jean-Paul Philippe, archéologie intérieure, Galerie Alain Margaron, Paris, 2003 ; in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit. ; in Jean-Paul Philippe [extrait], op. cit.
« Le chariot sedia », « La déposition rouge », « La sedia », in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit.
« L’absence » in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit. ; in Jean-Paul Philippe, op. cit.
Entretiens
1993 : Opus international n° 131 (printemps-été) repris in Autour du Site transitoire, Palais de Tau, Reims.
1997 : Site transitoire, éditions du Scorff, Le Faouët (même entretien que celui paru dans Opus mais avec des propos supplémentaires et quelques variantes).
2008 : Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit. (quatre entretiens dont l’un est extrait de celui paru aux éditions du Scorff).
2011 : Jean-Paul Philippe (extraits des entretiens parus dans Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures).
Autres réalisations en commun
Bernard Noël a écrit une « marelle de poche » pour Jean-Paul Philippe. Le texte peut se lire ici.
Il a rédigé un poème pour l’exposition Marelles, mémoires et miroirs présentée au Palazzo delle Stelline de Milan puis au Musée d’Ixelles à Bruxelles (1998).
Il a créé une phrase pour les bornes installées par Jean-Paul Philippe qui a balisé la place de l’Université de Rennes sur le thème des alphabets, à la demande de la municipalité (2005).
Jean-Paul Philippe a illustré Le Château d’œil de Bernard Noël édité par L’attentive (2003).
Bernard Noël intervient dans le film de Thésée consacré à Jean-Paul Philippe : La pierre, intimité de la terre (2011).
Le Syndrome de Gramsci a été interprété par Serge Maggiani dans une mise en scène de Charles Tordjman. Créé en 1998 à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, le spectacle fut représenté en 2000 sur le Site transitoire.
La lettre de Bernard Noël adressée à Boris Lejeune que nous présentons ici a été publiée en mars 1993 dans le numéro un de la revue Correspondances éditée par L’Heur de Laon. Merci à Mireille et Philippe Bera d’en avoir aimablement autorisé la mise en ligne.
Le 27 février 1993
Cher Boris,
Le poème, il me semble, a pour destination une absence et non un absent : je ne saurais donc l’assimiler à une lettre. Il ne s’adresse pas à quelqu’un : il est à la recherche d’une personne imprécise, et qui demeure insaisissable. Sans doute essaie-t-il d’établir une « correspondance » avec la zone où pourrait se manifester l’objet de sa recherche, mais tout aussi bien il est lui-même cette zone, et il s’efforce précisément de la rendre propice à l’apparition. D’où une ambiguïté fondamentale entre le but et la démarche, le premier n’étant pas distinct de la seconde tant que dure le travail poétique… Ou sa lecture.
Ne prends pas ce qui précède pour une affirmation, c’est seulement ma réaction immédiate à l’opinion de Mandelstam. Je n’ai pas lu « De l’interlocuteur » et ma réaction, par conséquent, a pour limites celles de ta citation [1]. La distance entre celui qui écrit et son correspondant ne me paraît pas une mesure adéquate pour qualifier l’espace que tente d’occuper le poème. En fait, le poème n’a pas de destinataire pour la bonne raison que ce destinataire est inclus en lui-même, et que tout son travail d’expression consiste justement à faire surgir cette figure intérieure – qui vient, qui va venir, qui ne vient pas. Le poème s’écrit pour être, et en étant, le territoire de cette venue.
Si le poème avait un destinataire, tout comme la lettre en a un, il s’adresserait à une figure extérieure et n’aurait donc avec elle qu’une sorte de rendez-vous dans le temps et dans l’espace. Que ce rendez-vous puisse être démultiplié ne changerait rien à sa nature, et le poème ne serait ainsi qu’une sorte de message destiné à un « correspondant » et non à un lecteur. Le correspondant aborde l’écrit qu’il reçoit en s’appropriant toute sa destination : il l’intègre aussitôt à son intimité ; le lecteur sait qu’en lisant il n’épuisera jamais la destination de l’écrit mais, tout au contraire, la développera.
Le poète – et cela fait partie de son travail – est le premier lecteur de son poème : c’est en tant que tel qu’il le compose à partir d’une formation verbale, qui est l’événement orageux survenu dans son espace mental. Cet événement s’annonce, et le poète fait qu’il a lieu. Je dis qu’il est « orageux » parce que, même violent, il est passager, caractère qui l’empêche d’être définitif. L’événement poétique voudrait bien être total et s’accomplir jusqu’en sa fin, mais non : il est fragmentaire, suspendu, provisoire, perpétuellement annonciateur.
Rien de ce qui constitue la forme du poème, et qui n’est pas seulement son apparence mais sa matière et son organisme, ne suffit à garantir qu’il est bien là, qu’il a vraiment là son lieu. Cette présence interne est un événement renouvelé par la lecture, et uniquement par elle. Une lettre est toujours une lettre alors qu’un poème peut déserter sa forme en n’y laissant que sa place vide. Cela tient au fait que l’Autre de la lettre et l’Autre du poème n’ont pas du tout le même statut.
L’Autre de la lettre est désigné nommément, précision qui n’empêche qu’il puisse être remplacé, mais ce remplacement ne change rien au mouvement de l’écriture, qui va vers un destinataire. Si la lettre est lue par des tiers ou si elle est publiée, elle tombe sous les yeux de correspondants imprévus, qui ont conscience d’entrer dans une intimité qui n’est pas la leur, et qui jouissent éventuellement de cette effraction. L’Autre de la lettre a un corps, un visage, une distance, une profession : il est quelqu’un.
L’Autre du poème n’est pas qualifiable par son identité. J’ai déjà laissé entendre qu’il habite à l’intérieur du poème, bien que le poème cherche à la fois à devenir sa demeure et à l’y loger manifestement. C’est que – premier point – cet Autre-là n’est pas extérieur à l’écriture et que – deuxième point – il représente justement l’altérité que l’écriture rend sensible.
Quelle est cette altérité ? Je ne saurais pas plus la retenir qu’un souffle. Elle m’échappe dès que je veux la fixer. Cependant, elle est une présence grandissante au bout de la main qui écrit, mais comparez le geste minuscule de l’écrivante et la distance considérable de l’Autre… Néanmoins cette distance paraît sur le point d’être comblée par une venue imminente… La contradiction est en permanence à l’œuvre : elle mine et elle projette. D’ailleurs tout va par précipitations si brusques que l’Autre est là, puis n’est plus là…
L’altérité dont je parle n’est pas arrêtée sous la forme de quelqu’un : elle est en fait derrière le visage de celui qui cherche à la regarder en face, et c’est la raison pour laquelle il ne reste à ce regardeur-là d’autre solution que d’aller jusqu’où sa vue ne va pas en cherchant un autre moyen. L’écriture est l’un de ces moyens parce qu’elle dispose d’un organe intérieur, qui est la langue – celle des mots, bien sûr. Mais il a suffi que je pense à cet organe pour que je me demande aussitôt si l’altérité que je cherche à communiquer ici ne lui doit pas tout ?
Si mon identité était toute physique, sans doute serait-elle en soi une affirmation capable de m’exprimer totalement ; comment, par contre, affirmer l’identité de « ma » langue et me sentir totalement exprimé par cette affirmation ? Nerval a écrit au-dessous de l’un de ses portraits : « Je suis l’Autre. »
Peu de visages ont une intensité comparable à celui-là, une telle qualité de présence [2], et voilà qu’on ne peut s’ouvrir au regard qu’il semble nous destiner parce que cette position amicale est en quelque sorte raturée par l’inscription. Je crois que la poésie moderne, celle du moins que ma langue écrit, a son commencement dans cette rature. Et qu’est-ce qui est raturé ? L’Autre en tant qu’Autre défini par un visage.
Désormais, l’Autre est en moi ce « je » que je ne peux plus prononcer qu’avec réserve parce que tout moi ne saurait y adhérer. L’origine de cette réserve se perd déjà, bien qu’elle remue évidemment à l’intérieur de ma langue. Je n’ai aucun savoir de cet Autre, qui pourrait y être « je », mais l’écriture déploie un espace depuis le fond duquel cet Autre s’avance vers moi pour absorber ce « moi », le métamorphoser en lui et révéler ainsi mon « je ».
Qui est ce vrai « je » ? Celui qui se tient au milieu du poème, mais que le poème ne livre pas. Le désir de me fondre en lui anime ma langue et provoque cet orage verbal, qui veut réaliser la précipitation. Non, le poème n’est pas une lettre, c’est un acte d’apparition. Mais l’obscur ne pousse vers le jour qu’une figure obscure : elle passe à travers les mots comme une ombre : ils savent dire sa présence et ils échouent à la nommer. À moins que le vivant n’ait pour destin de ne pouvoir s’identifier à son propre mouvement tant qu’il est dans la vie ? À moins que l’altérité ne soit, entre « je » et « moi », le champ de conscience d’une séparation irréparable entre « ma » langue et « la » langue, entre « ma » vie et « la » vie ?
Il n’y a plus de figure extérieure pour rédimer cette séparation. Il n’y a pas d’au-delà. Il est inutile que nous sortions vers le ciel, mais nous avons toujours besoin d’Être. Nous contenons les deux rivages entre lesquels la barque va et vient.
L’écriture n’a pas d’extérieur bien qu’elle semble s’appuyer sur des références. Son énergie ne vient pas de ce qui la justifie, et qui la fait pareille à la mémoire : elle vient d’une épaisseur, qui est sa matière, et qui est la masse de l’oubli. Depuis que l’homme est humain, il souffle dans la langue toute la pensée, toute la vision, et cela fait une immense et profonde altérité avec laquelle chacun communique. J’écris pour que sorte de l’oubli et prenne forme l’Autre afin qu’il vienne dire « je » en moi.
Le lecteur ne devient lecteur qu’à partir du moment où il entre dans le poème, et partage dès lors le mouvement de ce qui vient – en réalité le fasse venir…
Bernard Noël
[1] « Tout homme a des amis. Pourquoi le poète ne s’adresserait-il pas à ses amis, à des personnes qui lui sont proches de nature ? Le navigateur au moment critique jette dans l’eau de l’océan une bouteille fermée avec son nom et la description de son destin… » (Ossip Mandelstam)
[2] « Où trouver un regard qui ne soit pas revenu des choses, et qui pourtant connaisse visiblement sa différence ? Il n’y a peut-être que le regard de Gérard de Nerval sur la photo de Nadar… » (Bernard Noël in « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner », La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 144).
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Bernard Noël, bronze de Boris Lejeune, 1994 (25x37x25cm)
« Le pouvoir veut toujours jouer sur tous les tableaux, car il n’a jamais renoncé à être absolu » [1].
Une bavure policière
En 1986, Paris vit dans la hantise des attentats terroristes. Les ministres Pasqua et Pandraud, surnommés « Starsky et Hutch », ont annoncé qu’ils couvriraient toutes les actions de la police. Dans la nuit du 4 au 5 juillet, rue de Mogador, le CRS Gilles Burgos abat Loïc Lefèvre, un jeune homme sans arme qui tente d’échapper à un contrôle d’identité parce qu’il conduit sans permis. Bernard Noël s’intéresse à cette bavure. Il rassemble des journaux avec pour projet de réaliser un montage écrit des différents discours suscités par l’événement, qu’ils proviennent du ministre de l’Intérieur, de la presse ou des témoins de la scène. Il vit alors à Saint-Denis dans le cadre d’une résidence d’écriture initiée par le Conseil Général, à laquelle participent également François Bon et Didier Daeninckx.
Le 7 novembre 1986 doit avoir lieu la reconstitution du meurtre de Loïc Lefèvre. La scène judiciaire est interdite au public mais Daeninckx a une amie journaliste à la télévision qui lui propose de l’observer depuis un immeuble de la rue de Mogador. Bernard Noël est invité à se joindre à eux. « La police décourageait le travail des journalistes, explique Didier Daeninckx, et l’équipe avait réussi à louer pour la nuit un grand appartement habité par une famille parisienne, dont les fenêtres ouvraient en surplomb du lieu de la reconstitution. Une vieille dame agonisait dans une chambre et on se serrait à cinq ou six dans un recoin avec les caméras qui tentaient de saisir les déplacements. À un moment, un camion équipé de nombreux projecteurs est venu les mettre en position pour éclairer la scène et en même temps aveugler les équipes en embuscade. Nous sommes restés là de 7 ou 8 heures du soir à 4 heures du matin [2]. » Malgré les projecteurs censés protéger la reconstitution du regard des curieux, il est possible de suivre le déroulement des scènes.
On devine la silhouette de Bernard Noël à droite.
À ses côtés, derrière un carton bleuté, Didier Daeninckx se protège des projecteurs qui veulent, dit-il, « aveugler la vérité ».
Noël est frappé par le fait que les deux policiers en civil, qui jouent les différentes versions des témoins, puissent incarner tour à tour le meurtrier ou sa victime, tels des marionnettes. « Toutes les valeurs [de notre société] ayant été transformées en marchandises, les deux « reconstitueurs », dans la mesure où ils sont là pour commercialiser la vérité, deviennent une sorte de marchandise de cette vérité. Et en cela ils sont révélateurs de tout l’inconscient collectif de notre époque [3]. »
La reconstitution du meurtre, rue de Mogador
La première pièce
Le metteur en scène Charles Tordjman a rencontré Bernard Noël dans la vallée de la Fensch en 1984. Depuis, il lui demande instamment d’écrire une pièce, ce à quoi Noël s’est toujours refusé en dépit de sa longue passion pour le théâtre. L’écrivain est persuadé que son univers littéraire est trop introverti et qu’il n’est destiné « qu’au seul espace mental de la lecture [4] », à quoi s’ajoute une grande timidité, peu compatible avec le monde de la scène. En outre, il pense que pour écrire une pièce, il faut avoir un plan, ce qui va totalement à l’encontre de sa façon de travailler habituelle. Pourtant Bernard Noël aimerait céder à la demande amicale de Charles Tordjman et avec la reconstitution, il pense tenir un sujet propice à une mise en scène. Il se lance donc dans l’écriture de sa première pièce pendant l’été 1987. Il la sous-titre « farce tragique » ; en effet, depuis le procès qui lui a été intenté en 1973 pour outrage aux bonnes mœurs, Bernard Noël éprouve « une naïveté douloureuse [5] » à voir le fonctionnement tragi-comique de la justice. Avec La Reconstitution, il veut traiter de la violence dont fait preuve une institution qui met de côté les Droits de l’homme pour privilégier le droit du plus fort. « Mon projet, dit-il, était d’explorer ce qui, dans une société laïque, reste quand même un mal, Le Mal. Et le mal c’est la violence. Elle est de nature politique [6]. »
Suivant le même processus que pour ses poèmes, Noël se donne d’abord un espace : ce sera le carrefour de deux rues, « un faux lieu mental [7] ». Il précise que le décor « n’a pas à être réaliste [8] ». La pièce comporte neuf scènes au cours desquelles interviennent sept personnages dont deux joués par le même acteur. Elle respecte l’unité de lieu, de temps et d’action. Les didascalies sont nombreuses et détaillées. Le personnage principal est un juge qui orchestre les différentes scènes de la reconstitution. Il n’a aucune intention de faire apparaître la vérité puisqu’il estime que les morts sont forcément coupables. Il met donc en accusation les victimes au lieu de poursuivre leurs assassins.
LE JUGE : L’ordre n’est jamais criminel : il se rétablit, c’est tout. Mais il nous faut conclure… Vous cramponnez-vous vraiment à vos positions anciennes, alors qu’il est devenu patent qu’elles n’avaient pour origine qu’une contamination provoquée par le terrorisme moral ?
TÉMOIN N° 1 : Je m’obstine, monsieur, à voir dans la victime une victime et dans son meurtrier un assassin, ou même un bourreau.
LE JUGE : Très bien, et vous madame ?
TÉMOIN N° 3 : Je m’obstine également, monsieur.
LE JUGE : Je vous déclare donc solidairement coupables de vouloir introduire la mortalité parmi nous. La sentence est immédiatement exécutoire…
La pièce ne traite pas uniquement de la bavure de la rue de Mogador car, pour son auteur, « toute scène de violence entraîne la reconstitution de scènes semblables par une sorte d’appel d’air « historique » [9] ». Sont donc évoqués fugitivement les camps de concentration, l’exécution de l’écrivain Bruno Schulz et la guerre d’Algérie. La fin de la pièce s’inspire d’une scène de la Commune au cours de laquelle un officier poussa dédaigneusement du pied le cerveau jailli de la tête éclatée d’un communard fusillé, en s’exclamant : « Et dire qu’il voulait penser avec ça [10] ! » – phrase dont le cynisme a profondément marqué Bernard Noël. Il l’a reprise dans plusieurs de ses textes.
La Reconstitution est publiée par les éditions P.O.L en 1988. Charles Tordjman en résume ainsi la teneur : « La pièce dit au fond que c’est le pouvoir qui a tué Lefèvre, le pouvoir et l’Histoire [11]. »
[1] « La violence et l’acte du regard », entretien avec Odile Quirot, in Faire part n° 12/13, 1989, p. 229. [2] E-mail personnel du 25 février 2022. [3] « La violence et l’acte du regard », op. cit., p. 228. [4] Ibid, p. 227. [5] Ibid., p. 230. [6] Ibid., p. 228. [7] Ibid., p. 229. [8] La Reconstitution, P.O.L, 1988, p. 10. [9] En présence…, L’Amourier, 2008, p. 31. [10] Voir l’article « Penser » du Dictionnaire de la Commune. [11] « Entretien de Bernard Noël avec Michel Surya et Charles Tordjman » in LEXI/textes 8, L’Arche, p. 220.
La Reconstitution, mise en scène par Charles Tordjman, fut représentée pour la première fois au Théâtre municipal de Thionville par le Théâtre Populaire de Lorraine en octobre 1988 (avec Cécile Espérou, Jacques Gamblin, Didier Kerkaert, François Marchasson, Daniel Martin et Catherine Oudin ; chorégraphie de Caroline Mercadé ; scénographie de Yannis Kokkos).
La pièce fut jouée à l’Arsenic de Lausanne du 22 janvier au 8 février 1997, dans une mise en scène de Jacques Roman (avec Juan Bilbeny, Hélène Cattin, Michel Demierre, Dominique Favre-Bulle, Rita Gay et José Toti ; travail sur le mouvement de Noemi Lapzeson ; scénographie de Natacha Jaquerod).
Nous remercions vivement Didier Daeninckx, Jacques Roman et Charles Tordjman pour leurs précieux témoignages et pour la documentation qu’ils ont bien voulu nous fournir. Merci également à Jean-Pierre Boyer et à Bernadette Griot pour leur disponibilité amicale.
C’est en novembre 1976 que la revue Textuerre a vu le jour. Dans son premier numéro, on pouvait lire un long entretien avec Bernard Noël dont c’était le 46e anniversaire. Jean-Claude Hauc, l’un des fondateurs de Textuerre, nous présente cette revue qui eut 70 livraisons :
« La revue Textuerre fut créée à Montpellier en 1976 par Jean-Marie de Crozals, Anne-Marie Jeanjean, Bernard Teulon-Nouailles et moi-même. Chaque numéro comprenait un dossier concernant un auteur dont nous considérions le travail important à l’époque : Bernard Noël, Michel Butor, Denis Roche, Marguerite Duras, Maurice Blanchot, Pierre Guyotat… Suivait une partie « Fiction & Cie » proposant des textes d’auteurs moins connus dont l’écriture nous semblait aller dans le même sens que la nôtre : Alain Robinet, Michel Vachey, Claude Minière, Philippe Lekeuche, Christian Prigent, Valère Novarina… Gérard-Georges Lemaire nous fournissant par ailleurs en traductions d’auteurs anglo-saxons tels que William Burroughs, Brion Gysin, Kenneth Gangemi ou Kathy Acker. Chaque numéro comprenait un dossier concernant le plasticien ayant réalisé la couverture : Serge Lunal, Daniel Dezeuze, Fouad Bellamine, Christian Jaccard, Claude Viallat… Celui-ci réalisant également un tirage de tête d’une vingtaine d’exemplaires vendus au bénéfice de la revue.
Le premier numéro s’ouvrait sur un entretien avec Bernard Noël dont Le Château de Cène venait d’être réédité chez Jean-Jacques Pauvert, occasionnant contre son auteur un procès pour outrage aux bonnes mœurs. Son travail nous paraissant à la fois puissant et exemplaire, chaque membre de l’équipe avait rédigé des questions qui lui furent envoyées par la poste et auxquelles il voulut bien répondre. Je restai par la suite longtemps en relation épistolaire avec Bernard Noël qui accepta de prendre connaissance de certains de mes textes et me donna de précieux conseils. J’eus également l’occasion de le rencontrer plusieurs fois à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon ou à Nîmes. »
Cliquericipour lire la transcription de l’entretien accordé par Bernard Noël.
Quelques années plus tard, Textuerre publiera une lettre de Bernard Noël dans son numéro 63. Elle peut se lire comme une suite à l’entretien de 1976 :
« Si je n’avais pas de nom, je ne pourrais être infidèle à moi-même. » [1]
« Je suis poète et j’ai horreur de la poésie » [2], déclare Bernard Noël en 1975. Quatre ans plus tard, il est donc tout naturellement convié à participer au numéro un de la revue Première Livraison [3] intitulé Haine de la poésie, en hommage au livre de Georges Bataille ; or La Haine de la poésie fut justement le premier ouvrage acheté par Bernard Noël lorsqu’il vint vivre à Paris, en 1949. « La poésie qui ne s’élève pas au non-sens de la poésie n’est que le vide de la poésie, que la belle poésie », a écrit Bataille dans ce livre. Pendant les années 1970, Noël rejette cette « belle poésie », comme d’autres auteurs de sa génération, tel Denis Roche proclamant dans Le Mécrit : « La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle n’existe pas. »
Naissance de Nonoléon
Le texte qu’écrit Bernard Noël pour Première Livraison a pour titre « Nonoléon ». Il synthétise ce que représente alors pour lui la figure du poète lyrique, qu’il sabote allègrement. « Nonoléon » est un conte cocasse au cours duquel l’auteur-narrateur subit des métamorphoses. Cette « comédie intime » [4] se déroule au bord de la Haine, une rivière qui existe véritablement.
Bernard Noël affirme que « si l’on retourne le nom, on retourne également ce qui, en nous nommant, nous masque » [5]. Par le jeu du palindrome, Noël le poète se dédouble en Léon le « doète », en mettant « son visage au bas de son dos » pour que son nom propre devienne sale. « Le doète n’aime guère la célébration, car l’avenir n’est pour lui qu’une chaise percée, capable tout au plus de servir de siège à son présent. » Le narrateur explique d’ailleurs qu’au Moyen Âge, le mot Bernard désignait le postérieur [6]. La poésie n’est plus que digestion et défécation. « Noël est le mensonge de Léon / Léon est le trou secret de Noël » [7]. Que Noël évoque avec nostalgie le souvenir d’un séjour en Grèce et Léon le contrefait aussitôt en écrivant les premiers vers de L’Été langue morte.
Le poète demande ensuite au doète d’ingérer le mot-valise « Nobodaddy » (que l’on pourrait traduire par « Papa-personne ») créé par William Blake pour désigner ironiquement Dieu. « Ce mot, il l’a fourré dans le trou buccal de Léon en criant : Digère-moi ça ! » De la bouche-anus de Léon naît un troisième personnage : « Nonoléon, le papoète ». Cette joyeuse trinité va pouvoir « procéder à la création » en dénonçant les exactions de l’armée française suivant la grille d’écriture des Bruits de langues, à savoir des poèmes « de quinze vers composés à partir d’une phrase posée verticalement en acrostiche ». Les poèmes créés par le trio sont des fragments des futurs Sonnets de la mort. On y retrouve les préceptes de Bataille prônant que la poésie doit être faite « de mort, de disparition, d’aveuglement, d’éblouissement. » [8]
de l’eau du feu ils font cuire la tête raclent la viande au couteau et c’est un presse-papiers
Comment est né Nonoléon ? Bernard Noël cherchait un équivalent au « Nobodaddy » de Blake qui lui plaisait beaucoup. « Nono », surnom affectueux, reprend le côté enfantin de « daddy » ; Léon est le symétrique de Noël, et l’écrivain se trouve chanceux d’être « doté d’un nom apte à [le] faire aussi simplement passer du pile au face. » Mais c’est également le deuxième prénom de son père, Amédée Léon Noël. Nonoléon serait donc un « Papa Nono ». Ce sobriquet a fait une première apparition en 1977 dans Bruits de langues [9] : « Nonoléon, mon cop’ à la mort dans la vie ». Le texte « Nonoléon » sera édité plusieurs fois [10]. En 2013, il ouvrira La Place de l’autre, troisième volume des Œuvres éditées par P.O.L, marquant ainsi l’importance que son auteur lui confère. Nonoléon, « alter ego subversif » [11] de Bernard Noël, sera son adresse électronique à partir des années 2000.
Identités de papier
Dans l’introduction de ses Bruits de langues, Bernard Noël affirme que « la haine de la poésie n’est que le refus de soi-même » [12]. Depuis qu’il écrit, il a toujours eu des réticences envers le Je. Lorsque ses premiers livres ont paru, il a vécu un dédoublement : « J’ai eu le sentiment très violent qu’en produisant ces drôles de boîtes à mots que sont les livres et en y mettant mon nom dessus, j’avais inventé quelque chose qui n’avait plus besoin de moi. […] J’éprouvais assez douloureusement cette absence de moi-même que j’avais produite en écrivant » [13]. La signature de ses livres est une identité figée qui représente à ses yeux une mort symbolique à laquelle il veut échapper à tout prix, rêvant de changer de nom à chaque livre « de façon à ne pas laisser [son] double derrière soi mais à le tromper, à le pervertir » [14].
Il a remis en question son propre nom dès l’âge de quinze ans en reniant Urbain, son prénom officiel, pour se faire appeler Bernard – un acte radical pour son jeune âge. « J’ai pensé devenir complètement ce que je ne suis pas afin de mettre un terme à ce que je suis », écrit-il dans « Nonoléon ». En 1957, il utilise le pseudonyme de « Raymond Rollin » pour publier un feuilleton sur James Dean dans des journaux de province. Comme le souligne Michel Surya, un pseudonyme ne fait pas que dissimuler un individu, « il rompt avec la solennité d’un nom transmis » [15]. Lorsque Bernard Noël se cache derrière « Urbain d’Orlhac » pour signer Le Château de Cène, en 1969, il revient ironiquement vers ses origines car ce nom, censé le masquer, le définit en réalité parfaitement : Urbain étant son véritable prénom et Orlhac le nom médiéval de sa commune natale, il est bel et bien « Urbain du village d’Orlhac ». Certes, utiliser un nom d’emprunt pour publier un roman érotique est chose courante mais l’auteur du Château avait également envie « de voir comment ce livre allait circuler, de le voir sans être vu » [16]. Noël est fasciné par les hétéronymes de Pessoa, cet écrivain « qui a pu être quatre ou cinq hommes à lui tout seul, qui a été quatre ou cinq poètes différents, peut-être par désir de n’être personne… personne, en ce sens qu’on ne puisse l’identifier avec aucun » [17].
Si l’usage de pseudonymes permet de tromper sa propre identité, il comporte également un aspect ludique. En 1973, Bernard Noël se dissimule derrière un certain « Raymond Alexandre » – clin d’œil à son ami le peintre Ramon Alejandro – pour participer à un feuilleton radiophonique. Dans un magazine pour enfants, il s’amuse à signer une saynète du nom du fils de Colette Deblé [18]. Et sans doute a-t-il utilisé d’autres « identités de papier » [19] qui nous demeurent inconnues.
Noël est un patronyme répandu et Bernard, un prénom courant au XXe siècle. Il existe donc de nombreux homonymes de Bernard Noël, dont un auteur québécois (qui a entretenu une correspondance avec son homologue français) et un comédien devenu particulièrement populaire depuis qu’il a incarné Vidocq à la télévision. Ce dernier est mort prématurément en 1970, alors que l’écrivain, qui commençait à accéder à la notoriété, envisageait sérieusement de changer de nom pour éviter toute confusion avec le célèbre acteur. Jean Frémon raconte d’ailleurs que dans les années 1960, lorsqu’il découvrit Extraits du corps avec enthousiasme, il crut que le comédien en était l’auteur et il l’en admira d’autant plus…
Bernard Noël a de l’identité une perception qui s’apparente au cubisme : « En chacun de nous vivent un je, un il, un tu. Vous les sentez parfois tour à tour et parfois tous ensemble » [20]. Dans ses textes, il est fréquent que l’écrivain utilise le Tu ou le Vous pour parler en son nom, voire qu’il alterne les deux pronoms au sein d’un même récit, comme dans Le Tu et le Silence. Parfois, il se dissimule derrière un personnage féminin. Ainsi dans Les Premiers Mots, il raconte des souvenirs d’enfance personnels comme s’ils étaient ceux d’une fillette [21] et dans La Langue d’Anna, il donne la parole à une femme pour le monologue du Je, ce pronom qu’il fuit. La première phrase d’Anna est elle-même un dédoublement : « Je ne suis pas celle que vous croyez. » En déclinant les différents pronoms personnels, les monologues de Bernard Noël forment une polyphonie, dans une mise en abyme démultipliée de leur auteur comparable aux facettes d’un kaléidoscope. « Le corps porte tellement de je / l’un chasse l’autre et change la récolte », écrit-il dans La Chute des temps, et dans La Vieille Maison, il posecette question vertigineuse : « Combien suis-je ? »
« Tant de toi s’emboîtent l’un dans l’autre / jusqu’à l’enfant » [22]
[1]Souvenirs du pâle suivi de Le même nom, Fata Morgana, 1975, p. 60. [2]Treize cases du je, Textes/Flammarion, 1975, p. 269. [3] Créée par Mathieu Bénézet et Philippe Lacoue-Labarthe, éditée par Christian Bourgois. [4] Titre du volume rassemblant les monologues de B.N. [5] « Sur le nom » in Treize cases du je, op. cit., p. 34. [6] Ce que confirme Maurice Gillet dans son ouvrage Le Jean-foutre et la Marie-salope, les prénoms dénigrés, dévoyés ou encanaillés du Moyen Âge à nos jours (en ligne). M.G. donne pour exemple « essuyer Bernard ». [7] Souvenirs du pâle, op. cit., p. 83. [8] Georges Bataille, Œuvres complètes III, Gallimard, 1974, p. 522. [9] Dans le Bruit n° 30. [10] Aux éditions Mihaly & Burlots (1997) puis en postface au texte de Claire Fourier Bernard Noël ou Achille immobile à grands pas (Jean-Paul Rocher, 2002). [11] Andrew Rothwell, « Noël, Nonoléon, Jabès : anagrams and palindromes of the papoète » in Modern Language Review n° 112, janvier 2017, p. 13. [12] « En tête » in Bruits de langues, Talus d’approche, 1980, n. p. [13] Entretien avec Irène Lichtenstein (n° 2 « Le romancier »), Bernard Noël, sa vie, son œuvre, France Culture, 20/02/1982. [14] Patrick Roudier, « L’auteur (et autres Bernard Noël) », Atelier de Création Radiophonique, France Culture, 26/04/1987. [15] Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 1992, p. 115. [16] Entretien avec Jean Daive, Nuits magnétiques, France Culture, 10/05/1978. [17]Ibid. [18] Thierry de Garambois, « Bang bang à la banque » in Renard Magazine n° 2, L’École des Loisirs, 1977, p. 53-59. [19] « L’outrage aux mots » in Le Château de Cène, Jean-Jacques Pauvert, 1975, p. 167. [20] « Les têtes d’Iljetu » in La Comédie intime, Œuvres IV, P.O.L, 2015, p. 333. [21] Le lancer d’œufs pourris et l’accroc à la blouse.
[22] « Poème pour être nu » in Friches n° 50, 1995, p. 22.
Merci à Andrew Rothwell dont l’étude portant sur « Nonoléon » a été précieuse pour la rédaction de cet article et à Jean-Michel Marchetti qui nous a transmis l’autoportrait de Bernard Noël.
« Avec “Textes”, je voulais faire une petite maison d’édition à l’intérieur de la grande [1]. »
Tout au long de sa vie, Bernard Noël a été un inlassable passeur de textes, qu’ils soient signés de ses contemporains comme d’écrivains oubliés ou méconnus. Il s’intéressa très tôt à l’édition : dès le début des années 1950, avec son ami François Séguret, il a voulu publier des lettres d’Antonin Artaud à ses proches mais le projet a échoué. En 1954, les deux jeunes gens fondèrent les éditions Le Cheval marin où parurent deux titres [2]. L’année suivante, Bernard Noël fut embauché par Bruno Durocher qui dirigeait les éditions Caractères. En 1957, il devint rédacteur pour les dictionnaires Laffont-Bompiani, un emploi qu’il occupa jusqu’en 1967, date à laquelle il entra aux éditions Delpire où il était principalement chargé de la littérature de jeunesse. On lui doit la traduction de Max et les maximonstres, devenu un classique des livres pour enfants, et la création des Actiboms, des albums très novateurs par leur interactivité. Noël initia également la collection des « Classiques abrégés » de L’École des Loisirs, qui rencontre toujours un grand succès dans les collèges et lycées. Il a apporté son soutien à quantité de petits éditeurs et de revues, et a lui-même dirigé des collections chez André Dimanche, Dumerchez, aux Cahiers des Brisants ainsi qu’à Cadastre8zéro. Mais sur le plan éditorial, c’est chez Flammarion que son activité à la direction de la collection « Textes » aura été la plus marquante.
Une charge très prenante
Au début des années 1970, Henri Flammarion décide de consacrer une collection aux jeunes auteurs. Il en confie la direction à Paul Otchakovsky-Laurens qui la baptise « Textes ». Le livre qui inaugure cette collection est Parcs de Marc Cholodenko. À cette époque, plusieurs maisons d’édition s’ouvrent à la littérature de recherche et de nouvelles collections voient le jour : « Digraphe » initialement chez Fayard (1973), « Fiction & Cie » au Seuil (1974) et « Première livraison » chez Christian Bourgois (1978). À l’automne 1977, Paul Otchakovsky décide de quitter Flammarion pour Hachette, où il crée sa propre collection intitulée « P.O.L ». Bernard Noël lui succède à la tête de « Textes » dans les premiers jours de 1978.
Le voilà donc héritier d’un certain pouvoir, ce qui le met mal à l’aise. « J’ai d’abord pensé me réfugier derrière une entreprise qui aurait pu être collective, explique-t-il, et peu à peu, lisant, cherchant, je me suis rendu compte que je devais être le premier responsable, même si c’était parfaitement injuste [3]… » Il dit avoir voulu expier ce pouvoir. Cette expiation prend plusieurs formes : l’éloignement de plusieurs amis écrivains dont le manuscrit a été refusé, des relations parfois difficiles avec la maison Flammarion et une charge de travail lui laissant peu de temps pour sa propre écriture. Bernard Noël reçoit en moyenne quatre manuscrits par jour dans son bureau de la rue Racine. Il s’efforce de les lire lui-même pour préserver un rapport humain avec les auteurs qui lui adressent souvent leur texte personnellement [4].
Ouvrir le champ littéraire
Les deux premiers auteurs publiés sont Denis Roche (Notre antéfixe) et Claude Faraggi (Le Jeu du labyrinthe), tous deux en avril 1978. À l’initiative de Bernard Noël, les couvertures de la collection comportent une photographie ou une reproduction de tableau, ce qui n’était pas le cas avec Paul Otchakovsky. Dès le départ, le projet du nouvel éditeur est de ne pas restreindre la collection à un « ghetto élitaire [5] » et d’ouvrir plus largement son champ, y compris vers des ouvrages politiques. Ainsi il fait traduire Argentina, proceso al genocidio de la Commission argentine des Droits de l’Homme, dont un fragment a paru dans le premier numéro de la revue Chemin de ronde. L’ouvrage Argentine : dossier d’un génocide – qu’il a sciemment fait paraître le jour où s’ouvre la coupe du monde de football à Buenos Aires – est le troisième titre qu’il publie ; cela suscitera quelques remous. Une semaine avant la parution, des Argentins donnent rendez-vous un soir à Bernard Noël. Il s’y rend, croyant à une rencontre amicale, mais il se trouve face à une dizaine de personnes qui le menacent d’intervenir auprès de la direction des éditions si la présentation qu’il a écrite pour la quatrième de couverture n’est pas retirée. Il prévient Henri Flammarion et lui propose sa démission mais celui-ci l’assure de son soutien. Lors de la réédition du livre en 1992, la Commission argentine des Droits de l’Homme sommera Bernard Noël de retirer les passages de son texte qui font allusion à la situation française et à la guerre d’Algérie. Il devra en rédiger une nouvelle version.
Évoquant la collection « Textes », Bernard Noël en souligne la diversité puisqu’y coexistent « les photos de Denis Roche et la prose imagée de Faraggi ; la politique directe des dossiers sur la répression en Argentine ou en Irlande et la politique fiction de Koster ou de Pépin ; la parole trouée de Sojcher et le texte qui s’autodévore de Coulange ; le récit piège de Claude Delmas et la voix entrecoupée de Montel [6]. » Il défend les textes de recherche arguant que la littérature a le droit, comme la science, d’évoluer et de créer de nouvelles formes. Des livres présentant une certaine difficulté de lecture s’avèrent être des stimulants pour la pensée, ce que l’écrivain-éditeur résume par une image : « Pratiquer le jeu d’échecs peut parfois procurer davantage de plaisir que de jouer aux dames [7]. » Selon lui, c’est aux critiques littéraires d’expliquer le travail des auteurs aux lecteurs mais lui-même n’aime guère se prêter aux jeux de séduction médiatique : « J’ai toujours refusé de déjeuner avec les journalistes pour deux raisons : la certitude que les médias usent notre travail et le sensurent (le privent de sens) ; le refus de faire de ma collection un tremplin personnel. Je sais que je privais les auteurs de quelques échos, mais ma lutte était du côté de la parution, Flammarion étant un éditeur qu’il fallait sans cesse convaincre d’éditer [8]. » À partir de 1979, Bernard Noël sera assisté par l’écrivain Philippe de la Genardière.
Pendant les six ans durant lesquels Bernard Noël dirige « Textes », il fait preuve d’un goût éclairé dans ses choix, en constituant un catalogue où figurent les auteurs importants de ces années-là, parmi lesquels on peut citer entre autres – outre ceux mentionnés plus haut – Mathieu Bénézet, Claude Ollier, Claude Louis-Combet, Jean Daive, Jacques Abeille, Joseph Guglielmi, Yves di Manno, Bernard Delvaille, Bernard Vargaftig, Jean Frémon, Jacques Ancet ou Roger Laporte. On lui doit d’avoir rassemblé les écrits complets de René Magritte et ceux de Robert Desnos sur les peintres. Il publie également le témoignage d’un amant de Laure, Jean Bernier, et La Grande Bibliothèque de « Puységur », pseudonyme d’Edmond Madaule. Trois titres de Bernard Noël sont édités dans sa propre collection [9].
Noël prend une initiative majeure en mettant en œuvre la traduction en français des piliers de la poésie américaine, à savoir E.E. Cummings, Djuna Barnes, William Carlos Williams et Ezra Pound. « Je croyais important, dit-il, de faire voisiner le travail le plus actuel avec ses sources, pas lointaines du tout, celles de la génération précédente ou des deux générations précédentes, et d’étaler ainsi les cartes du jeu [10]… » Il doit se battre pour que paraissent les Cantos de Pound car la directrice littéraire de Flammarion est opposée à la publication de ce gros volume au bénéfice commercial hypothétique. Finalement les Cantos paraîtront quand Bernard Noël aura quitté la maison. « La dame qui avait combattu le projet s’est alors rendu compte que publier les Cantos pouvait lui valoir un certain prestige, et elle s’en est soudain attribué le mérite [11] ! »
Le départ
En décembre 1983, Bernard Noël décide brusquement de quitter « Textes », nouvelle qui fait grand bruit dans le monde de l’édition. « La raison pour laquelle je suis parti, indique-t-il, c’est qu’après qu’on m’ait promis la parution d’un certain nombre de titres – dix exactement – j’ai appris un beau matin en venant chez Flammarion que toutes ces parutions avaient été suspendues. “Suspendues”, c’est un terme pudique, ça ne voulait pas dire qu’elles ne paraîtraient jamais. D’ailleurs, le fait que je sois parti – puisque la place est restée vacante pendant près d’une année – a fait que ces livres ont paru, peut-être pour me montrer que quand même [12]… » Il envoie une violente lettre de démission à Henri Flammarion dont il diffuse des copies aux auteurs de la maison et à ses amis.
Dans un entretien avec Jacques Ancet, Bernard Noël se montre amer : « La direction de la collection « Textes » […] ne m’a valu aucun salaire : mon contrat ne prévoyait que des avances mensuelles, si bien que mon travail ne m’a rapporté que des dettes [13]. » Michel Nuridsany reprendra la direction de « Textes » jusqu’en 1988. Elle sera ensuite abandonnée par Flammarion. Michel Surya la relancera en 2003 chez Léo Scheer mais seuls trois titres pourront être publiés. Bernard Noël conclut : « En dépit d’une triste fin, je garde un bon souvenir de cette période. Flammarion était une maison très à part dans le panorama parisien parce qu’on n’y pratiquait ni parisianisme ni mondanités. Henri Flammarion n’avait aucune envie de perdre son temps. Il donnait peut-être deux cocktails par an, quand il ne pouvait pas faire autrement. S’il avait un prix par exemple, ce qui n’arrivait quasiment jamais [14]. »
[1] En présence…, L’Amourier, 2008, p. 56.
[2] Isou de Maurice Lemaître (1954) et Amour à mort de César Moro (1957).
[3] Entretien avec Alain Veinstein : « La non-littérature recule-t-elle ? », Nuits magnétiques, France Culture, 25/01/1978.
[4] B.N. constate d’ailleurs que l’on dépense plus d’argent à la lecture des manuscrits qu’à leur publication : 150 francs par manuscrit lu, pour plus de 3000 manuscrits par an.
[5] Bernard Noël aujourd’hui, Flammarion, 1979, p. 39.
[6] « Entretien avec Bernard Noël », Culture et Communication n° 27, mai 1980, p. 34.
[7] Entretien avec Irène Lichtenstein n° 5 : « L’édition », France Culture, 13/03/1982.
[8] Lettre à Claude Ollier du 2 décembre 1995.
[9] Le 19 octobre 1977 (1979), Poèmes 1 (1983) et La Chute des temps (1983).
[10] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 125.
[11]En présence…, op. cit., p. 58.
[12] Bernard Noël, du jour au lendemain, op. cit., p. 48.
[13] « Entretien avec Jacques Ancet » in La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 166.
[14] En présence…, op. cit., p. 56.
Merci à Yves di Manno, à Michel Nuridsany et à François Séguret pour toutes les informations qu’ils nous ont aimablement communiquées.
*
Bernard Noël s’est exprimé à plusieurs reprises à propos de « Textes » :
Comment se représenter un tueur au travail quand l’ordre
et la morale lui font un visage raisonnable ? [1]
Depuis sa jeunesse, Bernard Noël a été « obsédé par les événements d’Algérie [2] » et par leur répression. Cette obsession pour la violence d’État sous-tend une large part de son œuvre, à commencer par LeChâteau de Cène, roman volontairement provocateur grâce auquel il voulait devenir un « bougnoul de la littérature [3] » et qui lui a valu un procès.
Histoire personnelle, histoire collective
Bernard Noël a effectué son service militaire de 1950 à 1952, ce qui lui a évité d’être envoyé en Algérie. Le 14 juillet 1953, il assiste à une scène tragique alors qu’il habite rue du Faubourg Saint-Antoine. Depuis sa fenêtre, il regarde passer une manifestation organisée par la CGT et le Parti Communiste pour célébrer la prise de la Bastille. Elle emprunte le parcours de la place de la République à celle de la Nation. L’ambiance est celle d’une fête populaire. Le compositeur Joseph Kosma dirige un petit orchestre sur une camionnette. En fin de cortège, l’atmosphère est plus grave. Plusieurs milliers de « Nord-Africains [4] », membres du MTLD [5], défilent en scandant « Non au colonialisme ! Nous voulons l’indépendance ! ». Quand la manifestation se termine, des policiers veulent s’emparer des drapeaux algériens et des portraits de Messali Hadj brandis par les manifestants. Des échauffourées éclatent et la police se met à tirer sans sommation, tuant six Algériens ainsi qu’un ouvrier français, et blessant une quarantaine de personnes [6]. Les meurtriers bénéficieront d’un non-lieu et cet épisode restera méconnu pendant plusieurs décennies [7].
Le 1er novembre 1954, la « Toussaint rouge » marque le début de la guerre d’Algérie. Dans les mois qui suivent, l’Observateur et l’Express dénoncent la torture employée par le gouvernement socialiste et les protestations se multiplient. En 1956, près de deux mille personnes – dont Bernard Noël – assistent à un meeting salle Wagram pour défendre la liberté de la presse, mais la réunion tourne mal : « Les fascistes attaquent. Algérie française. Bombes lacrymogènes. On casse des chaises. On tape sur des têtes. Traînées de sang. L’Algérie française est jetée dehors. Tout est calme soudain dans la fumée, la toux, les pleurs. La police entre. La police qui devait nous protéger. La foule se lève et peu à peu recule contre l’un des murs. Gendarmes mobiles et gardiens de la paix emplissent tout l’espace qui se libère. Silence. Devant moi, face à face, un gardien de la paix. Silence. Tout à coup, flics et gendarmes crient. Les crosses et les bâtons se lèvent. Je tombe, frappé en travers du front [8]. » Le coup est si fort que Bernard Noël en gardera la marque pendant plusieurs années. En février 1958, il écrit en une semaine cent pages d’une grande violence qui constitueront, onze ans plus tard, la base du Château de Cène.
Le 3 octobre 1960, quelques milliers d’anciens combattants et des militants d’extrême droite défilent sur les Champs-Élysées au cri de « Fusillez Sartre ! ». Le philosophe est favorable à l’indépendance de l’Algérie et il dénonce la torture. Il habite rue Bonaparte, non loin de chez Noël, et ce quartier, où vivent des intellectuels opposés à la guerre, subit fréquemment des plasticages de l’OAS. Un climat de violence règne dans Paris.
Bernard Noël et Nathalie L’Hopitault, sa compagne, se sont engagés dans la résistance algérienne. « Nous n’étions pas des héros, dira Nathalie, mais nous considérions que cette guerre était détestable et qu’en tant qu’êtres humains, aider les Algériens allait de soi [9]. » Tous deux font partie du réseau Curiel mais ils en ignorent le nom parce que l’organisation clandestine est très cloisonnée afin d’être efficace. « De temps en temps, on faisait une action pratique, explique Bernard Noël. On a fait s’évader deux détenus algériens [10]. Mais il y avait beaucoup de parlotes dans les cafés. On ne se connaissait que sous des pseudonymes. On m’a envoyé rencontrer un représentant de l’organisation spéciale du FLN. Je suis tombé sur un Algérien très sympa. On a eu un coup de foudre amical et on a monté un réseau tous les deux. Il me donnait du courrier à aller porter en Belgique, en Suisse ou en Allemagne. Moi, je trouvais des filles pour transporter les colis [11]. » Pour les membres du réseau, le pseudonyme de l’ami algérien est « Daniel », celui de Bernard Noël est « Mao » parce que Nathalie et lui habitent rue du Dragon. Mais toutes ces actions ne sont à ses yeux que « de piètres pansements sur la blessure [qu’il ressent] à l’excès [12]. » Il écrit à Georges Perros : « Ici toute tentative ne peut avoir qu’un caractère désespéré, que ressembler à un cri vite recouvert par la marée toujours montante de la médiocrité [13]. »
Pendant la nuit du 17 octobre 1961, une vaste opération policière est menée dans les rues de Paris sur ordre du préfet de police Maurice Papon, après la manifestation pacifique des Algériens contre les mesures racistes de couvre-feu qui leur sont appliquées. On dénombre des dizaines de morts, des centaines de blessés : les historiens parleront de « pogrom ». Cette nuit-là, Bernard Noël traverse la ville dans un taxi pour porter un texte à son ami Bernard Bertrand qui habite rue Cambacérès, près du ministère de l’Intérieur. Le véhicule est arrêté à un barrage de police. Examinant le visage du passager, un gradé de la gendarmerie déclare : « Laissez passer, ce n’en est pas ! ». « Humiliation. Le racisme, c’est un regard qui vous classe sans appel [14] », écrira Noël. Il se heurte également à celui de certains militants communistes : « Le PCF maniait l’anticolonialisme à son profit pour faire oublier ses problèmes avec l’URSS et les démocraties populaires. Je me souviens de la quasi impossibilité de trouver des planques dans la banlieue rouge pour les militants du FLN en danger. On défendait théoriquement le droit à l’indépendance des Algériens, mais de là à héberger un “bicot” [15] ! »
Séjour en prison
Bernard de Saint-Vincent, un ami fortuné rencontré à l’école de journalisme en 1949, possède une chambre de bonne rue Guillaume Budé, dans l’île Saint-Louis. Bernard Noël lui en demande les clefs, sous prétexte d’héberger une amie. En réalité il y loge « Marcel », un jeune Algérien épuisé par les persécutions, à qui il conseille de se reposer et de ne pas sortir. Malgré ces recommandations, Marcel, un peu déboussolé, va prendre l’air dans la rue et il est aussitôt arrêté par la police. Sous la torture, il donne l’identité de celui qui lui a procuré ce logement. Le 9 décembre 1961, Nathalie et Bernard ont rendez-vous avec Daniel dans un café de la rue du Four pour y réceptionner du courrier qui doit partir en Allemagne. Daniel repère quatre policiers en civil qui viennent d’entrer dans le café et les jeunes gens ont tout juste le temps de cacher les papiers compromettants dans la banquette avant d’être arrêtés. Les policiers les conduisent rue du Dragon pour fouiller longuement leur appartement. Après avoir jeté à terre tous leurs livres et leurs papiers, ils ne trouvent que quelques exemplaires de La Question d’Henri Alleg.
Bernard, Nathalie et Daniel sont emmenés dans un premier commissariat, puis on les transfère vers celui de la Villette, réputé pour pratiquer la torture. Chaque déplacement s’effectue avec une mitraillette pointée dans le dos. Nathalie est interrogée puis relâchée dans la soirée. Elle charge des amis de récupérer les papiers restés dans le café. Quant à Bernard, après son interrogatoire, il est enfermé dans les toilettes du commissariat pour la nuit. Le lendemain, on l’interroge durant toute la journée. Sans voir de juge, il est condamné au secret pour quinze jours et conduit au dépôt du Parquet de Paris. Un gardien l’amène dans l’une des cellules où la Gestapo sévissait pendant la guerre. Les murs sont encore couverts de graffitis de cette époque. La pièce est nauséabonde et glaciale. On remet au prisonnier une paillasse mouillée mais pas de couverture. Il a droit à une promenade d’une demi-heure par jour dans une étroite cour cellulaire.
Les autres détenus sont tous des Algériens torturés au Fort d’Ivry puis emprisonnés là, le temps qu’ils redeviennent « présentables ». Parmi eux, Bernard Noël croise Daniel qui a subi des tortures. Chaque nuit, une Algérienne hurle à la mort. « Des cris. Ils recommencent encore. Je les entends, et pourtant je n’entends rien. Je voudrais savoir ce qu’ils disent. Des cris comme d’une femme rendue folle. En les écoutant, je me disais : il ne doit rien se passer ici. Il ne se passait rien que ces cris. La nuit, j’avais peur, et j’avais peur d’avoir peur. Sale bicot, m’avaient dit les gardiens. Il est facile de résister à la provocation, plus facile qu’à l’attente [16]. » Un jour où les gardiens ont relâché leur surveillance en raison du froid, deux Algériens racontent à Bernard Noël les violences qu’ils ont endurées.
Le temps est long dans la cellule vide et sale. Le prisonnier s’occupe à balayer le sol avec le carton d’un paquet de Gitanes ou à faire un certain parcours dans l’espace restreint en comptant ses pas. « Dans la cellule, il n’y a point de vue sur l’extérieur. On ne voit, par la fenêtre haute, que l’air extérieur, qui n’est même pas le ciel [17]. »
Depuis l’arrestation, Nathalie cherche son compagnon partout, sans succès. Nulle trace de son incarcération[18]… Au bout d’une semaine, elle réussit à savoir où il se trouve et lui fait parvenir des livres. Bernard est libéré le jour de Noël. « La police a mis des flics dans la chambre de bonne et un jour, ils ont cueilli [Bernard de Saint-Vincent] qui est tombé des nues et qui les a déroutés par sa famille riche. Je pense que cela m’a sauvé ainsi que l’approche des accords d’Évian [19]. » Daniel est reconduit à la frontière puis incarcéré en Algérie [20]. Le cœur de Marcel n’a pas supporté les séances de torture et quelque temps plus tard, Bernard Noël apprendra sa mort. La violence policière contre les opposants à la guerre s’intensifie et le 8 février 1962, il y a neuf morts et plus de deux cents blessés à la station de métro Charonne, après que la police a reçu l’ordre de « disperser énergiquement » un rassemblement. Les accords d’Évian sont signés le 18 mars, mettant fin à cent trente-deux années de colonisation française en Algérie.
Manipulation du sens
En 1966, une loi d’amnistie est votée, couvrant les répressions policières. « La loi s’exerce comme s’il n’y avait aucune différence entre le dénonciateur de tortures, à l’époque condamné pour trahison, et le tortionnaire, à l’époque couvert par le patriotisme [21] », constate Bernard Noël, et la société « reste grosse de ses monstruosités [22]. » Durant sept années, le pouvoir a nommé « pacification » et « maintien de l’ordre » ce qui était en réalité une guerre. « Son déroulement était brouillé du fait qu’on ne lui donnait pas sa qualification véritable et qu’un gouvernement de gauche, de plus élu pour faire la paix, avait institué comme son arme la plus efficace l’atteinte systématique aux Droits de l’homme [23]. » Ce brouillage du sens par l’État amènera l’écrivain à créer le mot sensure. « Quand la manipulation du sens n’est plus assez efficace, alors vient l’utilisation raisonnable de la peur [24]… »
[1] « Le vécu apparent » in L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, p. 138.
[2] « L’Outrage aux mots », in Le Château de Cène, Jean-Jacques Pauvert, 1975, p. 173-174.
[3] Ibid., p. 178.
[4] C’est ainsi qu’on désignait alors les Algériens.
[5] Le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, fondé par Messali Hadj.
[6] 213 douilles seront retrouvées.
[7] Maurice Rajsfus a contribué à le sortir de l’oubli avec son livre 1953, un 14 juillet sanglant (éd. Agnès Viénot, 2003).
[8] « L’Outrage aux mots », op. cit., p. 169-170.
[9] Communication personnelle du 4 mai 2022.
[10] Dont Mohamed Boudia. Nathalie a fait partie de l’équipe qui l’a fait évader de la prison d’Angers pour le conduire en Belgique.
[11] « Dossier Bernard Noël » in Le Matricule des anges n° 110, février 2010, p. 29
[12] « Entretien avec Jacques Ancet » in La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 158.
[13] Lettre à Georges Perros du 18 décembre 1960 in Correspondances, Unes, 1998, p. 23.
[14] « L’Outrage aux mots », op. cit., p. 182.
[15] Lettre à Michel Surya du 11 décembre 2004.
[16] « L’Outrage aux mots », op. cit., p. 161.
[17] Une fois les dieux, Les Cahiers des Brisants, 1982, n. p. Ce texte de B.N. a pour thème l’incarcération.
[18] Aucun papier officiel n’attestera cette incarcération.
[19] E-mail personnel du 24 juillet 2019.
[20] Il sera libéré après les accords d’Évian et deviendra un proche de Ben Bella. Il reviendra en France quand Boumédiène prendra le pouvoir en Algérie. Bernard et Nathalie garderont des liens amicaux avec lui.
[21] « La guerre d’Algérie » in L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, 2011, p. 537.
[22] Ibid. [23] Ibid. [24] « Le vécu apparent », op. cit., p. 159.
Le temps en prison Bernard Noël évoque son séjour en prison sur France Culture. (1974)
Bernard Noël parle du 14 juillet 1953
dans le film de Florence Pazzottu La Pomme chinoise. (2016)
Cliquer ici pour voir l’extrait (mot de passe Sator, durée 3’30)
Cet article doit beaucoup à Nathalie L’Hopitault vers qui vont nos vifs remerciements. Merci également à Catherine Brun, Florence Pazzottu et Michel Surya.
« En écrivant ce livre, j’ai en quelque sorte appris à mourir [1]. »
Après avoir écrit Le Château de Cène en 1969, Bernard Noël commence un deuxième roman au début de l’année 1973. Il vient alors de terminer un essai sur L’Arrêt de mort [2] et il situe son nouveau texte « dans la réflexion qui va d’Extraits du corps à Blanchot [3] ». Le point de départ de ce roman est très personnel : « Il est né d’une émotion qui a été extrêmement violente dans ma vie : la mort d’un ami par suicide, confie l’écrivain. Au moment de cette perte, je n’avais pas mesuré à quel point elle m’avait bouleversé, peut-être parce que la mort de cet homme a été ma propre rencontre avec la mort. Ce livre n’est pas l’histoire de l’autre, c’est ma propre histoire avec cette mort présente [4]. » L’ami évoqué est le peintre François Lunven. Pour Bernard Noël, ce sera en quelque sorte le livre du deuil.
Le roman des pronoms
Dans un premier temps, le projet littéraire de Bernard Noël était d’écrire de courtes phrases commençant par Tu. « Ce Tu a appelé un Je, le Je un Vous, et la règle s’est imposée alors d’introduire toutes les phrases par un pronom. Cette règle était très contraignante, mais elle était productive [5]. » Le récit a pour figure centrale un peintre qui a mis fin à ses jours. Autour de l’absent, il met en scène deux personnages : l’amante et le meilleur ami du défunt qui ne se sont jamais rencontrés. Elle se rend un soir chez lui pour parler du disparu et de son geste ultime :
« Je ne suis pas venue pour que nous mettions en commun notre peine, mais le manque, le manque de lui. » (p. 11 de l’édition Textes/Flammarion)
« Je m’aperçois que je souffre moins de sa mort, qui en somme est passée, que de l’instant de sa mort, qui est une énigme – qui est l’énigme, dont je tourne et retourne en vain la question. » (p. 42)
Les personnages n’ont pas de nom. Noël écrit leur échange en tressant des phrases toutes introduites par un pronom personnel : Je pour l’amante, Vous pour l’ami et Il pour le mort. À ce trio s’ajoute le Tu d’un narrateur qui décrit les gestes infimes et les postures du personnage féminin, ce langage du corps tissant une sous-conversation. « Si j’ai porté une telle attention à ces mouvements dans ce livre, indique l’auteur, c’est que j’avais envie de faire parler ce qui d’ordinaire ne parle pas, ce qu’on ne prend jamais en compte, et d’y faire passer la vie [6]. » Le mot Tu est d’ailleurs à double sens puisqu’il désigne à la fois l’altérité et ce que l’on tait. Ce Tu pourrait aussi s’interpréter comme la voix intérieure de l’amante. L’ensemble constitue une forme inédite de roman choral.
« Il s’en allait. Il revenait. Il était ce va-et-vient. Il était un pas. Vous aimiez cependant qu’il ait réponse à tout. J’aimais seulement qu’il remît chaque chose à sa place, afin qu’il n’y ait pas d’autre question que la question introduite dans ma vie par sa présence. Tu étires ton cou, et cela te permet de relever légèrement ton menton sans cesser de l’appuyer. » (p. 14)
Au fil du récit, les personnages prennent conscience que la mort est déjà présente en leur corps et ils la vivent avec une violence grandissante qui conduit, dans les dernières pages, vers leur fusion en un seul pronom : le Tu.
« Tu ne voulais pas savoir au fond qu’il était temps de nous débarrasser de ce cadavre afin de le remplacer par ce qu’il annonce. Tu me laisses tout le travail, et je dois réinventer ce que tout le monde vit et que personne ne transmet. Tu t’es roulée en boule pour couturer ce qui te fend mais cela même qui t’a jetée à terre t’interdit d’y rester. Tu vas t’apercevoir que je me confonds avec cette force-là. » (p. 159-160)
Biographie et fiction
À propos de son roman et de la fiction en général, Bernard Noël écrit : « Qui parle : vous, moi, ou bien seulement des mots pressés de se reproduire ? Il n’y a peut-être au monde qu’un bruit de langue. Et qu’il dise Je, ou Tu, ou Il, c’est toujours pour faire COMME SI [7]. » L’écrivain glisse dans la bouche de ses personnages des souvenirs d’enfance de Lunven mais aussi les siens propres – entre autres la scène du vieil oncle qui a la tête qui tourne [8] – afin que son ami et lui ne fassent plus qu’un : « C’est une espèce de croisement entre une présence dérobée du mort et ma propre biographie mais qui est complètement transformée par cette relation [9]. » Le récit est écrit d’un bloc, sans paragraphes ni chapitres, « comme si la parole coulait, entière, en passant d’une bouche à l’autre sans se séparer, sans que l’origine distincte sépare la langue entre les deux [10]. »
Le premier des monologues
« Vous n’avez jamais des vertiges intérieurs et l’impression que vous allez tomber dans votre propre corps [?] », demande le personnage masculin des Premiers Mots. Dès 1949, Noël a été fasciné par la construction giratoire d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry – « le tournis à l’intérieur du tournis », dit le Consul, personnage principal sévèrement alcoolique. Depuis cette lecture, il cherche à créer une forme littéraire « qui tournerait sur soi et engendrerait une sorte de spirale [11] ». Avec ce deuxième roman, il pense avoir atteint son but grâce à la répétition des pronoms qui entraîne le lecteur dans un courant tourbillonnant, avec une accélération finale du rythme : « C’est un livre qui fore, qui tourne sur lui-même, essayant à la fois de créer une sorte de maelström et de l’explorer [12]. » Le texte constituera la source des « Monologues » de Bernard Noël, récits dont toutes les phrases commencent par un pronom personnel [13]. « Ce que j’aime dans le monologue, explique-t-il, c’est le sentiment d’une espèce de spirale qui s’établit et qui tourne à la fois à l’intérieur du personnage et à l’extérieur parce qu’une spirale n’enferme rien : elle vrille l’espace mais elle le laisse solidaire à l’intérieur et à l’extérieur [14]. »
Parution du livre
Le récit débute par une injonction : « Tu ne cries pas. Tu ne crieras pas [15]. » Il se termine par ces deux mêmes phrases inversées. Bernard Noël hésite entre deux titres : Les Premiers Mots ou Les Derniers Mots. Il fait lire son manuscrit à Paul Otchakovsky-Laurens qui dirige alors la collection « Textes » chez Flammarion, sans rien lui dire des titres auxquels il a pensé. P.O.L. lui suggère d’intituler son livre Les Premiers Mots. Cette coïncidence scellera leur amitié.
Le roman paraît en septembre 1973. Sa réception est mitigée. Certains critiques littéraires trouvent que Noël a voulu « faire avant-garde » avec son système de pronoms. Jean-Jacques Pauvert ironise : « Mon cher Bernard, vous aviez tendance à écrire pour cinq cents lecteurs, mais je crains bien que vous ne terminiez à cinquante [16]. » Des amis lui reprochent d’avoir instrumentalisé la mort d’un proche pour en faire un livre. Néanmoins le roman bénéficie d’un certain succès public. Son auteur est invité à Ouvrez les guillemets, l’émission littéraire qu’anime Bernard Pivot à la télévision. L’ouvrage est sélectionné pour le prix Médicis mais c’est Paysage de fantaisie, de Tony Duvert, qui le remporte d’une courte tête, avec cinq voix contre quatre pour Les Premiers Mots.
Bernard Noël interviewé par André Bourin
lors de l’émission Ouvrez les guillemets
Ces Premiers Mots ont marqué de nombreux lecteurs. Hervé Carn se dit « envoûté » par ce récit qui est pour lui « une leçon d’humanité [17] » ; Alexis Pelletier évoque « le choc d’une lecture qui happe [18] » et Michel Surya admire ce « livre affreux et magnifique [19] ». Paul Otchakovsky le considère comme « une méditation très grave et très intense sur la mort et sur l’amour [20]. » Quant à Maurice Blanchot, il écrit à Bernard Noël : « Votre texte me touche beaucoup parce qu’il me fait sentir que nous marchons, immobiles, les pas dans les pas, sans que l’un précède l’autre, et qu’il n’y a pas de moi pour nous séparer. Les premiers mots, les derniers mots : ils s’échangent peut-être comme si c’était toujours l’autre qui avait à parler, à se taire – compagnons [21]. »
Lire Les Premiers Mots demeure une expérience saisissante si l’on suit le conseil de l’auteur : il préconise de « s’abandonner au flot pour le comprendre et pour qu’il vous emporte comme il a emporté les personnages, l’auteur et ce moment de langue [22]. »
Le Monde du 27 septembre 1973
[1] En Présence…, L’Amourier, 2008, p. 203.
[2] « D’une main obscure » in Deux lectures de Maurice Blanchot (avec Roger Laporte), Fata Morgana, 1973.
[3] Entretien n° 3 avec Michel Camus, À voix nue, France Culture, 23/10/1991.
[4] « Entretien avec Alain Clerval » in L’Art vivant n° 2, 1973, p. 22.
Blanchot apparaît en filigrane dans Les Premiers Mots. Il est « le vivant » de la p. 30.La citation « La mort n’est qu’une métaphore » est issue du Pas au-delà. À la p. 33, il est « l’écrivain ». P. 156, B.N. fait référence à la phrase de L’Arrêt de mort : « Je n’étais pas du tout malade, quoique peut-être un peu plus que malade. » Et notons qu’un texte de Blanchot s’intitule Le Dernier Mot.
[5] « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner » in La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 140.
[6] Entretien avec Irène Lichtenstein, Bernard Noël, sa vie, son oeuvre, n° 2 : « Le romancier », France Culture, 20/02/1982.
[7] Les Premiers Mots, Textes/Flammarion, 1973, 4e de couverture.
[8] Ibid., p. 50-51. Considérée par B.N. comme l’une de ses « images mythologiques fondamentales » en tant que premier contact avec la poésie, il la met ici dans la bouche du personnage féminin.
[9] Entretiens avec Jean Daive, Nuits magnétiques, France Culture, 12/07/1978.
[10] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 204.
[11] Entretiens avec Jean Daive, Nuits magnétiques, France Culture, 11/05/1978.
[12] Entretien n° 3 avec Michel Camus, op. cit. [13] Les neuf monologues ont été réunis en 2015 par les éditions P.O.L dans le volume La Comédie intime.
[14] Bernard Noël, du jour au lendemain, op. cit., p. 231.
[15] Derrière ces deux phrases, Michel Surya entend, à juste titre, « Tu n’écris pas. Tu n’écriras pas. » Le personnage féminin dit d’ailleurs un peu plus loin « J’écrirai. Je n’écrirai pas. » (Michel Surya, « préface/postface » de Les Premiers Mots, coll. “Textes”, Flammarion/Léo Scheer, 2003 ; repris sous le titre « Les premiers derniers mots » dans Excepté le possible : Jacques Dupin, Roger Laporte, Bernard Noël, Jean-Michel Reynard, Fissile, 2010.)
[16] Chantal Aubry, Pauvert l’irréductible, L’Échappée, 2018, p. 346.
[17] Hervé Carn, Bernard Noël, Poètes d’aujourd’hui/Seghers, 1986, p. 61-62.
[18] Alexis Pelletier, « Avec Les Premiers Mots » in Cahier d’hommages à Bernard Noël, Poezibao, 2021, p. 15.
[19] Michel Surya, « Les premiers derniers mots », op. cit., p. 9 de l’édition Flammarion/Léo Scheer.
[20] Inter actualités, France Inter, 03/09/1973.
[21] Lettre du 28 septembre 1973.
[22] Entretien n° 3 avec Michel Camus, op. cit.
*
Le roman Les Premiers Mots a été réédité par Flammarion/Léo Scheer en 2003, augmenté d’une préface de Michel Surya. Il figure en tête du volume des Monologues, La Comédie intime, préfacé par Stéphane Bikialo. Le texte a fait l’objet de plusieurs représentations théâtrales. La première mise en scène fut, en 1977, celle du Théâtre-Poème de Bruxelles fondé par Monique Dorsel. En 1987, il fut représenté par le Théâtre par le Bas, avec la voix de Michael Lonsdale. On peut voir ici un bref aperçu de l’adaptation scénique proposée en 2021 par l’Ensemble Un (avec la voix de Bernard Noël en fin d’extrait).
« Le pal, c’est d’abord la pénétration. Ce qui envahit le dedans [1]. »
Fascination
Le symbole du pal est mentionné pour la première fois par Bernard Noël en 1956 dans Extraits du corps : « C’est depuis l’estomac qu’a poussé l’arbre qui empale ma gorge. » En 1968, il découvre une phrase de Georges Bataille qui va se révéler fondamentale pour lui : « Je ne veux plus parler d’expérience intérieure (ou mystique) mais de pal [2]. » Bernard Noël explique à Colette Deblé pourquoi les propos de Bataille l’ont à ce point marqué : « Ce sens s’est imposé. Le pal est devenu supplice et plaisir ; il est devenu ce qui bouge dedans, et ce bougé n’est pas forcément une chose, un objet. Ce qui bouge dedans c’est d’abord la pensée [3]… »
Fasciné par l’empalement comme moyen de connaissance mêlant « sueur de sang et râles de plaisir [4] », pour atteindre « une écriture enfin/intime/saignante [5] », Bernard Noël emploiera l’image dans de nombreux textes et poèmes. « Le mot «pal» avantage l’idée de supplice ; il faut également y entendre résonner un rire à mourir de rire… Le pal met en scène la partie risible, mortellement : il démystifie l’intériorité en nous y introduisant par le cul [6]… » À la fin des années 1960 où l’on refuse le lyrisme, mettre à mal l’image du poète est jubilatoire et Bernard Noël s’y emploie à la manière de Rabelais : « Or donc prenaient ces gens une pièce de bois très dur, l’écorçaient, la passaient au feu puis en effilaient la pointe comme on taille ici les crayons ; la fixaient ensuite en terre, pointe dressée, et sur cette pointe installaient un de leurs écrivains au préalable mis cul nu, et tandis que s’enfonçait le pal (ainsi nomment-ils pareil bois) en le pertuis secret, priaient ledit écrivain d’écrire, car disaient-ils, c’est en agonisant que le cygne chante son plus beau chant [7]. » Dans la « Lettre verticale à Bruno et Marijo Roy », on peut lire cette déclaration placée en acrostiche : « Vive le grand pal et depuis cette pointe je vous salue tous deux dans l’amitié. »
« Cette pointe où le langage devient physique [8] »
Le Grand Pal
Grâce aux Extraits du corps, Jean Daive s’est lié d’amitié avec Bernard Noël depuis 1959. Tous deux partagent avec ferveur leurs découvertes littéraires, entre autres les textes du Grand Jeu et ceux de Bataille. Après les événements de Mai 68, ils rencontrent d’autres jeunes gens passionnés de littérature et, sous l’impulsion de Bernard Noël, naît l’idée d’une revue qui s’appellerait Le Grand Pal, en référence à la phrase de Bataille et aux écrivains du Grand Jeu. Le groupe d’amis se compose essentiellement de Pia Candinas, Jean Daive, Claude Fournet et Alain Maumejean. « Il était sous-entendu que notre groupe était en train de vivre un moment historique particulier, témoigne Pia Candinas. La voie à suivre n’était pas encore claire mais il était évident qu’il fallait donner la priorité aux nouvelles formes d’expression dans le domaine de l’écriture et non de la politique. Le thème du corps, de la sexualité et de l’érotisme était au centre de nos actes et de nos pensées. […] En ce sens Extraits du corps de Bernard était un exemple de réalité et d’écriture (mieux, de réalité de l’écriture) comme un corps unique, comme un acte de courage allant plus loin [9]. » Le pal constitue un signe de ralliement entre les membres du groupe.
Envoi de Bernard Noël
Le projet d’éditer la revue Le Grand Pal se concrétise au cours de l’année 1969, après un séjour du groupe à Meillonnas chez Élisabeth Vailland, la veuve de Roger Vailland. « Le désir de fonder cette revue était devenu urgent, poursuit Pia Candinas. Nous voulions créer un lieu où exprimer les individualités propres et la recherche commune. Le but était de parler de l’expérience intérieure qui aurait capté les grandes tensions psychiques, visionnaires, esthétiques et littéraires qui s’agitaient en chacun de nous (et d’une certaine façon dans tout le mouvement de 68) et qui avaient besoin de trouver une forme artistique, que ce soit dans l’art ou dans la littérature [10]. » Six auteurs [11] participent au premier numéro de la revue qui doit être trimestrielle. Mais l’imprimeur encaisse l’argent réuni par les contributeurs et ne donnera plus de nouvelles. « Le projet n’a pas dépassé le stade des épreuves… Problèmes d’argent, mais aussi problèmes de groupe… Et puis le doute… [12] », déplore Bernard Noël.
Bulletin de souscription du Grand Pal
Les artistes et le pal
Dans les premières semaines de 1970, Bernard Noël rencontre les peintres François Lunven et Ramón Alejandro. Tous trois deviennent très vite inséparables et ils vivent une grande effervescence intellectuelle et artistique (cf. notre article de novembre 2019). Bernard Noël fait partager à ses nouveaux amis son attrait pour le pal. Claude Fournet et Jean Daive sont des proches du trio. Pia Candinas a quitté la France. Jean Daive se souvient qu’Alejandro et Lunven étaient « « frères » incandescents, intarissables, en totale émulation » et qu’ils étaient mus « par une énergie qui les poussait littéralement à dessiner à quatre mains sur des nappes en papier dans les restaurants – dessiner dans l’esprit surréaliste des machines, des labyrinthes, menottes, pals et autres instruments [13]. » Alejandro écrit : « Nous étions incapables de nous engager dans des conversations triviales. Tout était placé sous le signe d’une exigence impatiente. Sans trop savoir de quoi il s’agissait, nous aspirions sans répit à la transcendance [14]. » François Lunven dessine un Portrait de Jean Daive doublement empalé.
Jean Daive lance la revue Fragment. Ramón Alejandro et François Lunven réalisent chacun une gravure pour le tirage de tête du numéro 2 qui paraît en mai 1971.
Alejandro déclinera sa machine à transpercer en plusieurs versions. « Les appareils de torture que je peignais à l’époque, écrit-il, étaient ma façon d’exprimer la solitude que j’éprouvais dans ces années-là [15]. »
François Lunven met fin à ses jours en 1971. L’année suivante, Bernard Noël propose à Roger Laporte de relancer la revue Le Grand Pal mais le projet n’aboutit pas. Il écrit à Jean Frémon : « Je me souviens de ceci : nous sommes assis, toi et moi, à la terrasse d’un café. Nous parlons du Grand Pal, de ce que pourrait être une écriture collective ayant pour moteur la contestation [16] . » La revue ne verra jamais le jour. Une collection des éditions Fata Morgana, dirigée par Bernard Noël et Bruno Roy, aura pour titre « Le Grand Pal ». Huit livres y seront publiés de 1973 à 1980, avec le Portrait de Georges Bataille par Lunven en vignette de couverture.
« Je ne connais d’autre instrument initiatique que le pal – le grand pal », affirme Bernard Noël pour conclure son texte « L’Outrage aux mots » en 1975. Comme un écho à l’empalement évoqué dans Extraits du corps, il écrit en 2006 : « J’appelle alors le soleil pour qu’il plante dans mon crâne le coup de grâce dont la pointe empalera mon cerveau, ma langue, puis ma gorge [17]. »
[1] Entretien avec Bernard Noël, in Colette Deblé, Mille fois dedans, La Bibliothèque Obliques, 1979, p. 34.
[2] Georges Bataille, « Sur Nietzsche » in Œuvrescomplètes, t. VI, p. 78.
[3] Mille fois dedans, op. cit., p. 34.
[4] « L’enfer, dit-on » (1983), in Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.O.L, 2010, p. 148. [5] « Lettre verticale à Bruno et Marijo Roy » in Treize cases du je, Textes/Flammarion, 1975, p. 194.
[6] « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner » (1979) in La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, p. 143.
[7] « Poème à déchanter » (1968) in Extraits du corps, Poésie/Gallimard, 2006, p. 107-108.
[8] « Lettre verticale à Bruno et Marijo Roy », op. cit., p. 195.
[9] Pia Candinas, Le Grand Pal, texte inédit, 2021.
[10] Pia Candinas, Le Grand Pal, op. cit. [11] Pia Candinas, Jean Daive, Claude Fournet, Alain Maumejean, Henri Poncet et Bernard Noël, directeur de la revue. Nulle trace ne subsiste des textes donnés par les contributeurs, excepté « Devant la loi » de Jean Daive, qui paraîtra dans Le cri-cerveau en 1977.
[12] « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner », op. cit., p. 143.
[13] Entretien de Jean Daive avec Ramón Alejandro, inédit, 2021-2022.
[14] Ramón Alejandro, « L’Orgueil de la Vie » in François Lunven, Musée de l’Hospice Saint-Roch/Galerie Alain Margaron, 2005.
[15] Entretien de Jean Daive avec Ramón Alejandro, op. cit. [16] Lettre du 20 août 1973, in Bernard Noël & Jean Frémon, Le Double Jeu du tu, Fata Morgana, 1977, p. 25.
[17] Onze voies de fait, Atelier des Brisants, 2002, p. 39.
La lecture de notre article pourra se compléter par celle du chapitre qu’Anne Malaprade consacre à la thématique du pal dans son essai sur Bernard Noël (Bernard Noël, l’épreuve des c/sensures, les c/sensures à l’épreuve, Seli Arslan, 2003, p. 87-91).
Merci infiniment à Pia Candinas, Jean Daive et Ramón Alejandro pour leurs témoignages et pour le partage de leurs archives personnelles.
Bernard Noël a écrit, traduit ou adapté plusieurs textes destinés à la jeunesse, essentiellement pour les éditions Delpire et pour L’École des Loisirs (voir notre bibliographie). Les deux contes présentés ici sont parus dans Renard Magazine en 1977. On y retrouvera des thèmes chers à l’écrivain qui, cette même année, publiait Bruits de langues.
LES MOTS ET LES CHOSES
Il y avait une fois un petit garçon qui s’appelait Henri et qui n’aimait pas les mots. « Les mots, » disait-il, « ça ne sert qu’à apprendre l’orthographe ! » Et bien entendu, il détestait l’orthographe. Quand son papa ou sa maman essayaient de lui expliquer que notre tête est pleine de mots parce que le monde est plein de choses, et qu’il faut un mot pour chaque chose, Henri se fâchait tout rouge, en criant : « Moi, j’appelle les choses par leur nom ! » Ses parents ne voulaient pas le contrarier, mais son papa finit par lui demander :
– Comment sais-tu leur nom ?
– Elles me le disent à l’oreille.
– Tu sais bien que les choses ne parlent pas.
– Oh ! dit Henri, il n’y a qu’aux grandes personnes qu’elles ne parlent pas.
Le père n’insista pas, mais une fois seul, Henri se mit à réfléchir. D’abord, il se reposa la question « Comment sais-tu le nom des choses ? » et il s’expliqua à lui-même que tout le monde connaît le nom des choses… « Mais, se dit-il tout à coup, puisque les choses ne parlent pas, elles ne peuvent pas dire comment elles s’appellent, alors qui les a appelées comme ça ? » Il réfléchit encore un bon moment, puis pensa : « Mais si elles ne savent pas comment elles s’appellent, on peut les appeler comme on veut… » Et tout à trac, il décida que désormais sa table s’appellerait pédale ; sa chaise, escalier ; sa chambre, pendule ; son cahier, tapis et son stylo, omelette. Aussitôt dit, en guise de récapitulation, il appela chaque chose par son nouveau nom, et elles ne bougèrent pas plus que d’habitude. Il était aussi facile d’ouvrir son tapis que son cahier.
Ce soir-là, tout content de lui, il mangea sans faire d’histoires, et soudain déclara :
– J’ai mis mon escalier devant ma pédale, et je vais écrire avec mon omelette sur mon tapis.
– Ne fais pas ça, dit maman, il est salissant.
– Mais non, protesta-t-il, ce n’est pas celui de ma pendule !
Papa et maman le regardèrent avec un peu d’inquiétude, puis :
– Au lit, mon chéri, tu es fatigué, dit maman.
Henri alla se coucher sans grogner, car il voulait donner d’autres noms aux choses, et ça devenait amusant. Il baptisa donc son lit, garniture ; la nuit, poussière et le drap, caillou. Le matin, quand sa maman vint le réveiller en l’embrassant, il lui raconta :
– J’ai dormi entre mes cailloux toute la poussière dans ma garniture.
– Mais tu es malade, dit maman.
– Pas du tout, seulement, à présent, c’est moi qui donne des noms aux choses.
– Très bien, mais les choses ne le savent pas.
– Elles ne le savaient pas davantage auparavant.
– Comment fais-tu ?
– Hé bien, j’appelle la chaise, escalier ; le drap, caillou ; le cahier, tapis ; le lit, garniture… C’est très amusant.
– Bien sûr, reconnut maman, mais si tu me demandes ton tapis, comment veux-tu que je t’apporte ton cahier ?
– Je t’apprendrai les nouveaux noms des choses.
– Et les autres, comment sauront-ils ce dont tu parles ?
– Les autres, murmura Henri, les autres, je ne sais pas.
– Les choses, dit maman, n’ont pas besoin d’être appelées, mais nous avons, nous, besoin qu’elles aient un nom afin de pouvoir en parler, et nous les dire, et nous en servir, tu comprends ?
– Oui, dit Henri, mais les mots qu’on change de chose deviennent si jolis. Je les aime mieux comme ça…
(in Renard Magazine n° 3, L’École des Loisirs, 1977)
LES MOTS DANS LES MOTS
Il y avait une fois un petit garçon qui s’appelait Henri, et qui jouait avec les mots. Ce goût lui était venu, un matin, en écoutant sa maman. Elle criait : « Henri, Henri ! » et perdait patience en voyant que l’heure d’aller à l’école approchait sans que Henri se décide à sortir de sa chambre. Tout à coup, Henri n’avait plus entendu son nom, mais an rit, puis en riz, puis en rit, et il s’était successivement vu comme une année joyeuse, comme un tas de riz, comme un faiseur de rire, et il avait éclaté de rire.
Quand maman l’avait enfin vu arriver, elle s’était écriée : « Quelle paresse ! » Mais lui avait compris : quelle part est-ce ? Et elle avait été bien étonnée de l’entendre répondre : « Ma part est-ce que tu la fais ? » Bien sûr, elle avait entendu : ma paresse, tu la fais, et elle s’était fâchée tout rouge en traitant Henri d’insolent. Henri avait compris hein ! sot lent, et il lui avait paru tout à fait injuste d’être traité de sot et de lent
Ce même soir, quand maman vint embrasser Henri dans son lit pour lui dire bonsoir, Henri demanda :
– C’est un soir bon que tu me souhaites, n’est-ce pas maman ?
– Mais oui, Henri, comme chaque soir.
– D’habitude, bonsoir n’était qu’un mot, mais c’est beaucoup mieux d’entendre le bon et le soir. Depuis ce matin, j’entends les mots qui sont dans les mots.
– Dors, maintenant, souffla maman.
Et Henri s’endormit en pensant à l’or que, dans une main le tenant, il voyait briller doucement.
Le lendemain, il dit bon jour à ses parents en insistant sur le bon et sur le jour, et il se mit à table en riant :
– Ma faim est sans fin, dit-il.
– Ah ! fit papa, tu ne feins pas la faim ?
– Qui feint la faim n’y trouve fin, répliqua Henri.
– Bravo, s’exclama maman, tu sais même faire des proverbes ce matin.
– Je ne l’ai pas fait exprès, avoua Henri, tout fier quand même de sa trouvaille.
Puis il s’inquiéta :
– Ce matin, j’ai orthographe, mais or et tôt et gras et feu, il n’y a rien à faire avec ce mot-là.
– C’est, dit papa, que les mots ne sont pas seulement fait de sonorités, ni d’une addition de petits mots d’une syllabe, mais parfois de mots empruntés à d’autres langues. Ainsi orthographe est fait de deux mots grecs : orthos, qui veut dire droit, et graphein, qui veut dire écrire. L’orthographe t’apprend à écrire droit, c’est-à-dire correctement.
– Alors, demanda Henri, il y a des langues étrangères dans notre langue ?
– Oui, du grec, du latin, de l’anglais et même du persan.
– Et il faut savoir tout cela ?
– Sois un ange et mange l’or de ton orange, dit papa, car dans tout cela il y a des jeux de mots qui chatouillent la langue, tant et si bien que c’est amusant de devenir savant…
(in Renard Magazine n° 4, L’École des Loisirs, 1977)
“Tu viens de là-bas où les pierres sont lourdes [1]”
Urbain Bernard Fernand Noël vient au monde le 19 novembre 1930 à Sainte-Geneviève-sur-Argence, dans l’Aveyron. Il est le premier né d’Amédée Noël et de son épouse Maria, née Carbonel. Son prénom usuel est celui de son grand-père paternel, Urbain. Sa famille l’appelle “Bainou”. Lorsqu’en avril 1933 naît une sœur, Christiane, l’aîné est confié à ses grands-parents qui vivent à Alpuech, à une quinzaine de kilomètres du village natal. “Je n’ai pas été élevé par mes parents. Ce qui probablement a été ma chance. Disons ce qui m’a fait ce que je suis. Ou ma malchance. Parce qu’il aurait peut-être fallu être autrement [2].”
La maison natale à Sainte-Geneviève-sur-Argence
Alpuech se situe au bord du plateau de l’Aubrac, à mille mètres d’altitude. Le paysage y est tellurique. “Ce sont de hauts plateaux où le temps est sensible, où les saisons ont une présence très forte, en particulier l’hiver. J’ai la nostalgie souvent de ces hivers parce qu’ils refermaient la maison sur elle-même avec l’arrivée de la neige… Le ciel qui précède la neige, tout a une couleur, une grande force de présence, celle des matières fondamentales. Le temps est de la terre dans ce pays-là, et les éléments existent chacun pour soi. Les orages sont plus violents qu’ailleurs. Et tout cela installe une atmosphère légendaire [3].”
Victoire et Urbain Noël, les grands-parents, possèdent la plus grosse ferme de la commune. Ils ont une centaine de vaches de race Aubrac et produisent plusieurs tonnes de fromage de Laguiole par an. Ils emploient des ouvriers agricoles dont certains sont logés à la ferme. Le grand-père est une sorte de patriarche qui a appris le latin et le grec. La maison d’habitation date de 1755. Sa vaste cuisine est dallée de granit. Elle comporte deux tables : l’une pour les employés où l’on parle occitan, l’autre pour la famille où l’on s’exprime en français. La cuisinière à bois est placée entre les deux, au centre de la pièce. Les patrons s’adressent aux ouvriers en occitan, langue interdite à l’enfant qui baigne dans le bilinguisme mais se doit de parler français.
Dans la cuisine, le blason des Noël sculpté dans le basalte
Le petit Urbain passe de longs moments dans cette pièce dont l’âtre est “[sa] hutte d’hiver, [sa] cabane d’été [4]”. Ses jouets sont rangés dans le banc-coffre sculpté qui lui est réservé, à droite du spacieux foyer. “Il me semble que rien ne m’a autant marqué que rêves et jeux dans la cheminée [5]”, écrira-t-il. Il dispose ses soldats de plomb dans une niche du mur appelée bougiaou en occitan. “Je ne sais rien qui, davantage, ait le goût du temps que le bruit du vent dans la cheminée, le crépitement des flammes autour des bûches, les fleurs de givre aux vitres, la neige accumulée dans l’embrasure des fenêtres [6].” Quand il fait beau, les rayons du soleil sont canalisés par les épais murs de pierre de la cuisine. L’enfant est alors fasciné par ce qu’il nomme “la danse de l’air” : “Je restais longtemps immobile à regarder danser la poussière dans un rayon de soleil. C’était le monde et les étoiles, qui faisaient la scie. À la fin, j’allais dans le rayon de soleil, et il n’y avait rien [7].”
L’appui d’une fenêtre de la cuisine “percé de trois trous avec couvercles
qui donnent à sa surface l’allure d’une cuisinière [8]”
“Bainou” joue aussi à l’extérieur. “Il y a une chose que j’aimais beaucoup, c’était aller au bout de la cour où il y avait une sorte de tertre – qui n’était sans doute un tertre que pour moi parce que j’étais petit. Disons que c’était un petit tas de terre… Et je passais mon temps à creuser ce tertre avec l’impression que j’allais trouver le jour, peut-être parce qu’on m’avait raconté que la terre était ronde et qu’il y avait des antipodes [9].” Lorsque la neige tombe, il pratique une expérience qui le subjugue : “[Je] me jetais bras ouverts sur la neige pour, aussitôt relevé, contempler ma présence en creux avec un étonnement émerveillé [10]…” Dans la première édition du Château de Cène, on peut lire : “Le temps viendra où vos gestes vous écriront dans l’espace si bien que, vous retournant, il vous semblera avoir fait comme les enfants qui impriment leur corps dans la neige, alignant tant de figures en creux d’eux-mêmes qu’ils sont partout et nulle part [11].”
Les grands-parents de l’enfant sont nés au XIXe siècle. “L’Aubrac d’alors ne connaissait pas de coupure entre l’autrefois et l’aujourd’hui, si bien que la mémoire des gens ne semblait pas avoir de fond : on parlait d’événements survenus depuis des générations comme de souvenirs personnels [12].” Les veillées devant la cheminée sont l’occasion d’évoquer un passé encore vif dans les mémoires : “J’écoutais les grandes personnes abolir le temps en parlant des prêtres réfractaires qu’on cachait dans des niches, derrière la grande armoire, ou du voleur d’Alpuech, qui prenait aux riches pour secourir les pauvres et qu’une mégère avait frappé avec son tisonnier. Il était aussi question de Napoléon, qui avait transformé en pauvres soldats beaucoup de jeunes gens du pays, et dont j’avais retrouvé un aigle en tôle dans le grenier [13].”
Urbain est très sensible et les récits des adultes contribuent à alimenter chez lui une forte peur des loups, bien que ces animaux aient disparu depuis longtemps de la région. “Les histoires de mon grand-père les rendaient si présents que je sentais leur venue [14].” Les vaches aussi peuvent être impressionnantes : “Je ne m’engageais pas sans crainte dans l’étroite allée centrale de l’étable, entre les deux rangées de bêtes qui ruminaient sur une sorte de large trottoir, le gias, bordé d’un caniveau où s’amassaient la pisse et le fumier. Il faisait très chaud dans cet air embué par la respiration et qui sentait — mais je n’aurais pas su lui donner alors ce nom — l’animalité [15].” Il est troublé par les mendiants qui passent parfois dans le village pour demander l’aumône. “J’avais peur que ma grand-mère ne leur donnât rien. Le contraire me rassurait [16].”
Les Aubracs, des vaches « “aux yeux langoureux cernés de noir [17]”
Le petit garçon est entouré d’affection, en particulier par celle de Marie-Angèle, sa jeune tante qui vit à la ferme familiale. Il écrira à son propos qu’elle lui “servit de mère beaucoup plus que la naturelle [18].” Son grand-oncle Paul, un notaire à la retraite, compte aussi beaucoup pour lui. Tous deux se promènent ensemble chaque après-midi et l’enfant prend certaines expressions du vieil homme au pied de la lettre, ce qui constitue pour lui une initiation à la poésie : “[Mon grand-oncle] me disait : Tu vas attraper un rhume. Et je voyais passer le rhume sous la forme d’une écharpe de buée blanche [19].” “Je l’entends dire : J’ai la tête qui tourne. Je le regarde. Je ne vois rien. Je pense : Cela doit être dedans. Je le regarde alors droit dans les yeux afin de ne pas manquer le moment où ils vont commencer à passer de l’autre côté. J’attends [20].”
Recensement de 1936 à Alpuech.
(On notera l’erreur dans l’année de naissance du petit Urbain.)
Paul Noël possède une bibliothèque et il fait la lecture à son petit-neveu qui en réclame toujours davantage, si bien qu’il lui suggère d’apprendre à lire seul. Urbain sait lire vers quatre ans, avant son entrée à l’école, en 1936. “Je lisais tout ce qui me tombait sous la main [21]”, dira-t-il. Pendant sa scolarité, il est le premier de sa classe et sa famille l’encourage à avoir de bonnes notes : “Mon grand-oncle […] et mon grand-père me donnaient, le premier un franc chaque fois que je rapportais un « bien » de l’école, et deux francs chacun si je rapportais un « très bien ». Je thésaurisais tous ces francs dans une ancienne blague à tabac munie d’un solide fermoir, et ils ne me servaient à rien parce qu’il n’y avait rien qu’un enfant puisse acheter dans le village [22].” Sur les bancs de l’école, il a un jour une révélation : “J’avais huit ans, tout au plus. L’école du village (Alpuech). Je me voyais assis là, sur mon banc. Je me voyais MOI assis là au milieu des autres, avec ma place, mon banc. MOI échoué là. Présent là. Énorme ahurissement d’être là, MOI ! Et bizarre lumière tout à coup sur les choses [23].” Un petit frère prénommé Maurice naît en août 1939. La guerre éclate en septembre. Victoire No¨¨el, la grand-mère de l’enfant, décède en 1940.
« Tout à coup, son enfance est à côté de lui / comme un petit chien [24] »
L’entrée d’Urbain au collège d’Espalion est repoussée jusqu’en 1942 en raison de l’occupation de l’établissement par les Allemands. L’adolescent est admis comme pensionnaire dans ce collège catholique qui a le statut de Petit séminaire. Il se destine à la prêtrise et veut devenir Père blanc pour découvrir le monde. Il est abonné au Journal des voyages qui publie des récits d’aventures. La recherche des souterrains médiévaux le passionne. Grâce à son pendule, il en localise un près de l’église Saint-Étienne d’Orlhaguet et il creuse pendant plusieurs jours pour y accéder. “Un effondrement l’obstruait au bout d’une trentaine de mètres. Je me souviens que le soir où mon puits a crevé la voûte du souterrain, tout le village est accouru. On m’a passé une corde sous les épaules et je suis descendu avec une lampe électrique. L’eau s’était accumulée dans le passage : j’en avais jusqu’à la ceinture. Je n’en menais pas large mais j’ai tout de même essayé d’avancer entre les parois luisantes. Ça glissait beaucoup et je n’y voyais pas grand-chose. Je suis remonté et j’ai installé un siphon qui a vidé l’eau dans la nuit [25].” En 1969, le nom d’Orlhaguet inspirera en partie le pseudonyme “Urbain d’Orlhac” pour signer Le Château de Cène.
L’église Saint-Étienne d’Orlhaguet
Le grand-père Urbain meurt en 1945. L’année suivante, son petit-fils renie la religion catholique et son prénom de baptême à la fin de la classe de troisième [26]. Il optera désormais pour son deuxième prénom, Bernard. C’est au lycée de Rodez qu’il poursuit ses études. Son ami François Séguret le décrit ainsi : “Bernard n’a jamais eu l’air gamin. Il était très simple, très direct, avec une personnalité marquante. Lorsqu’il parlait, tout le monde l’écoutait. Il est tout de suite apparu comme l’élève le plus brillant de la classe de philo [27].” En 1949, il échoue contre toute attente au baccalauréat pour avoir choisi un sujet métaphysique risqué. Il part alors vivre à Paris afin de s’éloigner d’un milieu familial qui l’oppresse. “Le pays d’enfance, il a fallu s’en arracher, dira-t-il en 2014. C’est parce que j’ai rejeté toutes mes racines qu’ensuite je me suis aperçu longtemps après qu’elles étaient là, malgré tout. Et bizarrement, j’ai découvert cela dans le désert, parce que dans l’Aubrac, il n’y a pas de sable mais il y a de l’herbe, et l’herbe sous le vent c’est un peu comme le sable… Il y a des ondes. On a l’impression que les prairies se mettent à avoir le même mouvement que l’eau. Et cela donne une image qui est à la fois le comble du lieu et l’absence du lieu. C’est peut-être cela l’écriture : le comble du lieu et l’absence du lieu [28].”
Paysage d’Aubrac en été
AUBRAC
neige et brouillard l’enfance a perdu sa route un bout de ciel mouillé bouche la fenêtre le temps est un trou toujours qui va devant piège ouvert trop tôt pour le dernier moment plus bas l’hiver se couche dans la lumière il n’en reste en l’air qu’un peu de buée blanche des souvenirs tombent d’on ne sait quel arbre dont la mémoire brise toutes les branches [29]
*
[1] “Les Choses faites” in Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.OL., 2010, p. 231.
[2] L’Espace du poème, P.O.L, 1998, p. 15.
[3] “Entretien avec Jean Daive” in Cahier Critique de Poésie n° 21, 2011, p. 7.
[4] La Maladie de la chair, Petite Bibliothèque/Ombres, 1995, p. 15.
[5] Le Syndrome de Gramsci, P.O.L, 1994, p. 42.
[6] Aubrac, Fata Morgana, 2021, p. 54.
[7] Le Double Jeu du tu, Fata Morgana, 1977, p. 29.
[8]“ Révolution” in Lignes n° 62, mai 2020, p. 205.
[9] Émission TV Ouvrez les guillemets, 05/11/1973.
[10] La Trace et l’Empreinte, Fata Morgana, 2001, n. p.
[11] Le Château de Cène, Jérôme Martineau, 1969, p. 76.
[12] Aubrac, op. cit., p. 69-70.
[13] Ibid., p. 50.
[14] Ibid., p. 69.
[15] Ibid., p. 46-47.
[16] “Révolution”, op. cit., p. 201.
[17] Aubrac, op. cit., p. 49.
[18] Lettre à Claude Ollier du 27 août 2000.
[19] Entretien avec Olivier Germain-Thomas, For intérieur, France Culture, 31/03/1996.
[20] Les Premiers Mots, Textes/Flammarion, 1973, p. 50-51.
[21] “Entretien avec Claude Ollier” in La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 385.
[22] Aubrac, op. cit, p. 22.
[23] Le Lieu des signes, Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 94.
[24] La Chute des temps, Textes/Flammarion, 1983, p. 47.
[25] L’Espace du poème, op. cit., p. 127-128.
[26] Voir le texte “Un jour de grâce” in Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.O.L, 2010, p. 9-15.
[27] Communication personnelle, 06/12/2020.
[28] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 339.
[29] Le Reste du voyage, P.O.L, 1997, p. 70.
Nos vifs remerciements vont à Dominique, Bernadette et Jean-Louis Noël, ainsi qu’à François Séguret.
« J’eus la conviction d’avoir reproduit littéralement des états physiques, et donc mis du corps dans l’écriture et pas seulement de la représentation [1]. »
Extraits du corps est, selon Bernard Noël, « le titre-manifeste [2] » sous lequel tous ses écrits pourraient être rangés. En 1956, lors d’un mois de janvier glacial, il rédige en une dizaine de nuits cette suite de textes qui constituera la matrice de son œuvre à venir. Il a 25 ans. « J’habitais alors un atelier de sculpteur à peu près vide [3]. Dans l’un des angles, on avait aménagé une petite cuisine de trois mètres carrés maximum, espèce de réduit en planches avec une porte. J’écrivais là, à la chaleur d’un réchaud à gaz sur lequel bouillait de l’eau. J’écrivais dans l’illusion de serrer au plus près des visions organiques dont l’écriture était l’autoscopie [4]. »
Mu par le désir d’écrire depuis son adolescence, Bernard Noël a jusque-là peiné à trouver sa voie. Voulant s’écarter du surréalisme, il s’est essayé aux romans engagés, dans le style de la littérature d’après-guerre, mais cela ne lui correspond pas. De plus, il a en tête l’affirmation d’Artaud dans Le Pèse-Nerfs : « Toute l’écriture est de la cochonnerie ». Le corps semble lui offrir une possibilité d’écrire inexplorée, comme il l’expliquera à Jean Daive : « Comment faire pour que l’écriture, dont je doutais, devienne un instrument exact ? Disons qu’il y avait à l’arrière de ce livre – qui à l’origine, d’ailleurs, n’était même pas un livre et peut-être même pas un projet de livre – ce besoin qui était censé être le plus véridique et qui était tout simplement mon matériau premier, c’est-à-dire mon corps. Donc expérience, mais au sens le plus direct : tenter de saisir ces petits mouvements qui se passent à l’intérieur de nous. Les saisir et les dire avec le plus d’exactitude possible, pas seulement pour les dire mais aussi pour que les mots qui les diraient soient présents sans aucun doute, puisque tout le langage était douteux. Je pensais que cette observation des mouvements internes rendrait au langage une espèce de vérité première [5].»
Bernard Noël s’est interrogé rétrospectivement sur l’écriture de ses Extraits : « Avais-je conscience de la duplicité d’une entreprise où c’était le travail des mots qui créait l’état physique et non pas le contraire ? Probablement pas. Il n’y avait qu’une chose nettement délibérée : le parti pris du corps [6]. » Dans une lettre à Georges Perros de 1960, il donne un éclairage plus personnel au surgissement de ce texte : « Je sais seulement que j’étais dans un état de “conscience de conscience” suraigüe et que le regard portait brusquement à une profondeur vertigineuse. La raison bête : tout craquait avec une femme avec laquelle, pendant des années, nous nous étions déchirés à qui mieux mieux : c’était enfin la fin et j’en étais raclé jusqu’aux os. Hypersensible [7]. »
Il envoie le manuscrit d’Extraits du corps à Jérôme Lindon, choisi parce qu’il dirige les éditions de Minuit qui publient Samuel Beckett et les écrivains du « Nouveau Roman ». L’éditeur accueille chaleureusement le manuscrit. Au moment où le livre doit paraître, Lindon annonce que la sortie est finalement annulée car elle coûte trop cher : une centaine de milliers d’anciens francs. Il demande à Bernard Noël de financer la parution. Celui-ci ne disposant pas de cette somme, il écrit en trois nuits un feuilleton sur James Dean d’une centaine de pages, qu’il vend à une agence de presse régionale. Les épisodes paraissent dans divers journaux de province sous le pseudonyme de « Raymond Rollin » et figurent même à la une du Rouergue républicain. Financer lui-même la publication de son livre constitue pour Bernard Noël « une grande humiliation [8] » et il se sent « l’auteur honteux d’un livre rendu bâtard [9] ».
Extraits du corps paraît chez Minuit en mai 1958. Le tirage est de 350 exemplaires courants et de 80 sur Vélin pur fil. Le livre est dédié à Robert Maguire, ami proche de l’auteur. Il est constitué de quatre parties : « Trajet de l’œil » (texte daté de décembre 1955), « Situation lyrique du corps naturel », « Extraits du corps » et « Bonne nuit » (trois textes de 1956).
La partie « Extraits du corps » proprement dite compte trente-cinq textes, divisés en trois séquences (treize textes dans la première, onze dans chacune des deux autres). Dans certains blocs de texte apparaissent des trous ou des lignes de points. L’auteur les justifie ainsi : « [Ils] sont calculés en fonction de la composition de la page. Mais ils sont également nécessaires, et pourquoi ? Parce que quelque chose court sous la surface, une chose indéfinie, l’équivalent peut-être de la vie organique qui est toujours au-dessous de la surface [10]. »
À propos d’Extraits du corps, Flavia Goian écrit : « [La] présence est explorée tout au long d’un enfouissement au sein d’une physiologie fantastique, géographie de sensations, architecture d’organes, d’idées et de pensées mêlés que, selon des voies différentes, Artaud, Michaux, ou des artistes comme Fred Deux et Matta arpentaient à leur manière. Cette plongée dans un corps habité par la violence toujours proche d’être infligée associe la froideur d’une dictée presque clinique à la description d’un paysage anatomique surnaturel [11]. »
« Le péritoine se crevasse. Je me peuple de trous d’air. Chaque effort de l’œil crispe comiquement ma gorge. J’ai l’impression qu’un autre émerge de mon ventre sans être venu de l’extérieur [12]. »
« La chair se referme et les organes sécrètent de l’ombre. Par réaction, peut-être, la moelle épinière redevient une voie de lumière qui fascine mon œil [13]. »
« Les poumons granuleux se désagrègent et dévalent dans l’entonnoir interne. Ma matière aspirée tombe vertigineusement. Mais il n’y a pas défécation vers l’extérieur. Tout me quitte et pourtant tout reste en moi. Dans quelque partie illimitée et inconnue de moi [14]. »
Tel est le « paysage anatomique » de Bernard Noël. Quant au « surnaturel », il pourrait s’expliquer par l’intérêt qu’éprouve alors le jeune écrivain pour la littérature fantastique : il a publié un article sur ce sujet en 1954 (voir notre dossier) et il a traduit Démons et merveilles de Lovecraft en 1955 ainsi que L’Homme venu du futur de Padget en 1957.
Extraits du corps passe pratiquement inaperçu à sa parution. Seuls Jean Daive et Georges Perros remarquent l’ouvrage ; ce dernier rédige une note de lecture pour la NRF [15]. Jean Frémon découvre le livre au début des années soixante et il en est fortement marqué. Pour lui, « chacun des textes des Extraits du corps est une vertèbre nue, décharnée, blanchie, ensemble ils forment une colonne verticale qui protège la moelle de l’origine. L’Histoire du dedans [16]. » Après la publication du recueil, Bernard Noël restera silencieux pendant plusieurs années, incapable d’écrire. « Longtemps, j’ai eu le sentiment d’en avoir terminé avec l’écriture, en somme d’avoir d’un coup épuisé mon maigre avenir d’écrivain [17]. » C’est avec La Face de silence, en 1967, qu’il renouera véritablement avec l’écriture.
[1] « L’écriture du corps » in La Place de l’autre, Œuvres III, 2013, p. 237.
[2] Entretien avec Irène Lichtenstein (1ère partie), France Culture, 13/02/1982.
[3] 112 boulevard Malesherbes, Paris 8e.
[4] « Entretien avec Jacques Ancet », La Place de l’autre, Œuvres III, 2013, p. 156.
[5] Entretien avec Jean Daive (1ère partie), Nuits magnétiques, France Culture, 08/05/1978.
[6] « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner », La Place de l’autre, Œuvres III, op. cit, p. 132.
[7] Bernard Noël & Georges Perros, Correspondances, Unes, 1998, lettre du 23 juillet 1960, p. 16.
[8] « Entretien avec Jacques Ancet », op. cit., p. 163.
[9] Ibid. [10] « Entretien avec Jean Daive » in CCP n° 21, p. 8.
[11] Flavia Goian, « Dedans dehors » in Bernard Noël, l’expérience extérieure, Hermann, 2018, p. 37.
[12] Extraits du corps, Minuit, 1958, p. 27.
[13] Ibid., p. 33.
[14] Ibid., p. 63.
[15] Bernard Noël & Georges Perros, Correspondances, op. cit., p. 20-21.
[16] Jean Frémon, préface d’Extraits du corps, Unes, 1988, p. 9.
[17] « Entretien avec Jacques Ancet », op. cit., p. 157.
Les différentes éditions d’Extraits du corps
Extraits du corps, Minuit, 1958.
Dans les éditions ultérieures d’Extraits du corps, « Bonne nuit » sera définitivement supprimé. Bernard Noël adjoindra toujours « Situation lyrique du corps naturel » aux « Extraits ». Ceux-ci seront notablement remaniés et leur ordre sera modifié. « Trajet de l’oeil » sera repris dans Le Lieu des signes.
in La Peau et les Mots, Textes/Flammarion, 1972.
Extraits du corps, poèmes complets 1954-1970, UGE 10/18, 1976.
On pourra lire ci-dessous un exemple du travail de réécriture effectué par Bernard Noël entre deux éditions successives d’Extraits du corps :
1958, Minuit
Au commencement l’œil visita ma moelle et je naquis. Un sexe émergea à l’extrême de l’œil pour regarder le temps et la moelle fila lentement une pelote de nerfs autour de laquelle les heures vinrent s’égoutter. Ce fut le ventre. L’eau eut alors sa propre soif et condensa la peau. Je ne sais quelle soif créa l’os ni quelle faim le courant d’air qui crève et recrève ma peau. Il y eut un dedans et un dehors mais le dedans contenait aussi son propre dehors. Et voici que ce dernier remet en question toute l’organisation parce que l’œil a re-visité ma moelle pour retrouver l’histoire du dedans. Mon corps commence.
1972, Textes/Flammarion
Au commencement, l’œil visita la moelle, et je naquis. Un sexe émergea à l’opposé de l’œil pour regarder le temps, et lentement, la moelle fila une pelote de nerfs autour de laquelle les heures vinrent s’égoutter. Ce fut le ventre. L’eau eut alors soif de se saisir, et elle condensa la peau. Le mou engendra son contraire, et l’os parut. Il y eut un dedans et il y eut un dehors, mais le dedans contenait son propre dehors qui disait moi pendant qu’il disait je. L’œil les mit au noir et se tourna vers le dehors dehors. J’eus un visage, un volume, un corps. Je fus un plein, qui allait toujours de l’avant. Mais voici que mon œil s’est inverti. Maintenant, je vois derrière, maintenant je suis creux, et mon corps est à recommencer.
Documents annexes
En 1998, Bernadette Griot a créé un livre d’artiste avec le texte d’Extraits du corpsdans son entièreté ; 33 exemplaires ont été imprimés en sérigraphie sur 40 radiographies médicales, intégrant des linogravures (L’Entretoise, Grenoble).
Alain Joule a réalisé 18 vidéos autour d’Extraits du corps. On peut voir ici un aperçu de son travail(7’39).
À la 6e minute d’un enregistrement mis en ligne par Radio Univers, Bernard Noël lit la première séquence d’Extraits du corps (2012).
« pas de projet une projection de soi pas de geste la vie mouvante soudain visible au bord du pinceau » (Bernard Noël, « Le Vide et l’Encre »)
Le peintre Zao Wou-Ki, d’origine chinoise, appartient à une famille qui descend de la dynastie des Song. Son nom signifie « Song l’Illimité ». Bernard Noël présente ainsi le parcours de l’artiste : « Du côté de l’origine, ce nom est un point de départ : il s’illimite ensuite avec les études, l’expérience, la pratique des Beaux-Arts, puis il se découvre insatisfait et à l’étroit parce que la tradition ne se renouvelle plus et que la vitalité du «Wou-Ki» le pousse à la découverte. Il s’embarque donc pour la France ; trente-six jours de traversée, puis Paris et la recherche obstinée de SA peinture. Visite des musées, découverte de la rue et du bruissement de l’autre langue, rapide acclimatation, voisinage avec Giacometti. Le pinceau tresse des formes chinoises à du Klee, du Cézanne, du fracas cubiste. L’expérimental évolue très vite vers l’invention personnelle qui s’affirme et attire l’attention. Viennent alors les rencontres, les expositions et l’amitié durable et marquante de Henri Michaux [1]. »
Zao Wou-Ki et Bernard Noël se sont rencontrés dans les années 70. Lorsqu’en 1987, l’écrivain commence à réaliser des lavis, cela suscite l’intérêt de Zao Wou-Ki. « Un jour, raconte Bernard Noël, j’ai eu la chance que Zao Wou-Ki me donne une leçon de lavis. Et j’ai été très impressionné par la manière dont sa main tenait le pinceau : les Occidentaux tiennent le pinceau dans le prolongement du bras, donc c’est en quelque sorte une prothèse qui permet à la main d’écrire avec de la peinture, tandis que lui le tenait verticalement par rapport au bras, ce qui fait que tout le corps s’exprimait dans le geste parce que ce n’était pas le bras mais, à travers l’épaule, le corps entier qui se portait dans le mouvement, comme si le peintre devenait le moyeu de quelque chose qui se tient dans son dos et qui le traverse et qu’il réalise. Son geste créait un territoire, d’autant que le papier chinois est extrêmement réceptif et réagit à la moindre tache, la moindre goutte, si bien qu’il ne faut pas être attentif à la surface pour qu’elle devienne réceptive au geste qu’on lui adresse [2]. »
Bernard Noël a écrit deux textes sur l’œuvre de Zao Wou-Ki : « Le Vide et l’Encre », quatre fois publié, et « Au bord du visible », une étude pour la monographie Grands formats, aux éditions du Cercle d’Art. À propos des vastes tableaux du peintre, il écrit : « [Ils] inspirent d’abord une jubilation. Leur taille y a sa part, qui vous délie en mettant l’espace du tableau dans tout l’espace de la vue. Vous êtes sensible à ce débordement avant de l’être à l’atmosphère, c’est-à-dire à tout ce qui est en instance de découverte et qui vibre sur ce fond de liberté extrême – une liberté physique pareille à la respiration d’un air pur [3]. »
C’est en poète que Bernard Noël évoque les tableaux de Zao Wou-Ki. À propos de 03.12.74, il écrit : « Vous regardez un grand nuage rose et vert et bleu que bordent des bleus profonds. Cette vision est parfaite en soi. Elle vous apaise par l’unisson qu’elle établit en dépit de brisants sombres sur la gauche. Vous les interrogez et finissez par y apercevoir un masque avec deux orbites de ténèbres. […] Pareil tableau, qui est la beauté même, n’a certainement pas été peint en visant la beauté. Il l’a rencontrée à la fin. Sa surface est assez vaste pour qu’il soit difficile de la couvrir d’une poudre aérienne sans risquer l’insignifiance. Le peintre y a donc travaillé dans un état de tension, de concentration qui a chargé d’énergie toute cette masse colorée. En conséquence, vous sentez là de l’être et non du vide [4]. »
Lorsqu’en 2003, Bernard Dumerchez édite Empreintes, de Catherine Zittoun et Zao Wou-Ki, Bernard Noël est fort impressionné par ce livre d’artiste. L’éditeur a le sentiment qu’il aimerait en réaliser un, lui aussi, avec Zao Wou-Ki, ce qui s’avère exact. Avec l’aide de Françoise Marquet, l’épouse de l’artiste, Bernard Dumerchez fait en sorte que ce désir se concrétise. Zao Wou-Ki propose plusieurs encres de grand format (64 X 37 cm). Pour être en harmonie avec les œuvres, le texte en regard doit occuper un espace substantiel sur la page. Bernard Noël opte pour des poèmes de dix-sept vers, comportant chacun dix-sept pieds, une métrique impaire inhabituelle. Pour des raisons budgétaires, une seule estampe de Zao Wou-Ki est finalement retenue. L’ouvrage s’intitule Le Jardin d’encre.
Bernard Noël a pris goût à ces vers dont il aime « le côté un peu bancal » et il en continue l’écriture, par séquences de sept poèmes de dix-sept vers. Sur ce principe seront également publiés chez Bernard Dumerchez Une colère d’encre avec Erró, D’une main perdue avec Jacques Villeglé et Le Volume des mots avec Antonio Seguí. Le Jardin d’encre se prolonge. La version augmentée est rebaptisée Ce Jardin d’encre puis Le Chemin d’encre. Le projet de Bernard Noël est alors de poursuivre le Chemin jusqu’à sa mort mais, au bout de douze années de rédaction, le texte est devenu pour lui un pensum et il décide d’y mettre fin.
La version définitive comporte dix séquences de sept poèmes et une onzième de cinq. Les éditions Cadastre8zéro ont publié trois états successifs du texte, accompagnés de photographies de François Rouan. De nombreux lecteurs considèrent LeChemind’encre en son état final comme le chef-d’œuvre poétique de Bernard Noël.
[1] « La Sortie du temps », préface de Zao Wou-Ki, Henri Michaux, une amitié de Catherine Zittoun, édition des Crépuscules, 2018, p. 11-12.
[2] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 196-197.
[3] Zao Wou-Ki, grands formats, Cercle d’Art, 2001, p. 14-15.
[4] Ibid., p. 21-22.
Entretien de Bernard Noël avec Zao Wou-Ki
Un entretien avec le peintre, intitulé « Désirs d’espace »,a été conduit par Bernard Noël en 1998 pour les éditions du Cherche-Midi. On peut le lire ici.
Nous tenons à remercier chaleureusement Françoise Marquet-Zao, Yann Hendgen, Jean Frémon, Catherine Zittoun et Bernard Dumerchez ainsi que les éditions du Cherche-Midi.
« L’écriture d’Ollier c’est l’intime sans limite. » (Bernard Noël, entretien avec Christian Rosset, Europe n° 1105)
Claude Ollier a 38 ans quand il publie son premier livre, La Mise en scène (1958). Il est alors classé parmi les écrivains du Nouveau Roman, mais il se détache vite de ce courant pour créer une œuvre tout à fait singulière, s’apparentant parfois à la littérature fantastique. Pour Bernard Noël, c’est un grand auteur trop méconnu. Christian Rosset décrit ainsi Claude Ollier : « Il se tenait toujours très droit. Comme un militaire au temps des colonies ? Ne faisant jamais de grands gestes, les bras souvent collés au corps, il pouvait être intimidant. Difficile de le prendre en défaut. Homme d’ordre, soucieux de clarté et pourtant grand rêveur, il n’accordait pas grande attention à la manière de s’habiller, usant ses pulls jusqu’à ce qu’ils ne soient plus portables, gardant cependant en bon état un complet pour les grandes occasions. Il recherchait la paix [1]. »
Deux épistoliers
Lorsque Bernard Noël écrit pour la première fois à Claude Ollier, il dirige la collection « Textes » chez Flammarion. Sa lettre accompagne le contrat éditorial pour la publication de Marrakch Medine. Entre les deux écrivains circule une estime réciproque et une amitié va naître, à la fois chaleureuse et respectueuse. Il leur faudra cinq ans pour se tutoyer… Leur correspondance comporte près de deux cent cinquante lettres. Elle cesse en 2008 parce que la santé de Claude Ollier se dégrade. Cette correspondance sera éditée par les éditions P.O.L en 2023.
Lettre de Bernard Noël à Claude Ollier, 21 février 1992
Claude Ollier, Mesures de nuit, gravures sur bois de Claude Garanjoud
(La Sétérée, 1988)
Une histoire illisible
Bernard Noël trouve ce titre quelque peu masochiste… Pour Claude Ollier, cette provocation est un jeu. Il explique à Denis Roche l’origine de ce roman : retrouvant une photo de sa fille qu’il avait prise quelques années auparavant entre Marrakech et Essaouira, il l’a scrutée avec une loupe et il y a découvert quantité de détails qui ont déclenché le récit [2].
C’est le roman de Claude Ollier qui a le plus marqué Bernard Noël : « Dans Une histoire illisible, il y a comme un saut brusque qui entraîne un changement de dimension. Cette syncope qui change le récit m’a toujours échappé [3]. » Il l’a relu de nombreuses fois sans réussir à élucider la « syncope ». « Tout à coup, on ne sait plus qui parle, parce que c’est «le même» qui parle, mais ce n’est plus le même, il a changé à la fois de personnalité, apparemment de profession et il s’ensuit une espèce d’acuité — enfin d’acuité au présent, mais ce présent on ne sait plus très bien où il est [4]. » L’étrangeté du livre écrit en 1985 pourrait se comparer à celle du film Mulholland drive de David Lynch (2001), un cinéaste pour lequel Ollier se passionne dès le milieu des années 80.
Bernard Noël s’est entretenu avec Patrick Roudier à propos de Une histoire illisible :
« Patrick Roudier : À propos de ce livre, j’ai envie d’employer le mot d’autobiographie.
Bernard Noël : Si on parle d’autobiographie, on va fausser immédiatement, je crois, le rapport éventuel du lecteur avec le livre parce qu’à aucun moment Claude Ollier ne raconte sa vie mais je pense qu’à tout moment il la raconte. Dans cette autobiographie, il y a des personnages et il n’y a pas d’auteur. Il y a par exemple une réplique qu’il rapporte quelque part dans le livre où l’un des personnages demande à l’autre : « Qu’est-ce que c’est que l’histoire ? » Et l’autre lui répond : « C’est l’espace entre les personnages. » Il s’agit de savoir ce que raconte un film, me semble-t-il. Ce qui prévaut à la lecture c’est ce sentiment d’un espace entre des personnages qui n’en sont pas mais qui sont les diverses modalités du « je » de l’écrivain. L’autobiographie serait la mise en jeu de ces diverses modalités entre une pluralité de personnages dont la pluralité ne suffit pas à faire l’autobiographie d’un seul, bien que chacun d’eux soit un visage possible parmi une infinité de visages possibles.
P.R. : Cela expliquerait peut-être cette utilisation « forcenée », diraient certains, des coïncidences et des doubles dans l’œuvre d’Ollier en général ?
B.N. : Ce qui est assez fascinant dans ce livre c’est qu’on passe d’un personnage à l’autre sans s’en rendre compte, ces personnages étant toujours le même et étant pourtant complètement différents, exprimant chacun une face de ce qui a été ou de ce qui aurait pu être, ce qui revient au même, l’ensemble de ces démarches – c’est ça qui est unique dans ce livre – constituant peu à peu une sorte de terre de mémoire, laquelle se confond avec l’écriture. Celle-ci engendre quelque chose de perceptible, de matériel, qui est cette terre ou cet espace – mais « terre » c’est plus concret – et chaque partie du livre ajoute un territoire à cette terre. Elle l’ajoute et en même temps elle le découvre. C’est comme si on avançait dans du blanc qui se comblerait au fur et à mesure de territoires nouveaux mais c’est un voyage ou un parcours qui n’est jamais définitif [5]. »
Le 9 mars 1987, Bernard Noël écrit à Claude Ollier : « Je crois que tu as écrit l’un des livres majeurs de cette époque, car, outre la qualité exceptionnelle de son écriture, il est fondateur de quelque chose de neuf. »
[1] Christian Rosset, Le Dissident secret, un portrait de Claude Ollier, photographies de Camille Rosset, Hippocampe, 2020, p. 63.
[2] Le bon plaisir consacré à Claude Ollier, France Culture, 14/03/1987.
[3] E-mail à Nicole Martellotto, 23/10/2014.
[4] Entretien avec Christian Rosset, Europe n° 1105, 2021, pp. 340-341.
[5]Le bon plaisir, op. cit.
*
Les passerelles entre Bernard Noël et Claude Ollier sont nombreuses :
1979
Bernard Noël publie Marrakch Medine chez Textes/Flammarion. Dans cette collection seront également publiés Nébules, Été indien (tous deux en 1981), Mon double à Malacca (1982) et Une histoire illisible (1986). Flammarion présente l’auteur dans la plaquette Claude Ollier aujourd’hui (1981).
La correspondance Bernard Noël/Claude Ollier débute en mai.
1980
Bernard Noël publie un article (« L’inacceptable ») dans le n° 3 du journal le Narraté libérateur. Claude Ollier est le rédacteur de ce numéro.
Un article de Bernard Noël sur Une histoire illisible paraît dans le numéro d’avril du mensuel Viva.
Le bon plaisir consacré à Claude Ollier comporte différents intervenants dont Bernard Noël (émission de France Culture diffusée le 14/03/1987) .
1992
Bernard Noël rédige uneprésentation et réalise une transcription des propos de Claude Ollier pour le n° 2.17 des Lettres françaises.
1995
Claude Ollier interroge Bernard Noël pour L’Œil de la lettre. Ce dialogue a été repris dans La Place de l’autre, Œuvres III (P.O.L, 2013).
Lorsque Outback ou l’Arrière-monde, écrit par Claude Ollier en 1993, est refusé par Flammarion, c’est Bernard Noël qui convainc Paul Otchakovsky-Laurens de publier le livre. Tous les titres ultérieurs de Claude Ollier paraîtront chez P.O.L.
1996
Dans Cité de mémoire ; entretiens avec Alexis Pelletier (P.O.L), Claude Ollier évoque Bernard Noël aux pages 43, 76, 191 et 230.
1997
Bernard Noël s’entretient avec Claude Ollier lors du colloque à la Maison des écrivains (Paris), organisé par Mireille Calle-Gruber. Les actes de ce colloque ont été publiés sous le titre Claude Ollier, passeur de fables (Jean-Michel Place, 1999). L’entretien s’intitule « En dialogue, Bernard Noël et Claude Ollier » (p. 337-342).
1998
Dans L’Espace du poème ; entretiens avec Dominique Sampiero (P.O.L), Bernard Noël évoque Claude Ollier à la page 136.
2000
Claude Ollier publie Quartz aux éditions de L’attentive que dirige Éliane Kirscher, qui est alors la compagne de Bernard Noël. Celle-ci réalise une encre noire pour cet ouvrage.
Claude Ollier écrit uneLettre verticale à Bernard Noël à l’occasion des 70 ans de ce dernier. Ce poème a été publié par les éditions Unes. Il a été réédité en 2001 dans le n° 5 de la revue Fusées.
2005
Claude Ollier participe au colloque de Cerisy consacré à Bernard Noël. Les actes de ce colloque ont été publiés sous le titre Bernard Noël : le corps du verbe (ENS éditions, 2008). La contribution de Claude Ollier s’intitule « Le nom et son contexte ». Elle porte sur Le Syndrome de Gramsci, de Bernard Noël.
2012
À l’occasion des 90 ans de Claude Ollier, Christian Rosset réalise l’émission À la recherche de Claude Ollier, diffusée sur France Culture le 18 décembre. Bernard Noël fait partie des intervenants. L’intégralité de son entretien avec Christian Rosset est publiée dans le n° 1105 de la revue Europe (2021).
Merci à Arno Bertina, Stéphane Bikialo, Mireille Calle-Gruber, Jacques Clerc, Jean-Pierre Han et Christian Rosset pour leurs contributions à la documentation de cet article, ainsi qu’à Ariane Ollier pour son accord chaleureux.
Colette Peignot, dite « Laure », grandit dans un milieu bourgeois et conservateur. À l’âge de 13 ans, elle perd son père et ses trois oncles tués lors de la Grande Guerre, et elle contracte la tuberculose. Éduquée dans la religion catholique, elle subit les abus sexuels d’un prêtre, ami de sa mère. « J’ai eu pour berceau un cercueil et puis pour langes un linceul, j’ai eu de l’amour une vision de prêtres lubriques ou de rigolades cyniques [1] », dit-elle dans son Histoire d’une petite fille. Elle rompt avec son milieu familial et devient une militante révolutionnaire. Elle rencontre les intellectuels de son temps et mène une vie de débauche pour expérimenter les extrêmes. Laure est « une sainte de l’abîme », selon Michel Leiris [2]. À partir de 1935, elle partage la vie de Georges Bataille. « Cet amour ressemble à une descente à deux dans le fond des mondes ; l’angoisse en est la clé. […] Sans doute étaient-ils d’accord pour qu’il n’y eût que la mort qui les limitât [3] », écrit Michel Surya. Laure succombe à la tuberculose en 1938, à l’âge de 35 ans. Passant outre l’opposition de la famille Peignot, Bataille et Leiris publient une partie des écrits de Laure découverts après sa mort : Le Sacré en 1939 et Histoire d’une petite fille en 1943. Les exemplaires imprimés sont confidentiels et destinés à leurs amis.
Ces textes tombent dans l’oubli, jusqu’à leur exhumation par Bernard Noël à la fin des années 1960. Il raconte les circonstances de sa découverte à Paul Buck :
« Fin novembre 1967, j’ai publié au Mercure de France La Pratique de la joie devant la mort de Georges Bataille et L’ARCHANGÉLIQUE et autres poèmes ; puis fin février 1968 Documents, qui réunissait l’ensemble des textes publiés par Bataille dans cette revue. Ce travail, qui m’a occupé pas mal de temps, avait nécessité de longues recherches à la Bibliothèque nationale. Un jour, je suis tombé sur deux fiches, mais où classées, je ne m’en souviens pas… À l’époque, une majorité de fiches étaient manuscrites… Ces fiches mentionnaient Le Sacré et Histoire d’une petite fille avec pour nom d’auteur Laure et les noms de Leiris et de Bataille comme éditeurs… Très intrigué, je suis allé lire ces deux petits volumes à la réserve et me suis réjoui d’avoir trouvé là de quoi proposer un nouveau volume de Bataille au Mercure de France… Pas un instant, je n’ai douté alors d’être devant des textes inconnus de Bataille, dissimulés sous le pseudonyme de Laure…
À cette époque, je dînais assez souvent avec Diane Bataille, la veuve de Georges, chez Fernande Schulmann, veuve d’Alfred Métraux. Je lui ai demandé de m’autoriser à publier ces textes signés Laure et, aussitôt, Diane m’a dit que ces textes n’étaient pas de Bataille mais de son grand amour, Colette Peignot. Après quoi, elle m’a expliqué qui était cette Colette et m’a dit qu’à la mort de Georges, elle avait confié tout le dossier de ses écrits à Michel Leiris… Je m’occupais à cette époque des éditions Delpire et, dans les semaines suivantes, j’ai reçu dans mon bureau Jérôme Peignot, qui cherchait de l’aide pour sauver les archives et les poinçons de la fonderie Peignot. Nous avons déjeuné ensemble et, pour relancer la conversation, je lui ai parlé de ma découverte à la Bibliothèque nationale. Il m’a dit que Colette était sa tante, mais sans en faire déjà « sa mère diagonale » puisqu’il ne savait rien de ses écrits, dont je lui ai signalé que Diane les avait confiés à Michel Leiris… Il se peut que j’avance la date de cette rencontre et qu’elle se situe plutôt à l’automne de 68, après la « révolution ». Elle eut pour conséquence que, très vite, Jérôme rendit visite à Michel Leiris qui lui confia les papiers de Laure [4]… »
(On peut lire ici l’intégralité de l’entretien Bernard Noël/Paul Buck.)
Les textes de Laure sont publiés en 1971 par Jean-Jacques Pauvert. Ils connaîtront par la suite plusieurs rééditions.
Une troublante similitude
En 1960, Marcel Moré, ami de Bataille, raconte à Bernard Noël la douloureuse agonie de Colette Peignot. Après avoir fait la connaissance de Diane Bataille, Bernard Noël pense que Laure est probablement le personnage central de L’Arrêt de mort, livre de Maurice Blanchot sur une femme qui va mourir : « [J’avais] la quasi-certitude que L’Arrêt de mort rapportait l’histoire de Bataille et Laure… Que son arrière-plan était nourri de cette relation Bataille/Laure et de sa fin tragique… Il ne s’agissait pas d’une intuition personnelle mais d’une confidence de Diane Bataille… Ai-je ou non reçu cette confidence ? Nul ne la confirme. J’ai posé par lettre la question à Blanchot qui, bien sûr, ne m’a pas répondu [5]… » Quand paraît le tome V des Œuvres complètes de Bataille, en 1973, une note en marge du Coupable et de L’Expérience intérieure semble conforter l’impression de Bernard Noël. En effet, Georges Bataille écrit :
« 11 octobre : Pendant l’agonie de Laure, je trouvai dans le jardin alors délabré, au milieu des feuilles mortes et des plantes flétries, une des plus jolies fleurs que j’aie vue : une rose «couleur d’automne», à peine ouverte. Malgré mon égarement, je la cueillis et la portai à Laure. Laure était alors perdue en elle-même, perdue dans un délire indéfinissable. Mais quand je lui donnai la rose, elle sortit de son étrange état, elle me sourit et prononça une de ses dernières phrases intelligibles : «Elle est ravissante», me dit-elle. Puis elle porta la fleur à ses lèvres et l’embrassa avec une passion insensée comme si elle avait voulu retenir tout ce qui lui échappait.
12 octobre : Laure achevait de mourir dans l’instant où elle éleva l’une des roses qu’on venait d’étendre devant elle, elle l’éleva devant elle avec un mouvement excédé et elle cria presque d’une voix absente et infiniment douloureuse : «La rose !». (Je crois que ce furent ses derniers mots.) Dans le bureau et pendant une partie de la soirée, la rose élevée et le cri restèrent longuement dans mon cœur. La voix de Laure n’était peut-être pas douloureuse, elle était peut-être simplement déchirante [6]. »
Dans L’Arrêt de mort de Maurice Blanchot, il est également question d’une rose :
« Je lui avais fait apporter, dans la journée, des fleurs très rouges, mais déjà trop épanouies, et je ne suis pas sûr qu’elle les ait beaucoup aimées. Elle les regardait de temps à autre d’un air assez froid. Pour la nuit, on les plaça dans le couloir, presque devant la porte qui resta quelque temps ouverte. C’est alors qu’elle donna ce nom de «rose par excellence» à quelque chose qu’elle voyait se déplacer à travers la chambre, à une certaine hauteur, me sembla-t-il. Je crus que cette image de rêve lui venait des fleurs qui peut-être l’incommodaient. Je fermai donc la porte. À ce moment, elle s’assoupit vraiment, d’un sommeil presque calme, et je la regardais vivre et dormir, quand tout à coup elle dit avec une grande angoisse : «Vite, une rose par excellence» tout en continuant à dormir mais maintenant avec un léger râle [7]. »
La similitude entre la mourante à la rose de Bataille et celle de Blanchot est frappante. Mais pour Bernard Noël, c’est finalement secondaire : « Il serait au fond rassurant de pouvoir donner une identité au personnage de Blanchot, mais je crois que cette incarnation est le contraire de sa démarche, toute pudeur et discrétion – ou, comme il apparaît maintenant, toute vouée à la dissimulation [8]… » Et il ajoute : « Je m’interdis de rapporter à une biographie quelconque ce qui me trouble dans ce passage, pensant que la biographie doit servir de matériau à l’expression, à l’écriture, mais jamais n’en être le sujet. […] Ce qui est en jeu dans L’Arrêt de mort c’est la mort en général, c’est le rapport d’un homme et d’une femme à travers la mort mais qui, grâce à l’anonymat, devient le récit de tous [9]. »
[1] Laure, Écrits, 10/18, 1978, p. 19.
[2] Michel Leiris, Frêle bruit, L’Imaginaire/Gallimard, 1992, p. 345.
[3] Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’oeuvre, Gallimard, 1992, pp. 247 et 313.
[4] Bernard Noël et Paul Buck, « Penser avec Laure » in Cahiers Laure 2, éd. Les Cahiers, 2019, pp. 13-14.
[5] Bernard Noël, En présence…, L’Amourier, 1992, p. 13.
[6] Georges Bataille, Œuvres complètes V, Gallimard, 1973, p. 512.
[7] Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, L’Imaginaire/Gallimard, 1977, pp. 43-44.
[8] « Penser avec Laure », op. cit., p. 17.
[9] Entretien de Bernard Noël avec Jérôme Peignot, Écrits et fragments de Laure (4), France Culture, 24/03/1977. La totalité de la série est disponible sur Youtube. La partie concernant Bernard Noël se situe de 2h 15′ 08 » à 2h 54′ 40 ». Les autres intervenants de la série de Jérôme Peignot sont Jacques Sojcher, Jean-Pierre Faye, Mitsou Ronat et Florence Delay.
Laure et Bernard Noël
Le texte « Laure dédoublée« , de Bernard Noël, a été publié dans Les Nouvelles littéraires n° 2539 (01/07/1976) puis dans le n° 6 de la revue Cée (septembre 1978).
Le texte « La dent malade » paru dans Treize cases du je puis dans La Place de l’autre, Œuvres III, évoque Laure.
Lorsqu’il dirigeait la collection « Textes » chez Flammarion, Bernard Noël a édité en 1978 L’Amour de Laure de Jean Bernier, l’un des compagnons de Colette Peignot.
En 1987, il a publié les Écrits retrouvés de Laure dans la collection « Comme » qu’il dirigeait alors aux Cahiers des Brisants. Pour cette édition, il a rédigé une note liminaire.
Nos vifs remerciements vont à Michel Surya ainsi qu’à la librairie Vignes et à Jean-Sébastien Gallaire.
« l’histoire n’est pas dans la continuité elle est une explosion d’instants que le pouvoir ramasse après pour les ranger en ordre convenable »
(Bernard Noël, La Chute des temps)
Le Dictionnaire de la Commune de Bernard Noël paraît le 18 mars 1971, à l’occasion du centenaire de l’insurrection. Il deviendra vite une référence et sera réédité en 1978, 2001 et 2021. En laissant le lecteur libre de construire l’Histoire, il est en soi une façon révolutionnaire de rendre compte d’une révolution. Ce Dictionnaire a la particularité d’être écrit par un grand nom de la littérature, ce qui confère à ses articles une force et une beauté tout à fait uniques. Lorsqu’il l’a conçu, Bernard Noël a voulu créer « un nouveau genre littéraire [1] ». Pourquoi et comment a-t-il rédigé ce gros volume ? Il nous faut revenir en mai 1968…
« Comme l’amour, la révolution est ce qui fait tomber le ghetto qui existe entre les êtres [2] », dit Bernard Noël. Son désir de fraternité est comblé lors des événements de mai 68, qui ouvrent la perspective d’un changement de vie : « Je me souviens d’un soir, boulevard Saint-Germain, où tous les gens s’arrêtaient et parlaient entre eux sans problème, même s’ils avaient des opinions extrêmement contraires, c’est-à-dire que des gaullistes discutaient calmement avec ce qu’on appelle maintenant des gauchistes [3] », raconte-t-il.Mais la fraternité sera de courte durée…
À titre personnel, Bernard Noël vit aussi une rupture amoureuse, liée à l’échec des événements de mai. Cette double crise, à la fois intime et idéologique, le conduit d’abord à écrire, en janvier 1969, Le Château de Cène, un roman érotique comportant des scènes très violentes. Parallèlement, il s’interroge sur la faillite généralisée de l’utopie socialiste dans le monde et il entreprend des recherches sur la Commune qui représente à ses yeux un modèle inachevé « dont l’énergie demeur[e] latente et prête à fuser [4] », mais se terminant par un massacre. Le Château de Cène et le Dictionnaire de la Commune sont pour lui inséparables : « Dans le Château, la violence est restituée dans sa crudité à travers l’individu ; dans le Dictionnaire de la Commune, elle est saisie à travers l’Histoire. Dans les deux cas, j’affrontais l’impensable : en moi par la fiction ; dans la collectivité par le travail historique [5] », écrit-il à Serge Fauchereau.
Quelle pouvait bien être la conception communaliste de l’État ? se demande Bernard Noël. Pour le savoir, il entreprend la lecture des 141 journaux de mars, avril et mai 1871 à la Bibliothèque Nationale. Il est aidé en cela par une amie, Maud Sissung, qui se charge des titres qui n’ont eu qu’un ou deux numéros. « Très vite, dès que les fiches commencèrent à s’accumuler, la forme tant recherchée s’imposa avec une évidence indiscutable : le dictionnaire, et lui seul, donnerait à son lecteur le rôle que l’auteur rêvait de lui confier. Le dictionnaire, en effet, a l’avantage de ne fixer que des matériaux en laissant le lecteur libre de leur assemblage. […] Tout en allant de A vers Z, [il] ne va nulle part, il n’impose aucune continuité. […] C’est un texte sans hiérarchie, sans chronologie et, par nature, pluriel [6]. »
Dans un entretien avec Michel Camus, Bernard Noël ajoute : « C’était extrêmement pratique puisque dans l’ordre alphabétique, on peut classer très facilement tout ce qu’on veut. En plus, c’était très économique parce que cela me débarrassait de toutes les liaisons et considérations inutiles qu’il faut pour passer d’un chapitre à l’autre et d’un fait à un autre [7]. » En 2008, il précise : « Mon Dictionnaire de la Commune a été écrit dans l’ordre. Dans l’ordre des articles. Parce que ça me reposait de passer du coq à l’âne. Si j’avais dû, par exemple, écrire à la suite tout ce qui relevait de la philosophie, de Proudhon à Marx, cela m’aurait épuisé, je crois… Tandis que traiter de Proudhon et du proudhonisme entre prostitution et providence me donnait de l’air [8]! »
Le choix d’une présentation alphabétique s’explique également par le fait que Bernard Noël a travaillé pendant une dizaine d’années pour les dictionnaires Laffont-Bompiani, où il fut l’un des rédacteurs les plus actifs. Élaborer un dictionnaire pour rendre compte de la Commune est donc logique à ses yeux. Cela constitue, au début des années 70, une façon novatrice de présenter les événements historiques : « Les hommes, les faits, les sentiments, les idées, sont les matériaux de ce Dictionnaire : il les situe sans les insérer dans une construction qui les empêcherait de jouer [9]. » C’est au lecteur d’écrire l’Histoire, en circulant d’un article à l’autre pour se faire sa propre opinion. Il est intéressant de noter que de 1967 à 1970, Bernard Noël travaille chez les éditions Delpire où il contribue à créer la collection « Actibom », constituée d’albums de jeunesse qui invitent les enfants à être « interactifs » [10], comme les lecteurs de son Dictionnaire.
Dix-huit mois de travail seront nécessaires à la rédaction du Dictionnaire de la Commune. Bernard Noël précise que c’est le travail qui l’a « le plus longuement occupé [11] ». C’est Fernand Hazan qui va l’éditer. « Si j’ai pu convaincre Hazan de publier le Dictionnaire de la Commune, c’est qu’il avait édité une série de dictionnaires remarquables, notamment un dictionnaire de la civilisation égyptienne rédigé par les meilleurs spécialistes. Il y avait un dictionnaire de la Grèce antique… un dictionnaire de Rome, un dictionnaire, dont je m’étais un peu occupé, des civilisations africaines, dirigé par Balandier[12]… »
En 1970, il confie à une amie : « J’écris un gros livre sur la Commune de Paris. Ce sera mon travail politique – un peu mon devoir. Chaque jour j’ai des occasions de révolte : les flics partout, les arrestations arbitraires, etc. Il faut serrer les dents et penser à quelque chose de plus efficace que la révolte. Tout notre siècle, plus tard, semblera une interminable histoire de flics, de prisons, d’absurdité. Nous ne communiquons plus qu’au niveau de la blessure, le simple spectacle de la rue nous met à vif. Et quel fossé, entre ce spectacle et cela que nous poursuivons avec des mots. Quel désespoir auquel, finalement, il ne faut pas céder [13]. »
Le Dictionnaire de la Commune comporte près de 900 entrées mais pour la première édition, Bernard Noël doit retirer 72 articles parce que le chef de fabrication a acheté une quantité de papier insuffisante ! « Ce retrait fut une aberration éditoriale comme il en arrive de temps en temps ; j’avais bien sûr retiré des articles peu importants [14] », explique-t-il. Dans les éditions suivantes, les articles sont au complet. L’entrée Avènement est rebaptisée Autre chose. Le dictionnaire commence par un article consacré à Pierre Eugène Aab, un briquetier condamné à la déportation, que l’auteur a découvert dans le Maitron [15]. Cela lui permet « d’ouvrir avec le nom d’un communard anonyme, de faire revivre un de ces disparus qui n’ont jamais eu de voix [16]. » De nombreux articles sont constitués de citations. Bernard Noël a voulu ainsi prolonger l’esprit des slogans de Mai 68. C’est le cas du dernier article, Zone, tiré de Gustave Tridon : « Il y a dans chaque peuple de grandes zones d’ombre et de sang, mais c’est toujours du côté où poindra le soleil de l’avenir. » Beaucoup d’articles laissent entrevoir la langue poétique de l’écrivain, loin du style habituellement neutre des dictionnaires classiques, ainsi dans ces quelques extraits :
Affiche noire : « Les Allemands campèrent dans un quartier vide, auquel Paris, drapé de noir, tournait le dos. »
Déportation: « Les évasions échouèrent toutes, les forçats qui arrivaient à gagner la brousse étant repris par les Canaques, ravis qu’il existât des Blancs sur lesquels ils avaient le droit de se venger de leurs humiliations. »
Rimbaud: « Il est communard, non seulement d’opinion, mais d’être, car il partage aussi bien la révolte que l’idée. »
À propos de l’ouvrage de Bernard Noël, Luc Grand-Didier écrit : « Cette négation du dictionnaire comme autorité, sa transformation en livre de livres et lecture de lectures a directement à voir avec ce qui animait la Commune et en fondait l’originalité : la liberté, l’autonomie, la libre association [17]. » L’auteur du Dictionnaire aura donc réussi à traiter de la Commune en pratiquant les valeurs communardes, dans un parfait accord entre la forme et le fond.
[1] Entretien avec Chantal Colomb-Guillaume in Europe n° 981-982, janvier-février 2011, p. 11 ; repris dans La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 194.
[2] Les mythes de l’amour, entretien avec Jérôme Peignot, France Culture, 22/07/1972.
[3] Mutations et vie quotidienne, entretien avec Harold Portnoy, France Culture, 26/06/1971.
[4] Préface de Dictionnaire de la Commune, édition Mémoire du Livre, 2001, p. 11 ; reprise dans L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, 2011, pp. 62-63.
[5] « La Pornographie » in L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, 2011, p. 48.
[6] Préface de Dictionnaire de la Commune, op. cit., p. 11 ; reprise dans L’Outrage aux mots, Œuvres II, op. cit., p. 63.
[7] À voix nue, entretien avec Michel Camus, France Culture, 24/10/1991.
[8] En présence…, L’Amourier, 2008, p. 57.
[9]Préface de Dictionnaire de la Commune, édition Champs/Flammarion, 1978, pp. 5-6.
[10] Voici ce qu’on peut lire en page de titre des albums Actibom : « Actibom (acti comme actif et bom comme album) est un livre dont il ne suffit pas de tourner les pages. Regarde-le bien : il peut faire ce que tu veux. Une histoire ? Voilà, il la raconte. Une image ? À toutes les pages, il y en a plein la page. Des images très belles en noir, mais que tu peux aussi colorier, enluminer, découper, détacher, accrocher, offrir. Ainsi, chaque image, tu la refais à ta façon, et quand elle te satisfait, tu la détaches, tu l’encadres, et c’est un tableau de toi. Maintenant, à toi de jouer. »
[11] « L’Histoire, une lecture » in L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, 2011, p. 55.
[12] En présence…, op. cit., p. 17.
[13] Correspondance avec Pia Candinas, lettre du 27 juin 1970.
[14] Correspondance avec Nicole Martellotto, e-mail du 11 août 2019.
[15] Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français en 44 volumes, les Éditions Ouvrières, 1964 à 1997.
[16] Revue NU(e) n° 49, novembre 2011, p. 9.
[17] Luc Grand-Didier, « Le Dictionnaire de la Commune, un poème », in revue Europe n° 981-982, janvier-février 2011, p. 102 ; republié dans « Un fervent partisan de la Commune », Atelier Bernard Noël, octobre 2019.
Le parcours de Jean Frémon est jalonné, depuis son jeune âge, par des rencontres déterminantes qui l’ont amené à devenir à la fois un écrivain fécond et un galeriste de renom. « Jean a toujours eu besoin d’une activité sociale prenante, voire intense, mais son métier de galeriste, puis ses écrits sur la peinture, lui ont permis de réunir les deux faces de sa personnalité, et peut-être de concilier des vocations apparemment contradictoires [1] », écrit son ami Gérard Macé qui le connaît depuis la classe de seconde.
Des rencontres marquantes
Né en 1946, Jean Frémon se lie d’amitié, dès ses 14 ans, avec l’écrivain Pierre Morhange qui enseigne la philosophie dans son lycée, à Courbevoie. Il lui montre ses premiers textes et Morhange le met très vite en contact avec des auteurs importants comme Michel Leiris, Eugène Guillevic ou Henri Michaux. En 1963, le jeune homme crée, avec d’autres lycéens, une revue intitulée Strophes qui comportera neuf numéros. L’année suivante, il s’installe à Paris. Il suit des cours de Langues orientales et simultanément des études de droit à la faculté d’Assas, où il rencontre Paul Otchakovsky-Laurens qui devient un ami proche, dans une passion partagée pour la littérature.
C’est à cette époque que Jean Frémon achète Extraits du corps au « Pont traversé », une librairie de la rue Saint-Séverin tenue par le poète Marcel Béalu. L’ouvrage de Bernard Noël a paru quelques années plus tôt, en 1958. La couverture au liseré bleu et à l’étoile attire sans doute le regard de l’étudiant car les éditions de Minuit publient aussi Samuel Beckett, un auteur qui le passionne. « Extraits du corps a fait l’effet d’un détonateur. Un détonateur secret, je ne me souviens pas en avoir partagé la déflagration avec mes amis d’alors [2] », écrira-t-il. Dans ces années-là, Bernard Noël est aussi le nom d’un comédien célèbre que Jean Frémon croit être l’auteur des Extraits, ce qui le lui rend sympathique… Le quiproquo est vite dissipé.
Lorsqu’en 1967 Bernard Noël publie chez Flammarion La Face de silence, Jean Frémon voit dans ce recueil de poèmes un écho à l’écriture de Beckett – alors qu’aujourd’hui, il le rapprocherait plutôt de Michaux. Lors des événements de Mai 68, il fait la connaissance de Bruno Roy qui vient de publier un recueil de Bernard Noël, À vif enfin la nuit, dans sa toute jeune maison d’édition, Fata Morgana. Jean Frémon obtient sa licence de droit – comme son ami Paul – et il prépare un doctorat en Sciences politiques. Il travaille également aux éditions du Seuil (au service des droits étrangers) où il publie son premier livre, Le Miroir, les Alouettes, en 1969. Cette année-là, Le Château de Cène paraît en juin sous le nom d’Urbain d’Orlhac. Comme quelques autres, Jean Frémon sait qui se cache derrière le pseudonyme. Il achète plusieurs exemplaires du roman érotique pour les offrir à ses amies. L’écrivain Claude Fournet l’emmène chez Bernard Noël, impasse Saint-Denis. Claude Fournet repart peu après mais Jean Frémon reste jusqu’au lendemain. Cette première rencontre avec l’auteur admiré s’avère déterminante : « Instantanément, j’ai ressenti qu’une sorte de pacte venait d’être passé entre nous. Rien, jamais, depuis, n’a pu me laisser penser qu’il en était autrement [3], » se souvient Jean Frémon.
En 1970, il présente Bernard Noël à Paul Otchakovsky qui vient d’entrer comme lecteur aux éditions Flammarion. Ce sera le début d’un trio amical très actif puisque Paul deviendra l’un des éditeurs majeurs de Jean et de Bernard (voir notre article sur P.O.L). Bernard Noël et Jean Frémon se rendent ensemble aux réunions préparatoires d’un nouveau magazine, Politique hebdo, pour lequel ils écriront quelques articles. Vient en 1971 le temps du service militaire pour Jean Frémon. Il l’effectue à Paris, ce qui lui laisse une certaine liberté. Le soir de son retour dans la vie civile, il se rend à un vernissage rue Dauphine. Bernard Noël est là, en compagnie de Jean-Jacques Pauvert. La conversation s’engage et l’éditeur propose d’embaucher le jeune homme qui cherche du travail. Le voilà “directeur littéraire” des éditions Pauvert. En réalité, il fait surtout office de factotum et de coordinateur.
1971 est également l’année où Pauvert publie deux titres importants de Bernard Noël : Le Lieu des signes et Le Château de Cène, sous le vrai nom de l’auteur cette fois. Celui-ci est très vite convoqué à la préfecture de police, dans les bureaux de la brigade mondaine. Il est inculpé d’outrage aux bonnes mœurs. Son procès est prévu pour le 25 juin 1973. Jean Frémon et Paul Otchakovsky-Laurens se chargent de préparer sa défense. Au mois de mai, les deux jeunes gens organisent un comité de soutien à Bernard Noël. Ils parviennent à réunir plusieurs centaines de témoignages en sa faveur et ils contactent la presse. Grâce à un avocat de leur connaissance, Robert Badinter accepte de défendre l’accusé gratuitement. En dépit de cette mobilisation, l’écrivain est condamné (voir notre article sur Le Château de Cène).
Écrire ensemble
Le procès terminé, Jean Frémon et Bernard Noël décident d’écrire un livre à deux, sur le principe d’un échange de lettres. Cette correspondance se déroule d’août 1973 à février 1975. Fata Morgana la publie sous le titre Le Double Jeu du tu. « Cet échange m’a donné envie d’un travail que nous ferions ensemble, que nous signerions, mais où la part de chacun ne serait pas signée [4] », propose Bernard Noël dans sa lettre de conclusion. Grâce à Jacques Dupin et encouragé par Jean-Jacques Pauvert, Jean Frémon a rejoint en 1974 la galerie Maeght en tant que directeur adjoint. En 1975, Bernard Noël et lui rédigent en commun, pour Les Nouvelles littéraires, un article sur Le Sourire de Jonas, un roman de Jean Demélier que tous deux ont aimé.
Le désir germe alors d’écrire un poème ensemble . « Plus encore que l’échange de lettres, cet échange de poème – au singulier – fut écrit dans une grande exaltation. Nous étions convenus de répondre tout de suite, c’est à dire que si le moment ne s’y prêtait pas, il fallait différer la lecture du fragment reçu pour ne le découvrir qu’au moment où nous pourrions répondre [5] », note Jean Frémon. Ce long poème en trois chants, Partout des voix, est basé sur un fragment de Wittgenstein placé en acrostiche.
Il est ensuite question de créer un récit à deux voix mais le projet échoue car les auteurs ont une conception de l’écriture trop différente, ainsi que Bernard Noël l’explique à Jean Frémon : « Tu m’as assuré maintes fois construire tes romans et récits à partir de notes accumulées longuement qui se fondent dans le courant du récit. Pour moi, qui écris toujours de la première ligne vers la dernière, ta méthode est à peu près inimaginable [6]. »
Dans les années 80, les projets littéraires communs prennent une autre forme. Jean Frémon demande à Bernard Noël d’écrire pour quelques catalogues de sa galerie, qui deviendra « Maeght-Lelong » après la mort d’Aimé Maeght puis « Lelong » tout court en 1987. Pendant que Bernard Noël dirige la collection « Textes » chez Flammarion, il édite Échéance de Jean Frémon. Chacun est toujours attentif aux livres de l’autre qui vont paraître au fil des années. À propos des monologues publiés par Bernard Noël, Jean Frémon écrit en 2001 : « Comment et pourquoi Bernard Noël s’adresse à moi, à vous, nous parle, nous touche, ce fil-là, ce flux-là, qui est passé dans notre première poignée de mains, s’est prolongé dans deux tentatives communes qui n’ont pas beaucoup d’autre intérêt que d’avoir porté ce désir sans l’épuiser, c’est le même qui parle dans les monologues d’aujourd’hui [7]. »
Plus de cinquante ans après la première rencontre, ce courant fraternel continue de circuler entre eux, irrémissiblement…
Bibliographie croisée
De Jean Frémon sur Bernard Noël
« Dégager la vertèbre » (sur La Peau et les Mots de Bernard Noël), La Quinzaine littéraire n° 144, 1er juillet 1972.
« Lire Blanchot » (sur Deux lectures de Maurice Blanchot de Bernard Noël & Roger Laporte), La Quinzaine littéraire n° 166, 16 juillet 1973 ; repris dans L’Année littéraire 1973 (choix d’articles de La Quinzaine littéraire).
Fiche sur Bernard Noël pour l’encyclopédie Littérature de notre temps, fichier V, Casterman, 1974.
« Fable », in Bernard Noël, Givre n° 2-3, 1977.
« Inventaire des rythmes », in Bernard Noël, la moitié du geste, Cahiers Collectifs n° 8, 1984.
« Une autre fable », préface à la réédition de Extraits du corps, Unes, 1988. (« Fable », « Une autre fable » et « L’Inventaire des rythmes » ont été repris dans Le Singe mendiant, P.O.L, 1991.)
« So fing es heimlich an », in Dossier Bernard Noël, Fusées n° 5, Carte Blanche, 2001.
« L’Outrage », in Bernard Noël : le corps du verbe, ENS éditions, 2008.
La Blancheur de la baleine, P.O.L, 2023.
De Bernard Noël sur Jean Frémon
« Au bord du fiasco » (sur Ce qui n’a pas de visage de Jean Frémon), Les Nouvelles Littéraires n° 2529, 22 avril 1976.
« Ceux qui marchent sur maintenant essaient d’apercevoir les signes du jadis qui pourraient éclairer le sens de leur chemin [1]. »
« L’archéologue a longtemps fait mine de chercher des objets alors qu’il voulait trouver le temps d’avant le temps compté [2]. »
Une longue passion
L’archéologie a depuis longtemps passionné Bernard Noël : « Mon adolescence a été obsédée par l’exploration des souterrains médiévaux, raconte-t-il. J’avais une passion. Je me rappelle qu’à quinze ou seize ans, j’ai situé avec un pendule l’emplacement d’un souterrain, puis creusé pendant des jours un puits pour atteindre le souterrain qui, en effet, se trouvait bien exactement là. […] Un effondrement l’obstruait au bout d’une trentaine de mètres. Je me souviens que le soir où mon puits a crevé la voûte du souterrain, tout le village est accouru. On m’a passé une corde sous les épaules et je suis descendu avec une lampe électrique. L’eau s’était accumulée dans le passage : j’en avais jusqu’à la ceinture. Je n’en menais pas large mais j’ai tout de même essayé d’avancer entre les parois luisantes. Ça glissait beaucoup et je n’y voyais pas grand-chose. Je suis remonté et j’ai installé un siphon qui a vidé l’eau dans la nuit [3]. » Plus tard, Bernard Noël écrira son plaisir de déambuler dans un village antique de Syrie ou dans les ruines du Mont Athos.
André Leroi-Gourhan
Dans les années 60, il découvre les livres de l’archéologue André Leroi-Gourhan (1911-1986) dont il dit : « C’est un homme que j’admire particulièrement parce qu’à la différence de tous les autres philosophes contemporains, il a réfléchi sur l’instrument qui nous sert à penser, sur la formation du cerveau [4] ». Dans les travaux de Leroi-Gourhan, Bernard Noël trouve des réponses à ses propres questionnements sur les origines de la pensée et de l’écriture. « J’ai une obsession qui n’est pas résolue et qui est de toujours me demander : qu’est-ce qui se passait dans le corps humain avant que l’homme soit capable d’écrire ? Et avec l’idée que si j’arrivais à pratiquer cette archéologie sur moi-même, puisque je n’ai pas d’autre sujet de fouille, j’arriverais à projeter ce qui se passe dans le rapport de la vie et de l’écriture [5] », explique-t-il à Alain Veinstein. L’écrivain considère comme « capital » Le Geste et la Parole, un ouvrage de Leroi-Gourhan qui propose une analyse paléontologique du langage. Il le mentionne à de multiples reprises dans des entretiens.
1989 est décrétée « Année de l’archéologie » par le ministère de la Culture. À cette occasion, Raoul Sangla tourne pour FR3 un documentaire sur une douzaine de sites de fouilles : L’archéologie, une idée à creuser. Bernard Noël lit un texte en voix off et il est l’enquêteur du reportage. Il se rend sur place pour interviewer les archéologues procédant à des investigations terrestres, maritimes ou aériennes. L’une des séquences du film se déroule à Pincevent, dernier site fouillé par Leroi-Gourhan avant sa mort. Celui-ci a révolutionné l’archéologie en inventant une nouvelle pratique : le « décapage horizontal » des sols d’habitat. Contrairement à la technique classique de fouille verticale des couches géologiques, le procédé mis au point par Leroi-Gourhan consiste à dégager avec soin une zone plane afin d’étudier la disposition des vestiges. « C’est à plat qu’il faut mettre l’Histoire afin de sentir la bonne épaisseur de terreau de temps et d’humanité qui en est la chair [6] », écrira Bernard Noël.
De la présence qui prend forme
Arrivé dès le matin à Pincevent, l’écrivain se rend seul sur le site magdalénien pendant que l’équipe du film se prépare. Devant la « page de terre », il éprouve un choc plus bouleversant pour lui que la vision des pyramides ou de l’Acropole : « La fouille a dégagé les traces laissées là par un campement de chasseurs de rennes, il y a dix mille ans. Ces traces maintenant sont ici les signes de leur propre écriture : elles apparaissent en relief comme les lettres dont on bosselle une page afin que les doigts des aveugles puissent les lire. Je vois, qui font pareillement signe sous le toucher des yeux, les restes d’un foyer, quelques pierres et les os qu’elles ont rompus pour en tirer la moelle, plus loin un jet de cendres. […] Mon corps accueille et ressent une émotion qui brusquement le marque à jamais du sens de tout cela tandis qu’il voit, et déjà ne voit plus, s’élever les ombres de ceux qui mangèrent la viande et cassèrent les os. De toute page réellement écrite comme de toute peau réellement caressée monte la même fumée à figures, et c’est de la présence qui prend forme [7]. » Par la suite, Bernard Noël évoquera fréquemment l’apparition des hommes de Pincevent comme métaphore de l’écriture.
Cette perception de présences émanant du sol apparaît déjà, comme une prémonition, dans un poème écrit en 1981 : « nous / sur notre pierre / et parallèles à l’en-dessous / nous sentons nos os / et autour d’eux cette émotion / qui est la terre des dieux / l’invisible terre / où fume / la présence / ils sont morts / eux aussi et maintenant / la pensée se lève et garde / en son lever / l’imminence [8] ».
Le forteresse de Salses
Dans les années 2000, la productrice Anne-Marie Clais initie pour FR3 le tournage de treize documentaires sur des sites du patrimoine. Cette série, intitulée « Lieux de mémoire », a pour principe de mêler interventions d’historiens et textes d’écrivains rédigés spécialement pour chaque film. Bernard Noël est chargé d’écrire sur la forteresse de Salses, située dans les Pyrénées-Orientales. Le réalisateur Laurent Bouit conçoit son film à partir du texte sur la « gigantesque machine de pierres et de briques couchée au milieu de son trou ». Les mots de Bernard Noël, lus en voix off par le comédien Hubert Saint-Macary, cherchent à faire ressurgir les « ombres privées de corps » qui ont guerroyé dans la forteresse.
Écrire et fouiller
Les textes noëliens fourmillent d’allusions à l’archéologie. « Écrire et fouiller se ressemblent [9] », constate Bernard Noël. En effet, il considère la page blanche comme un territoire sur lequel vont surgir les mots. C’est ce qu’il appelle « l’espace du poème ». Il le borne par un nombre de lignes prédéterminé et par le choix d’une métrique, comme Leroi-Gourhan délimitant sa zone de fouilles. Il s’agit ensuite de laisser monter à la surface les signes ensevelis, en essayant de capter en soi ce que Bernard Noël nomme “l’oublié” et Rabelais « les paroles gelées ». « L’exercice de l’écriture, pour peu qu’il soit débarrassé d’intentions, fait surgir et s’exprimer des éclats de l’immense dépôt commun que notre langue recueille depuis toujours. Aucune parole n’est perdue mais toutes sont oubliées en attendant que nous reviennent par l’écriture des parties impersonnelles de ce que nous savons sans le savoir [10]… » Lorsque le poème advient, il est un « événement spatio-temporel ». Au lecteur ensuite d’être l’archéologue déchiffrant les traces laissées par l’auteur…
Le film est disponible en dvd (éditions Montparnasse).
[1] Jean-Paul Philippe : archéologies intérieures, avec Antonio Prete, Fonds Mercator, 2008.
[2] « Écrire = Penser », in Le Nouveau Recueil n° 82, Champ-Vallon, 2007 ; repris dans La Place de l’autre,Œuvres III, P.O.L, 2013.
[3] L’Espace du poème, entretiens avec Dominique Sampiero, P.O.L, 1998.
[4] Ibid.
[5] Bernard Noël, du jour au lendemain, entretiens avec Alain Veinstein, L’Amourier, 2017.
[6] Texte écrit pour le documentaire de Laurent Bouit sur la forteresse de Salses, 2003.
[7] Le Tu et le Silence, Fata Morgana, 1998 ; repris dans Les Plumes d’Éros,Œuvres I, P.O.L, 2010.
[8] L’Été langue morte (Chant II),Fata Morgana, 1982 ; repris dans La Chute des temps, Poésie/Gallimard, 1993, puis dans Les Plumes d’Éros,Œuvres I, P.O.L, 2010.
[9] Texte écrit pour le documentaire de Raoul Sangla sur l’archéologie, 1989.
[10] Le Livre de l’oubli (4e de couverture), P.O.L, 2012.
En complément de cet article, on pourra lire :
Bernard Noël, « Le Goût de l’ombre« (texte sur les corps de Pompéi) in Ombre, trilogia, avec Alain Volut et Arturo Carlo Quintivalle, Electa Napoli, 2000.
Hugues Marchal, « Des corps en extension : Bernard Noël et André Leroi-Gourhan », in Bernard Noël : le corps du verbe, actes du colloque de Cerisy consacré à Bernard Noël, ENS Éditions, 2008.
Le 19 octobre 1977, de Bernard Noël,paraît en mai 1979 chez Textes/Flammarion. « Je crois qu’on n’avait jamais mis de date comme titre d’un roman[1], » remarque l’auteur. André Pieyre de Mandiargues présente ainsi ce livre : « [Le 19 octobre 1977], sur les quais, un «personnage de récit» qui s’exprime à la première personne et qui évoque assez l’auteur pour que je l’appelle B.N. ouvre un livre à la reliure aveugle dont s’échappe une photographie qui, un instant, le bouleverse sans que vraiment il l’ait vue et pour laquelle il achète le livre. Puis B.N. s’en va dans le présent qui tourbillonne, confuse actualité, flocons d’amitié ou d’amour, d’humour et d’érotisme, de labeur et de paresse, de politique et d’histoire, flocons qui sont sa (notre) vie, fleurie parfois d’un sexe nu, tourmentée par l’annonce de la torture ou de la mort des autres, en attendant ce que nous ne savons que trop…
Le livre où est la photo, B.N. l’a scellé de bandelettes de papier. Un an plus tard, le 19 octobre 1978, B.N. reçoit d’une amie un paquet qui contient le récit fatidique de Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, dont il relit quelques pages. Avec une sorte de colère, alors, il prend le livre qui attendait depuis douze mois d’être découvert et rompt les sceaux. Il s’agit d’Arrêt de mort de Vicki Baum, et des pages exagérément romancées jaillit la terrible image, photo d’un corps fracassé, mutilé, supplicié probablement, une femme : Carmen Juana Cisneros, que falleciò en octubre [2]. » D’un Arrêt de mort à l’autre, un étrange effet se répète : en découvrant la photo glissée dans le livre de Vicki Baum, B.N. est pris de malaise, comme ce fut le cas dans un train, des années auparavant, pendant la lecture du livre de Blanchot au titre similaire[3].
Du matériau pour la pensée
Bernard Noël s’explique sur ce livre qu’il a qualifié de « premier monologue extérieur[4] »: « À partir du moment où j’ai commencé à travailler sur le visible, je me suis rendu compte que la vie intérieure ne contient rien que du visible : la pensée abstractise mais toujours à partir de données réelles. Tout se passe comme si nous transformions sans cesse, mais toujours par ressemblance, des éléments empruntés au réel, des images. La pensée est un monologue associant des images extérieures qui peu à peu se transforment : l’image réelle devient métaphore et celle-ci devient un concept. Mon désir était de faire sentir, à travers des choses assez simples, comment elles deviennent pensée, et pensée jouissante [5]. »
Des extraits de conversations et de lettres, l’ombre d’une grille, des citations d’ouvrages, une pétition reçue, une liste de courses, voilà, parmi tant d’autres, les « choses simples » qui servent pour Bernard Noël de « matériau à la pensée [6] ». « La pensée est un phénomène physique dans lequel le corps trouve un plaisir [7] », dit-il. Cette jubilation passe par le regard. « Dans les trois parties du livre, le regard est le liant de tout ce qu’il se passe : tout est regardé et interrogé à travers le regard. Ce qui sous-tend et entraîne le récit est la volonté d’écrire sous forme d’instantanés, comme on prend des photographies. […] C’est l’écriture mise au service du rapport que l’on peut avoir avec le réel : comment exprimer le réel, comment tenter d’inventer une forme de réalisme très direct, très brut[8] ? »
Denis Roche a lu Le 19 octobre 1977 : « C’est un livre où j’ai constamment l’impression d’une circulation – au sens propre du terme – de mots, de phrases, de dialogues ; je suis frappé par l’importance des dialogues. Il y a une espèce d’opacité des personnages qui fait qu’on ne les voit pas, on ne les regarde pas vraiment et qu’on a l’impression, en tant que lecteur, d’être toujours occupé à regarder les mots qu’ils sont en train d’échanger, les dialogues qui sont en train d’avoir lieu. En plus Bernard établit une circulation (escaliers, pièces, objets qui sont sur la table et autres choses comme ça) et on est tout le temps soumis à cette circulation tantôt très lente ou très rapide, très vibratile. C’est un livre qui m’a beaucoup frappé par un sensualisme très fort qui fait que l’écriture n’est vécue ni par l’écrivain ni par le lecteur comme une notion abstraite ou théorique mais comme quelque chose qui est constamment en relation avec les corps humains, sans que les corps soient les sujets du livre. C’est ce qui se passe entre eux, ce qui circule entre eux sans arrêt qui me paraît être absolument le sujet du livre[9]. »
Quelques clefs
Omniprésence du 19
Le 19 est un nombre majeur pour Bernard Noël : il est né un 19 novembre. Cette date-anniversaire est celle de nombreux achevés d’imprimer : Souvenirs du pâle, Le Livre de Coline, Le tu et le silence, Un livre de fables, etc. Quant au « 19 octobre », il jalonne tragiquement la vie personnelle de l’écrivain : c’est le jour de 1971 où le peintre François Lunven, l’un de ses amis les plus proches, s’est défenestré [10], comme précédemment Unica Zürn (19 octobre 1970). En 1984, Henri Michaux, cher à Bernard Noël, meurt également un 19 octobre. Plusieurs achevés d’imprimer sont datés de ce jour funeste : D’une main obscure, Le Château de Hors, Bruits de langues, etc.
À la page 25 du roman, on retrouve le 19 : « J’ai noté le passage du temps au moyen de barres ou bâtons tracés par rangées de 19, selon une manière de compter à laquelle j’ai donné le nom de maya-moins-un. » De même page 26 : « Je m’oblige […] chaque matin à ouvrir quelques-uns de mes livres à la page 19. »
DES PERSONNAGES Masqués
Des amis de Bernard Noël apparaissent dans le roman, sous une forme plus ou moins cryptée. On pourra deviner les noms de Ramon Alejandro, François Lunven, Louis Aragon, Denis Roche, Peter Handke, Jan Voss et quelques autres. Des propos de Jacques Sojcher sont repris par le « philosophe » de la troisième partie. Page 20, on reconnaît Roland Barthes derrière « B., un écrivain à la mode ». Celui-ci vient alors de publier Fragments d’un discours amoureux.
Est évoquée aussi, page 135, la « Petite Âme », figure féminine troublante présente dans deux autres textes de Bernard Noël. C’est au début des années 60 que l’écrivain a rencontré cette comédienne. Elle s’est ensuite éloignée mais n’a pas manqué d’envoyer chaque année une lettre à B.N. pour son anniversaire, en lui précisant : « Ne cherche pas à me répondre, je suis introuvable… » Sachant que son amie lit tous les livres qu’il publie, Bernard Noël a l’idée de lui faire signe à travers Le 19 octobre 1977 pour lui exprimer son désir de la revoir. Il raconte, dissimulé derrière la 2e personne du singulier : « Tu as écrit un roman et cité, dans le cours du récit, quelques passages de lettres reçues, en soulignant ton désespoir d’être réduit au silence quand un échange serait si nécessaire. Ce roman est sorti au printemps. La réponse est arrivée, ponctuellement, pour ton anniversaire, à la fin de l’automne. La Petite Âme était heureuse de ton signe, mais elle ne changerait pas d’attitude. Jamais [11]. »
À propos des messages glissés dans Le 19 octobre à l’intention de cette femme, B.N. révèle : « C’était […] une solution désespérée parce que mon livre, tout aussi discrètement, s’adressait à une autre femme dont j’aimais tellement le regard, et derrière lui le corps qu’il fleurissait de lumière, que cet amour aurait dû lui crever les yeux [12]. » Carmen Juana Cisneros, la femme torturée aux yeux crevés, serait donc le double monstrueux de l’amante au beau regard…
Des clefs énigmatiques, des citations secrètes, des mises en abyme, de vraies ou fausses confidences, des réflexions philosophiques et poétiques, tout ces ingrédients littéraires font du 19 octobre1977une expérience jouissive pour la pensée de ses lecteurs.
[1] « À voix nue », entretien n° 3 avec Michel Camus, France Culture, 23/10/1991.
[2] Bernard Noël aujourd’hui, plaquette publiée par les éditions Flammarion en 1979 pour accompagner la parution du roman. La couverture comporte un extrait du manuscrit. Le texte d’André Pieyre de Mandiargues constitue la préface de l’édition Gallimard de 2006.
[3] Voir à ce propos le texte de Bernard Noël « D’une main obscure » in Deux lectures de Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1973 ; ce texte a été édité séparément chez Fata Morgana en 1980.
[4] Quatrième de couverture du roman.
[5] Émission « Un livre, des voix » consacrée au 19 octobre 1977, France Culture, 04/07/1979.
[6] Quatrième de couverture, op. cit.
[7] Émission « Un livre, des voix », op. cit.
[8] Entretien n° 2 avec Irène Lichtenstein, France Culture, 20/02/1982.
[9] Émission « Bruits de pages » d’Alain Veinstein, France Culture, 20/06/1979.
« Les signes n’ont de sens que dans la mesure où ils contiennent la vie même. »
Olivier Debré (entretien radiophonique avec Bernard Noël, 1993)
DU LIVRE DE L’OUBLI À L’ESPACE DU SOURIRE
C’est par l’intermédiaire de la revue Clivages et de son directeur, Jean-Pascal Léger, que Bernard Noël rencontre Olivier Debré en 1975. En 1979, il écrit le premier volet de ce qui devait constituer une trilogie comprenant Le Livre de l’oubli, Le Livre des rêves et Le Livre de la mort. Seul Le Livre de l’oubli sera écrit. Il paraît chez André Dimanche en 1985 avec huit gravures d’Olivier Debré.
Melina Balcázar, docteure en littérature, retrace l’itinéraire de cette œuvre à deux [1] : Au moment de la réédition du [Livre de l’oubli] en 2012, chez P.O.L, Bernard Noël racontait dans ces termes la lente gestation du projet : « Ce livre était resté en panne, par la faute d’un éditeur qui nous avait commandé à Olivier et à moi un ouvrage qui était sans titre à l’époque. Mais j’avais envie que ce livre avec Olivier m’entraîne dans un travail grave, donc j’avais écrit ce Livre de l’oubli pour le donner à Olivier […] À l’époque, c’était pour moi le départ d’un travail assez long et important. Je pensais à partir du Livre de l’oubli écrire une trilogie […]. Mais j’ai été découragé par le premier éditeur qui nous avait commandé ce livre et puis qui a reculé devant la taille des gravures d’Olivier Debré alors que cette taille correspondait à ce qu’il avait demandé […] Et ensuite ce livre a mis assez longtemps à paraître, bref, ce fut très compliqué, ce qui m’a dégoûté et découragé de mon entreprise [2]. »
Malgré ces difficultés, Le Livre de l’oubli reste ce précieux témoignage de leur collaboration, fondée sur l’adresse à l’autre et une interrogation commune sur le langage. Car l’une des ambitions d’Olivier Debré est justement de constituer un langage, comme il y eut, dit-il, un langage perspectiviste, impressionniste, cubiste, comme chaque génération a eu le sien. Chez lui, le langage, dans ses règles, ses conventions fixes, ne s’oppose pas au sentiment ; au contraire, lui seul rend possible l’expression du sentiment le plus intime et le plus spontané [3]. Et c’est ce qui captive Bernard Noël : «Le signe-surface d’Olivier Debré va dans le sens de ce désir. Il fonde une langue qui ne repose plus sur l’articulation, mais sur la saisie immédiate. Rien à lire en lui parce qu’il est entièrement visuel. Pour la première fois, l’intériorité s’exprime à travers quelque chose qui n’est pas une image tout en étant une visualisation ; mais, nouveauté sans précédent, cette visualisation s’effectue directement à l’extérieur, et sans l’intermédiaire du lisible [4].»
Le Livre de l’oubli a été répertorié comme l’un des cinquante plus beaux livres du XXe siècle lors de l’exposition « 50 livres illustrés depuis 1947 », organisée à la Bibliothèque Nationale en 1988.
Portraits de Bernard Noël par Olivier Debré
Bernard Noël cite souvent une phrase d’Olivier Debré qui l’a marqué : « Mon corps va jusqu’où vont mes yeux. » Dans un entretien avec Dominique Sampiero, il raconte : « J’ai toujours été frappé, dans mes discussions avec Olivier Debré, par sa conception particulière de l’espace. Il faudrait qu’il écrive un livre, un jour, à ce sujet. J’étais avec lui au Yémen, et tout à coup il est tombé en extase devant la ruine d’une hutte bédouine. Il venait de voir là ce dont il me parle souvent, une architecture informelle. Il m’a expliqué que, malgré tous nos acquis scientifiques, nous vivions toujours dans la hutte néolithique de la découverte de l’horizontale, de la verticale et de l’angle droit. Et lui recherche une nouvelle architecture, une architecture informelle, c’est-à-dire un espace qui ne serait plus réglé par l’angle droit [5]. »
Olivier Debré et Bernard Noël au Yémen lors des repérages de « La Bataille navale », film de Patrick Brunie
Les ouvrages réunissant Bernard Noël et Olivier Debré sont multiples : livres d’artistes, catalogues, poèmes illustrés, monographies. L’ultime livre à deux s’intitule Espace du sourire (1998). Il comporte 21 gravures d’Olivier Debré et autant de poèmes de Bernard Noël. Le sourire, ce « signe qui change l’expression du visage sans être distinct de la surface qu’il transforme [6] », est cher à Olivier Debré ; il en a dessiné, peint et gravé durant toute sa vie. « Olivier a rêvé, non, a pensé à une exposition qui rassemblerait tous les aspects de son travail autour du sourire : elle n’a pas eu lieu. Le sourire est le signe par excellence de la relation humaine : il dit la présence et il la diffuse vers l’autre à travers l’espace. Il représente, entre Olivier et nous, une réserve d’avenir [7]. »
Bernard Noël lisant Espace du sourire
Olivier Debré disparaît le 1er juin 1999. « Il était le plus vivant : il est mort. Ce choc, qui l’a mis tout entier au passé, n’a pas seulement déchiré le temps, ni l’amitié, c’est un trou dans la vie [8] », écrit Bernard Noël. Le 9 juin, un hommage officiel est rendu à l’artiste à la Comédie-Française dont il a peint le rideau de scène. Lors de la cérémonie, Bernard Noël prononce un bref discours qu’il note dans son journal :
(Ce texte a été publié dans l’ouvrage collectif Pour Olivier Debré.)
Sur le peu de corps, gravures d’Olivier Debré, Les Cahiers des Brisants, 1990.
Trois états du toi, avec Mathieu Bénézet et Bernard Vargaftig, lithographies originales d’Olivier Debré, La Sétérée, 1992. Le texte de Bernard Noël s’intitule : « Qui est son visage II ».
Espace du sourire, Médiathèque du Mans, 2000. Cet ouvrage est la reproduction en petit format du livre d’artiste de l’attentive. Il est augmenté du texte « Le Signe et le Sourire », de Bernard Noël.
Les liens amicaux et littéraires entre Bernard Noël et Denis Roche sont multiples. Nous les avons déjà abordés dans nos articles de févrieret juin 2019. En 1992, la revue Java a publié, dans son neuvième numéro, un dossier intitulé « Denis Roche vingt ans plus tard ». Bernard Noël y a contribué avec « L’énerlangumène », un texte dans lequel on retrouve une thématique qui lui est chère : celle du parallélisme entre le sexe, qui reproduit l’espèce, et la langue, qui perpétue la pensée, dans un jaillissement corporel du bas vers le haut. La republication de ce texte est ici augmentée d’un apparat critique.
La revue Java était dirigée par Jean-Michel Espitallier et Jacques Sivan.
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Bernard Noël photographié par Denis Roche
Dédicace de Denis Roche au verso de la photographie de Bernard Noël
Amstramgram
En 1978, Gérald Bloncourt a photographié Denis Roche, Claude Royet-Journoud et Bernard Noël examinant un stylo Montblanc dans le jardin du Luxembourg. Cette série a paru dans le n° 7 de la revue Land (octobre 1983).
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Merci à Jean-Paul Morin et à Marie-Noëlle George d’avoir reproduit pour nous la série « Amstramgram », issue du riche fonds de la Poéthèque de la Cave littéraire de Villefontaine.
Nos remerciements vont également à Françoise Peyrot-Roche, Bernard Plossu, Éliane Kirscher et Bernadette Griot.
Nous exprimons notre vive gratitude à Bertrand Verdier sans qui cet article ne serait pas.
Penser à plusieurs : il me semble que c’est par là qu’il faut politiquement reprendre les choses. (Lettre de Michel Surya à Bernard Noël, 24 septembre 1996)
Affinités électives
Comment naît l’amitié ? Celle qu’entretiennent Bernard Noël et Michel Surya débute sous la double égide de Paule Thévenin – amie commune – et de Georges Bataille. En 1987 paraît aux éditions Séguier La Mort à l’œuvre, de Michel Surya, un épais volume qui constitue la première biographie de l’auteur d’Histoire de l’œil. Le 25 juin, un débat sur Bataille réunit au centre Pompidou Jean-Claude Renard, Philippe Sollers, Bernard Noël, Paule Thévenin et le jeune biographe. Après la discussion, Paule et ses deux amis Bernard et Michel décident de se rendre à pied rue Séguier où se termine un vernissage. Michel Surya admire les livres de Bernard Noël depuis plusieurs années mais, bien que très marqué par quelques-unes de ses lectures publiques, il ne l’a jamais abordé. Ce soir-là, dans les rues de Paris, leur rencontre est heureuse et l’entente évidente.
Michel Surya a découvert l’écriture de Bernard Noël avec Le Château de Cène. Viennent ensuite Les Premiers Mots. Fortement marqué par ce texte, il écrira en 2001 que c’est pour lui le livre de Bernard Noël “où sont déjà tous ses livres, où chacun l’est à son point le plus haut, à la tension duquel chacun depuis se tient [1].” Dans certains ouvrages de Michel Surya, on peut percevoir l’impact qu’a eu ce récit sur sa propre écriture ; ainsi, dans Le Mort-né, ce passage : “On ne t’a pas approché longtemps, parce que tu aurais pué. Tu auras donc été cette puanteur qu’on t’a dite, à laquelle il aurait mieux valu échapper, à défaut de savoir la faire disparaître [2].” Dans le texte de Bernard Noël, on lit : “Vous regrettez vraiment que les mots soient une mort inodore. Vous voudriez que votre bouche pue chaque fois que vous articulez un mot.” Michel Surya signera une préface pour la réédition des Premiers Mots en 2003.
Extraits du corps et Poèmes I constituent également de forts repères littéraires pour Michel Surya dès sa jeunesse, “œuvres essentielles à tous égards pour moi, alors et encore [3]”, dit-il. Ce qui l’attire puissamment dans cette écriture c’est qu’elle est tout entière engagée, non seulement par ses textes politiques mais jusque dans sa poésie. Michel Surya nomme cela le Polième, mot-valise fusionnant « politique » et « poème ». Dans un essai éponyme paru en 2011 [4], il démontre comment Bernard Noël pratique, quelles que soient les formes de son écriture, le dérèglement de tous les sens rimbaldien, propice à la révolution. « L’amitié qui me lie si fort à toi, à ta vie, à tes livres, ne pouvait être complète que parce qu’il n’y pas jusqu’à toi, ta vie, tes livres, que la politique ne pénètre, n’inspire [5] », lui écrit Michel Surya dans une lettre.
Le premier abonné de Lignes
1987, l’année de la rencontre, est aussi celle où Michel Surya lance la revue Lignes (avec un numéro sur Gorbatchev qui paraît en novembre). Bernard Noël en est aussitôt le premier abonné et soutient sans faille Lignes encore aujourd’hui. « Une revue, dit Michel Surya, c’est l’espace que dessinent des gens ensemble, convaincus qu’ils sont chacun qu’ils ne pourraient pas penser seuls ce que le monde les invite à penser [6]. » Bernard Noël devient membre du comité de rédaction et il signe, à ce jour, quatorze contributionspour Lignes, la seule revue qui, selon lui, « ose traiter le politique comme le lieu par excellence de la pensée [7] ». En 2007, il écrit : « À la pensée de tous les mensonges qui sont la vérité du pouvoir, un sursaut fait tomber de ma table une pile de Lignes, juste au bon moment pour que surgisse la prise de conscience d’une présence que portent des milliers de pages […]. Et voilà que ce travail considérable, assumé tout au long de vingt années par le même homme et s’ajoutant à son œuvre personnelle, voilà qu’il me semble brusquement tirer la langue et défier le désastre [8]. »
Lignes, ce sont aussi des éditions. Bernard Noël y publie Artaud et Paule (2003), L’enfer, dit-on et Le Retour de Sade (2004), ainsi qu’une réédition du Lieu des signes (2006). Il préface Textes 1962-1993, livre qui rassemble les écrits de Paule Thévenin sur les importantes figures du monde littéraire et artistique qu’elle a connues (2005).
Interactivité
La bibliographie des deux auteurs et leur correspondance témoignent d’une émulation mutuelle : l’écriture de l’un suscite celle de l’autre, et inversement. En 1992, Michel Surya publie chez Gallimard une nouvelle édition de La Mort à l’œuvre. Dès la lecture du premier chapitre, portant sur l’enfance de Georges Bataille, Bernard Noël est saisi d’une brusque envie d’écrire un monologue. Ce sera La Maladie de la chair. « Mon récit […] se réfère à la situation de Georges Bataille confronté, tout au long de son enfance, à un père tabétique. Je savais cela depuis longtemps, mais quand j’ai lu le récit de cette enfance dans la seconde version de la biographie écrite par Michel Surya, un besoin immédiat d’écrire cette histoire m’a saisi. C’était si impérieux que j’en ai écrit la moitié en quelques jours – puis long silence que j’ai cru définitif. Trois cent soixante-sept jours plus tard, dans l’avion pour Mexico, j’ai terminé la phrase demeurée en suspens [9] », explique Bernard Noël.
En 1996, Michel Surya publie Théorèmes de la domination [10]. Bernard Noël lui écrit : « Vos Théorèmes m’occupent tellement que je me suis mis à écrire des fragments en réplique [11]. » Ces fragments paraîtront en 1997 dans la réédition de La Castration mentale. C’est une tentative « non pas de reprendre ni de répondre, mais de se jeter dans l’élan afin de partager la pensée [12]… » Michel Surya lui répond : « C’est peut-être la plus inattendue des rencontres que j’imaginais que nous pouvions faire. Vos Théorèmes s’ajoutent aux miens, les consolidant, les nuançant, en suscitant chez moi de nouveaux, qu’à leur tour je voudrais voir, etc. Non pas bien sûr pour le béat plaisir de l’écho, mais parce que cela joue quelque chose de ce que c’est que de penser à plusieurs, ce que d’aucuns appellent d’un mot maintenu déjà abusé : une communauté [13]. » En 2010, Bernard Noël dédie à Michel Surya uneLettre verticale.
En janvier 2015, Michel Surya écrit à Bernard Noël : « Rangeant pendant les fêtes, j’ai relu des lettres de toi de 2002-2003. Magnifiques lettres. Et je rêvassais de nouveau à un livre de dialogue que nous pourrions écrire [14]. » Ce livre verra finalement le jour en 2020. Il s’intitule Sur le peu de révolution. Constitué d’extraits choisis de leur correspondance, il porte sur la révolution, leur rêve depuis toujours partagé.
[1] Michel Surya, « La bête à mots », in « Dossier Bernard Noël », Fusées, n° 5, 2001 ; repris dans Humanimalités, Léo Scheer, 2004.
[2] Michel Surya, Le Mort-nésuivi de Eux, Al Dante, 2016.
[4] Michel Surya, Le Polième (Bernard Noël), Matériologies IV, Lignes, 2011.
[5] Bernard Noël, Michel Surya, Sur le peu de révolution, La Nerthe, 2020.
[6] Entretien de Michel Surya avec Alain Veinstein pour l’émission Du jour au lendemain, France Culture, 27 janvier 1998.
[7] Bernard Noël, « Théorèmes de la domination », in La Castration mentale, P.O.L, 1997.
[8] Bernard Noël, « De l’impuissance ? », in « Vingt années de la vie intellectuelle et politique (1987-2007) », Lignes n° 23-24 nouvelle série, novembre 2007. Repris dans L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, 2011.
[9] Bernard Noël, « Entretien avec Jacques Ancet », Prétexte n° 16, 1998 ; repris dans Jacques Ancet, Bernard Noël ou l’éclaircie, Opales, 2002.
[10] Michel Surya, « Théorèmes de la domination », Lignes n° 27, février 1996 ; puis en livre, Talus d’approche, 1996.
[11] Bernard Noël & Michel Surya, Sur le peu de révolution, op. cit.
[12] Bernard Noël, « Théorèmes de la domination », in La Castration mentale, op. cit.
[13] Bernard Noël, Michel Surya, Sur le peu de révolution, op. cit.
[14] Ibid.
Bibliographies croisées
De Bernard Noël vers Michel Surya
“Pris à la langue”, préface à Exit, Séguier, 1988. Réédition Farrago, 2001. Et préface à Récits/Relatos, Incorpore, 2014.
« Théorèmes de la domination », inLa Castration mentale, P.O.L, 1997.
“Lettre verticale” in Présent de papier, Jacques Brémond, 2010 ; reprise dans Contre-Attaques n° 1, Al Dante, 2010.
Extrait de la conférence sur la biographiedonnée par Michel Surya dans le cadre de la journée d’études du 19 novembre 1998 à l’université Paris VII, in Entretiens sur la biographie, Séguier, 2000 (ici modifié).
« La bête à mots », in « Dossier Bernard Noël », Fusées n° 5, 2001 ; repris dans Humanimalités, Léo Scheer, 2004.
Préface à Les Premiers mots, rééd., coll. « Textes », Flammarion/Léo Scheer, 2003 ; repris sous le titre « Les premiers derniers mots » dans Excepté le possible : Jacques Dupin, Roger Laporte, Bernard Noël, Jean-Michel Reynard, Fissile, 2010.
« La souille, ou l’expérience de l’expérience », in Excepté le possible : Jacques Dupin, Roger Laporte, Bernard Noël, Jean-Michel Reynard, op. cit.
« Le Polième » (début du texte) in Politique du corps, Ah/Cercle d’Art, 2010.
Le Polième (Bernard Noël), Matériologies IV, Lignes, 2011.
Bernard m’a beaucoup appris et apporté. Je suis sûr que je ne serais pas le même éditeur, la même personne, s’il n’y avait eu ce compagnonnage si important pour moi. […] Comme Perec, comme Duras, Bernard me protège et il est l’un des garants, l’une des cautions de ce qui se fait ici et qui, grâce à lui, grâce à tous ceux que je publie, n’est pas rien…
(Paul Otchakovsky-Laurens à Jacques Sojcher, in Politique du corps, Ah/Cercle d’art, 2010.)
La maison d’édition aux trois initiales, fondée par Paul Otchakovsky-Laurens, se caractérise par des publications en prise directe avec les écritures contemporaines voire avant-gardistes. Elle a pour principe la fidélité à ses auteurs, même ceux dont le lectorat est très réduit. Ses ventes, par titre, peuvent atteindre 340 000 exemplaires comme… 75 [1]. «[Le] plaisir [de Paul Otchakovsky-Laurens], explique Jean-Paul Hirsch, son bras droit, c’est la découverte, c’est d’ouvrir lui-même les 3 000 manuscrits qu’il reçoit chaque année et d’aller lire minutieusement, dans sa maison de campagne de la Drôme, ceux qui ont retenu son attention. Ça ne l’intéresse pas de publier un auteur qui marche déjà ailleurs. En revanche, il tient à publier toute l’œuvre de ceux qu’il a choisis [2].» L’itinéraire de cet éditeur hors du commun croisa très tôt celui de Bernard Noël.
Dans sa jeunesse, Paul Otchakovsky-Laurens étudie le droit à la faculté d’Assas. Il projette de devenir avocat. En 1964, son attention est attirée par la revue Strophes qu’anime un autre étudiant, Jean Frémon. Tous deux se lient d’amitié, dans une passion partagée pour la littérature. Après leur licence, ils décident d’abandonner le droit pour s’orienter vers l’édition. Paul Otchakovsky-Laurens travaille comme lecteur chez Christian Bourgois (1969) puis chez Flammarion (1970) où il découvre La Face de silence de Bernard Noël, recueil paru en 1967. Quant à Jean Frémon, depuis qu’il a lu Extraits du corps, il suit les publications de l’auteur avec admiration. Il décide de le rencontrer et aussitôt débute une vive amitié.
En 1970, Jean Frémon met en présence Bernard et Paul. Cette rencontre suscite le désir de travailler ensemble car Paul Otchakovsky-Laurens reconnaît tout de suite la valeur de l’écrivain. Il écrira un an plus tard : « Bernard Noël n’est pas un créateur de formes. À l’exemple de Bataille, il brise net lorsque s’annoncent les beaux moments dont il arrive que l’écriture se satisfasse, cherchant simplement à donner à sa phrase le rythme en lui de la vérité, rendant à la chair ses mots, donnant chair aux mots [3]. »
En 1972, Paul Otchakovsky-Laurens crée chez Flammarion la collection « Textes », dédiée à la littérature de recherche. Il y publie trois titres de Bernard Noël : La Peau et les Mots (1972), Les Premiers Mots (1973) et Treize cases du je (1975). « On ne parle pas si facilement de, on n’édite pas Bernard Noël impunément. Et cela ressemble à une expérience à la lisière de laquelle on se tiendra longtemps, probablement toujours, mais dont on voudrait que chacun la fît sienne. […] Publier Bernard Noël, c’est exiger de la littérature qu’elle soit la vie, c’est faire savoir cette exigence », note Paul Otchakovsky-Laurens [4].
En 1973, Bernard Noël est inculpé d’outrage aux bonnes mœurs pour avoir écrit Le Château de Cène. En prévision de son procès, Jean Frémon et Paul Otchakovsky-Laurens organisent un comité de soutien qui parvient à réunir plus de deux cents noms du milieu littéraire. Ils obtiennent de l’avocat Robert Badinter qu’il défende gratuitement l’accusé. Malgré leurs démarches amicales, l’auteur est reconnu coupable et condamné à une forte amende. Il bénéficiera ultérieurement d’une amnistie.
En 1977, Paul Otchakovsky-Laurens quitte Flammarion pour Hachette où il crée la collection « P.O.L ». C’est Bernard Noël qui prend la direction de « Textes » jusqu’en 1983. Cette même année, P.O.L devient une maison d’édition indépendante. Son catalogue témoigne d’une ligne éditoriale audacieuse, exigeante et éclectique. La poésie y occupe une place importante. « Paul Otchakovsky-Laurens permettait une porosité et une ouverture extrêmes ; on savait que les écrivains et les poètes qu’il publiait – dont le destin aurait été de rester dans une profonde marginalité, presque une clandestinité – grâce à lui avaient une visibilité beaucoup plus large », constate Nathalie Quintane [5]. Tous ses auteurs parlent d’un éditeur accueillant, attentif à chacun et encourageant l’écriture. Parmi eux, on retrouve Jean Frémon, l’ami de longue date, régulièrement publié par la maison.
On doit aux éditions P.O.L la publication de vingt-cinq titres de Bernard Noël et tout particulièrement les gros volumes rouges des Œuvres, réunissant de nombreux textes épars selon quatre thématiques : les textes érotiques (Les Plumes d’Éros, 2010), les textes politiques (L’Outrage aux mots, 2011), les essais et textes sur l’écriture (La Place de l’autre, 2013), les monologues (La Comédie intime, 2015). Paul Otchakovsky-Laurens affirme : « Pour [Bernard Noël], écrire = penser. C’est d’ailleurs ce qui rend le commerce de cette écriture si exaltant, si troublant puisque nous n’avons affaire ni à une pensée spéculative ni à un simple et pur jeu de formes, encore moins à la gestion d’un acquis littéraire quelconque mais à l’exercice rigoureux d’une liberté mentale qui crée, défait, recrée sans cesse sa propre inscription-incarnation et que l’on ne connaîtra jamais les premiers mots dans lesquels gît son origine tandis qu’elle ne cesse de s’augmenter et de s’ouvrir à l’autre [6]. »
Le 2 janvier 2018, Paul Otchakovsky-Laurens disparaît dans un accident de voiture… Frédéric Boyer lui succède à la tête de la maison d’édition.
[1] Chiffres fournis par Paul Otchakovsky-Laurens lors de l’émission TV Des mots de minuit en 2017.
[2] L’Express, 17 avril 2003.
[3] Apparition de Bernard Noël, article de Paul Otchakovsky-Laurens pour La Quinzaine littéraire n° 132, 1er au 15 janvier 1972.
[4] Contribution de Paul Otchakovsky-Laurens pour le n° 2-3 de la revue Givre consacré à Bernard Noël, 1977.
[5] Hommage à P.O.L., émission La Grande Table, France Culture, 4 janvier 2018.
[6] Les Roues carrées de Jean-Luc Bayard, préface de Paul Otchakovsky-Laurens, Ypsilon, 2010.
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Discussion atemporelle entre Bernard Noël et Paul Otchakovsky-Laurens
L’artiste peintre Emmelene Landon O.-L. a réalisé ce tableau spécialement pour l’Atelier Bernard Noël. Il s’accompagne d’un texte à lire ici.
Dix-huit vidéos réalisées par Jean-Paul Hirsch présentent des lectures ou des entretiens de Bernard Noël, filmés au siège des éditions P.O.L. On peut toutes les retrouver ici.
Une enquête littéraire
Dans P.O.L nid d’espions, roman d’espionnage érudit de Jean-Luc Bayard paru en 2015, apparaissent Bernard Noël, Emmanuel Hocquard, Harry Mathews, Georges Perec, Jean Frémon et quelques autres auteurs de la maison P.O.L…
Notre vive gratitude va vers Emmelene Landon O.-L. et vers Jean Frémon. Merci à Chantal Colomb-Guillaume, Jean-Baptiste Para et Mathias Pérez pour leurs aimables autorisations.
Il faut dire que, depuis quelques années, le nombre de petits éditeurs diminue de façon assez inquiétante. Parmi eux, il y en avait un certain nombre, dont Fata Morgana représente l’exemple type, mais également Unes, ou Farrago, qui étaient de « grands petits éditeurs ».
(Bernard Noël au micro d’Alain Veinstein en 2009, in Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017.)
Alors que Bernard Noël dirige la collection « Textes » chez Flammarion, il reçoit en 1978 le manuscrit d’un Varois de 23 ans, Jean-Pierre Sintive. Il en apprécie la teneur et encourage l’auteur à poursuivre dans la voie de l’écriture. S’ensuit une correspondance de plus en plus amicale. Bernard Noël intègre un texte du jeune poète dans les Cahiers de Mauregny qu’il publie avec Colette Deblé. Leur première rencontre a lieu à Toulon, le 25 octobre 1979, lors d’une exposition de Colette Deblé à la librairie-galerie Alinéa. Le contact est si chaleureux que germe l’idée de faire un livre ensemble.
Jean-Pierre Sintive est instituteur. Il décide de se lancer dans l’édition, en utilisant la petite presse typographique Freinet qui se trouve dans sa classe. En 1980, il souhaite imprimer sept poèmes de Bernard Noël parus en 73 dans LaRevue de Belles-Lettres. Leur auteur propose au jeune homme d’écrire plutôt un texte qui lui soit spécialement destiné. Cette marque de confiance incite Jean-Pierre Sintive à devenir un véritable éditeur de poésie : il se forme à la typographie, puis achète une presse Phénix, dumatériel d’imprimerie et une provision de beaux papiers. Six polices de caractères Times lui sont offertes par Emmanuel Hocquard. Les éditions Unes naissent fin 81 avec Le Visage volé, un recueil de Jean-Louis Giovannoni. À l’automne 1982, Bernard Noël, comme promis, envoie un manuscrit :Fable pour cacher. Le poème paraît chez Unes le 19 novembre – jour anniversaire de l’auteur et de celle à qui la Fable est dédiée. Des peintures originales de Serge Plagnol ornent le tirage de tête. Ce même jour, sur un roman cher à Jean-Pierre Sintive, Bernard Noël inscrit :
L’année suivante, les éditions Unes publient L’air est les yeux, avec des peintures de Jan Voss. D’autres auteurs et plasticiens viennent enrichir le catalogue : Roger Giroux et François Deck, Bernard Lamarche-Vadel et Mario Merz, Claude Margat et Colette Deblé, etc. En 1984, Bernard Noël écrit une Lettre verticale à Jean-Pierre Sintive. Ses livres chez Unes se succèdent d’année en année, atteignant le total de vingt-cinq. Il s’agit essentiellement de poèmes mais aussi de préfaces et de traductions.
En une vingtaine d’années, Unes devient l’un des plus prestigieux éditeurs français. De nombreuses rencontres et expositions avec les auteurs et les peintres des éditions sont organisées par Jean-Pierre Sintive.
Parallèlement, Jean-Pierre Sintive et Stéphanie Ferrat ouvrent la galerie Remarque en 1999 à Trans-en-Provence. C’est le lieu idéal pour marier les expositions à des lectures. Bernard Noël participe fréquemment aux rencontres entre peintres et auteurs initiées par les galeristes-éditeurs. Il publie six titreschezRemarque. En novembre 2000, pour fêter l’anniversaire de l’écrivain, quatre-vingt-dix œuvres d’artistes ayant accompagné ses textes sont exposées dans la galerie. Deux cents amis sont présents au vernissage.
En 2002, un incendie détruit l’entrepôt des Belles-Lettres qui stockent et diffusent les éditions Unes. Elles cessent leur activité car 25 000 exemplaires de leur fonds sont partis en fumée ! Juin 2010, nouveau coup du sort : la galerie Remarque, située près d’un cours d’eau, est victime des graves inondations qui touchent le Var. La voilà contrainte de fermer ses portes…
François Heusbourg est né la même année que les éditions Unes. À la demande de Jean-Pierre Sintive, il en reprend le flambeau en 2013. Dès le redémarrage des éditions paraît À côté du mot perdu, où des interventions de Stéphanie Ferrat accompagnent le poème de Bernard Noël.
Jean-Pierre Sintive rouvre la galerie Remarque à Draguignan en février 2020, avec une exposition Antoni Tàpies. Il décède brutalement dans la nuit du 4 au 5 février 2021.
Documents annexes
Textes de Bernard Noël à propos des éditions Unes :
Bernard Noël a publié une cinquantaine de titres chez Fata Morgana. Cette abondance est le fruit d’une longue amitié avec l’éditeur Bruno Roy. Leur relation a débuté à l’automne 1967. Bernard Noël raconte : C’est par hasard que j’ai rencontré Bruno Roy chez Madame de Renéville. J’allais chez elle une ou deux fois par semaine afin de classer les papiers et la bibliothèque de son mari défunt [1]. Elle avait dû me convoquer pour l’assister dans son rendez-vous avec Bruno Roy qui, sans doute, souhaitait publier des inédits de Renéville… Finalement, c’est moi que Bruno a publié, un poème en plaquette, et tout de suite, il a été question d’un peintre. Je rêvais que ce soit Sima, mais l’envoi du poème est resté sans réponse. Cependant, l’amitié de Bruno et l’association à ses activités éditoriales m’ont porté tout naturellement vers le « livre de dialogue », dont il a édité l’un des plus beaux exemples des trente dernières années : Le Rêve de l’ammonite de Butor et Alechinsky [2].
Le « poème en plaquette » évoqué s’intitule À vif enfin la nuit. C’est le huitième ouvrage que publie, en octobre 1968, la toute jeune maison d’édition de Bruno Roy, sise près de Montpellier. Le texte de Bernard Noël est accompagné d’une eau-forte de Ghislain Quévy. Quelques mois plus tard, Jérôme Martineau tire pour Fata Morgana les cinquante exemplaires de tête du Château de Cène.
Les titres s’enchaînent : en 1970, Une messe blanche, avec une eau-forte d’Alain Le Foll ; en 1971, Souvenirs du pâle, avec quatre pointes-sèches de Ramon Alejandro. De 1973 à 1980, Bernard Noël prend une part active dans la maison d’édition en codirigeant avec Bruno Roy la collection « Le Grand Pal » – en référence à une phrase de Georges Bataille : « Je ne parlerai plus d’expérience intérieure mais de pal. »
Bernard Noël dédie, en 1975, une Lettre verticale à l’éditeur et à Marijo Roy, son épouse et collaboratrice. Ses parutions chez Fata Morgana vont se succéder continûment, au rythme d’une ou deux par an, comme le montre le long catalogue des éditions. Ce sont, pour la plupart, des « livres de dialogue » avec des artistes (Vladimir Velickovic, Colette Deblé, Bernard Moninot, Dado, Bernard Dufour, Camille Bryen, etc.), mais aussi avec d’autres écrivains (André Velter, Jean Frémon, Roger Laporte).
Parfois, Bernard Noël intervient en tant qu’illustrateur, comme dans Les Rougets d’André Pieyre de Mandiargues.
Les éditions Fata Morgana comptent, à ce jour, plus de 600 livres à leur catalogue. Ce sont les plus anciennes de tout le Languedoc-Roussillon. Depuis 2000, David Massabuau seconde Bruno Roy. La longue fidélité de Bernard Noël perdure puisqu’un nouveau recueil de ses textes paraîtra dans les mois à venir à Fontfroide le Haut. Ainsi se vérifie ce qu’affirmait l’auteur dès 1974 : Chez Fata Morgana, j’ai trouvé LA maison. Elle est dans maintenant [3].
[1] C’est en 1966 que Pierre Leyris a introduit Bernard Noël auprès de Lucia Rolland de Renéville, veuve d’André qui fut l’un des membres du Grand Jeu de 1927 à 1932.
[2] Entretien de Bernard Noël avec Jean Lissarrague, in Écrire-Voir, Centre « Joe Bousquet et son Temps », 2002.
[3] Yves Masselot, texte sur Fata Morgana in Le Temps parallèle n° 1, 1974 (voir ci-dessous le texte de Bernard Noël pour l’exposition Fata Morgana, sept ans d’activité).
Quinze ans bientôt…,préface de Bernard Noël pour le catalogue Fata Morgana, 1966-1980.
Le volume l’écrit, texte de Bernard Noël pour le catalogue Fata Morgana, 1965-2015.
Merci à David Massabuau pour sa coopération, à Bernadette Griot pour la mise en page de l’entretien Bernard Noël / Bruno Roy et à Jean-Paul Morin pour le texte d’Yves Masselot.
Bernard Noël affectionne les revues littéraires. Il a toujours encouragé et soutenu leur existence. Il aime y publier, même quand le tirage en est modeste.
Son premier texte paru dans un périodique s’intitule Au vent. C’est un poème de forme classique, en alexandrins, que l’adolescent envoie en 1947 au Journal des voyages, hebdomadaire auquel il est alors abonné. Son ode au vent de l’Aubrac natal est retenue et publiée à la rubrique « La page des jeunes poètes » du numéro 90.
L’année 1954 voit la parution de trois textes – dont deux commandes – dans des revues. De 55 à 62, ce sont principalement les Cahiers des saisons qui accueillent, parfois dans des versions primitives, les écrits qui vont compter. Bernard Noël les regroupera ultérieurement dans Le Lieu des signes et Treize cases du je.
À partir de 1970, il décide de devenir écrivain à plein temps et, parallèlement aux livres qui paraissent, ses publications dans des revues et journaux littéraires s’intensifient considérablement. Elles sont de natures variées : poèmes, notes de lecture, entretiens avec des peintres ou des écrivains, articles politiques, etc. Souvent, il s’agit d’extraits d’œuvres en cours. L’abondante bibliographie des parutions en revues et journaux est consultableici.
Notons que Bernard Noël a participé aux comités de rédaction de La Traverse,Mise en page,Nulle Part, Correspondances, Lignes ainsi qu’à ceux des journauxLa Quinzaine littéraire,Révolution,Le Journal à Royaumont etLes Lettres françaises.
Ces périodiques recèlent souvent de véritables pépites, dont certaines n’ont jamais été rééditées. C’est le cas des notes de lecture présentées ici : l’une sur Aurora de Michel Leiris et la deuxième sur She de Henry Rider Haggard. Elles ont initialement paru dans le numéro 19-20 de la revue Opus international, en 1970. Dans son essai consacré à Bernard Noël*, Pierre Dhainaut écrit, à juste titre, que Le Château de Cènea « emprunté sa forme » à ces deux romans initiatiques, admirés par « Urbain d’Orlhac »…
“Il n’y a pas de renoncement, lequel n’est que littérature pour littérateurs, il n’y a qu’un mouvement qui agit à l’intérieur, à la manière de cette langue nouvelle dont Rimbaud a dit qu’elle serait «de la pensée accrochant la pensée et tirant» [1].” Bernard Noël
Le colloque d’Aden
L’Institut du monde arabe et le gouvernement du Yémen du Sud organisent à Aden, du 11 au 18 mars 1990, un colloque sur Arthur Rimbaud réunissant auteurs arabes et français, dont Bernard Noël [2]. Le 14, guidé par Alain Borer, le groupe d’écrivains part sur les traces de Rimbaud dans les rues de la ville, « le labyrinthe d’Aden s’ouvrant dans les coulisses d’un colloque [3] ». Dans le quartier de Krater, la maison où le poète fut importateur est identifiée grâce à Barr-Adjam – livre des souvenirs d’Alfred Bardey, son employeur – ainsi qu’à des photographies fournies par deux intellectuels yéménites. Alain Borer raconte : « Nous entrons dans l’agence Bardey ; ouverte et habitée, mais discrètement déserte à cet instant, la maison sent encore le café des harims – elle n’a pas changé d’affectation, devenue Chambre du commerce et de l’industrie où s’entassent des sacs de moka d’Arabie [4]. » Alain Jouffroy, participant à cette découverte, écrit : « Soudain, le «mythe Rimbaud», fabriqué dans les officines littéraires et universitaires françaises, tombait silencieusement en poussière sur les tièdes carreaux fendus de cette terrasse, à la lumière du crépuscule yéménite. Tout devenait, banalement, mystérieusement réel [5]. »
Lors du colloque, Alain Jouffroy lance l’idée d’écrire collectivement un « Manifeste d’Aden ». La veille du retour en France, Bernard Noël lui remet ces quelques lignes, en guise de début du manifeste : « Aden est un mot, et chaque mot est en soi une image, car un mot ne se limite pas au sens de la chose qu’il désigne. Aden, où nous sommes venus, n’est pas un lieu, c’est simplement la forme qu’ici donne à l’inconnu puisqu’il faut, un instant, que l’inconnu ait des lèvres et un corps pour que, dans l’Autre, notre propre limite prenne un contour aimable. Nous aimons l’amour qui nous souffle entièrement en tu [6]. »
De 1991 à 1997, la maison Bardey est transformée en un centre culturel franco-yéménite. En 2000, elle devient le « Rambow Hotel » ! Sur une photographie de 2018, le nom de l’hôtel est toujours gravé au-dessus de l’entrée mais ses fenêtres apparaissent murées et des panneaux sur sa façade indiquent : « Abou Ahmed, toutes sortes de meubles »…
Bernard Noël a contribué au colloque avec ce texte sur l’image poétique :
Le site artyuiop propose l’intégralité de la lettre de Rimbaud à Demeny.
*
[1] Bernard Noël, Arthur Rimbaudin La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013.
[2] Les autres participants sont Chawki Abdelamir, Alain Borer, Chantal Dagron, Charles Dobzynski, Thierry Fabre, Kadim Jihad, Alain Jouffroy, Mohamed Kacimi, Marc Le Bot, Serge Sautreau et André Velter.
[3] Alain Borer, La découverte de la « Maison Rimbaud » in Sud, cahiers trimestriels, n° 112, 1995.
[4] Ibid.
[5] Alain Jouffroy, Je suis ici dans les Gallas, éditions du Rocher, 1999.
[6] Alain Jouffroy, Petite introduction à un manifeste d’Aden in Rimbaud, revue Europe n° 746-747, juin-juillet 1991.
Bernard Noël et Arthur Rimbaud
Dans son œuvre, Bernard Noël se réfère plusieurs fois à Rimbaud de manière plus ou moins explicite. Il lui a également consacré quelques textes spécifiques :
La mort, le mot et le mort-mot, préface à Arthur Rimbaud de Roger Gilbert-Lecomte (Fata Morgana, 1971), reprise dans Treize cases du je(Textes/Flammarion, 1975). Ce texte est principalement axé sur Gilbert-Lecomte.
Aujourd’hui, Rimbaud…, réponse de Bernard Noël à une enquête menée par Roger Munier auprès d’une cinquantaine d’écrivains (Archives des lettres modernes n° 160, Minard, 1976).
L’Élan et le Hoquet, in Jules Laforgue, Œuvres complètes, t. 2 (L’Âge d’homme, 1995), repris dans La Place de l’autre, Œuvres III (P.O.L, 2013).
Harar, préface au livre de photographies éponyme de Guy Hersant (Filigranes, 1999).
Arthur Rimbaud, texte paru initialement en espagnol, traduit par Miguel Casado (Casa Encendida, 2007 ; Huerta de San Vincente, 2008), puis repris en français dans La Place de l’autre, Œuvres III (P.O.L, 2013).
Merci à Jean-Baptiste Para et à Jean-Claude Grosse pour leurs aimables autorisations ainsi qu’à Mohammed Bennis pour sa traduction.
« Je prends en photo nos deux ombres projetées sur une berge du canal. C’est assez beau parce qu’à la place de nos jambes il y a l’ombre de grandes branches qui partent dans tous les sens. » (Denis Roche, Temps profond, Seuil, 2019)
Aux yeux de Bernard Noël, la littérature ne se limite pas aux auteurs français : Rilke, Eliot, Lowry et Kafka l’ont autant marqué que Nerval ou Artaud. Faire circuler l’écriture à travers différentes langues est pour lui une nécessité. Ainsi, dès qu’il prit la tête de la collection Textes chez Flammarion, il décida d’y « planter les trois piliers de la poésie américaine [1] » : Williams, Pound et Cummings, dont il édita, pour la première fois en France, un livre entier. Bernard Noël a lui-même réalisé quantité de traductions et ses propres livres sont publiés dans une trentaine de pays. Sa vie durant, il a effectué de multiples voyages au cours desquels il a rencontré de nombreux auteurs et traducteurs étrangers. Ces déplacements sont aussi sources d’écriture. Plusieurs livres en témoignent : URSS aller retour, La Rencontre avec Tatarka, Le Passant de l’Athos, Le Reste du voyage, Les Villes en l’air, etc., auxquels s’ajoutent des journaux de voyage encore inédits.
Une idée neuve
En 1983, un Centre Littéraire s’ouvre au sein de la Fondation Royaumont, à Asnières-sur-Oise. Bernard Noël en prend la direction en septembre. Son programme est basé sur la rencontre et l’échange. Il a l’idée novatrice de créer des « séminaires de traduction poétique ». Le principe en est simple : des poètes étrangers sont accueillis pendant cinq jours avec une dizaine d’écrivains et traducteurs français. Les invités donnent lecture de leurs poèmes dans leur langue d’origine, puis un interprète lit un mot à mot en français ; enfin tout le monde travaille en commun à une traduction, dans le « frottement de syntaxes étrangères [2] ». Chaque séminaire doit aboutir à la publication d’un volume, l’objectif étant de constituer une anthologie de la poésie mondiale. Le premier séminaire, en décembre 1983, est consacré au poète américain David Antin. À partir de 1984, la codirection du Centre Littéraire est confiée à Rémy Hourcade et Jean-Pierre Boyer, Emmanuel Hocquard puis Claude Esteban en devenant tour à tour les conseillers artistiques. Bernard Noël continue à participer aux séminaires de traduction.
Ces rencontres entre écrivains venus de pays divers sont très fructueuses, comme l’explique Emilio Sánchez-Ortiz : « Lorsque nous sommes à l’Abbaye, nous engageons de nouvelles amitiés, nous échangeons des livres et des revues ; de nouvelles collaborations se mettent en place. En un mot : nous vivons et dialoguons intensément. La rencontre entre les écrivains s’enrichit grâce à la mise en place préalable d’un thème de travail qui sert de lien entre eux. Cela n’a rien à voir avec les cocktails littéraires dominés par les stéréotypes et la frivolité. À l’Abbaye, après les séances de travail, nous disposons de temps pour parler intensément, pour vivre à fond cette expérience fascinante et conflictuelle que suppose toute poésie ; ou alors, […] pour évoquer des collaborations qui se concrétiseront plus tard en traductions, éditions ou autres séminaires qui n’auraient jamais eu lieu sans un contact préalable au Centre Littéraire. En un mot : il se forge une vision plus large du monde [3]. »
Alchimie collective
À propos de ces échanges, Claude Esteban écrit : « Si nous sommes réunis, sous les voûtes de cette bibliothèque, n’est-ce pas en vérité pour nous attacher derechef à un livre dont nous ne savons rien encore et qu’à nous tous, écrivains, poètes, interprètes, nous allons soustraire à sa langue originelle et, ligne à ligne, phrase à phrase, faire en sorte qu’il devienne un autre, le nôtre aussi bien, en français ? Oui, nous nous livrons là, comme en secret, à une bien curieuse entreprise, et qu’on pourrait à bon droit estimer déraisonnable, celle de la traduction collective – entendons élaborée à plusieurs et en un même lieu – d’un poète invité et qui partage donc avec nous ce travail, cette transmutation périlleuse [4]… »
Bernard Noël évoque un phénomène étonnant : « Parfois, le travail collectif a suscité une dimension surprenante dans l’espace de laquelle advenait à l’ensemble des participants une sorte de don des langues [5]. » Au micro d’Alain Veinstein, il ajoute, en 2014 : « Je crois vraiment qu’il y avait un partage qui, étrangement, relevait un peu d’une espèce de cérémonie animiste [6]… »
De riches rencontres
Le bilan est éloquent : de 1983 à 2000, 52 rencontres ont lieu, représentant 35 nationalités et 22 langues ; 84 titres sont publiés. Des livres d’artiste sont également réalisés dans l’atelier de la Fondation. Dans un désir de partage, de nombreuses lectures sont proposées au public soit à Royaumont même, soit dans les alentours ou à Paris. En septembre 1985, trente-cinq écrivains se succèdent pendant trois jours pour lire l’intégrale des Cantos d’Ezra Pound devant près de trois cents personnes.
En 1995, lorsque Bernard Noël se voit confier la célébration du centenaire de Paul Éluard, il saisit l’occasion pour faire l’état des lieux de la poésie mondiale. Il contacte alors près de deux cents poètes dont quatre-vingts étrangers, afin qu’ils définissent leur conception de la poésie. Toutes les contributions sont réunies dans un gros volume intitulé Qu’est-ce que la poésie ?, publié par Jean-Michel Place. On y retrouve beaucoup de noms venus aux séminaires, preuve que les relations avec les poètes se sont poursuivies au-delà des rencontres de Royaumont…
[1] Bernard Noël, du jour au lendemain, entretiens avec Alain Veinstein, L’Amourier, 2017.
[2] LeJournal à Royaumont 1, 1987.
[3] Ibid. [4] Voir Royaumont, Créaphis, 2000.
[5] LeJournal à Royaumont 1, op. cit. [6] Bernard Noël, du jour au lendemain, op. cit.
Publications de Bernard Noël à Royaumont
Outre toutes les traductions auxquelles il a participé, Bernard Noël a également publié à Royaumont des textes personnels :
Corps 12, Royaumont, 1985 (75 ex. et 24 HC). Portfolio réunissant 12 peintres et 12 écrivains sur le thème du « geste sportif ». Bernard Noël est associé à Olivier Debré ; son poème s’intitule « Gestes« .
Lieux d’écrits, ouvrage collectif sur les lieux évoquant des écrivains, photographies de Jean-Yves Cousseau, Royaumont, 1987. Le texte de Bernard Noël s’intitule « Le Coin d’Irène ». Il fait écho à un extrait du Paysan de Paris et au Con d’Irène de Louis Aragon
On trouve des textes de Bernard Noël dans Le Journal à Royaumont :
deux textes dans le n° 2 (1988) : « La ligne Masson » préface du catalogue André Masson, livres illustrés de gravures originales (Fondation Royaumont, 1985) et « Sens et culture », repris dans La Castration mentale (P.O.L, 1994) puis dans L’Outrage aux mots, Œuvres II (P.O.L, 2011).
un texte dans le n° 3 (1988) : « Le dieu des poètes » repris par les éditions Paupières de terre (1991) puis dans La Place de l’autre, Œuvres III(P.O.L, 2013).
un texte, cosigné par Rémy Hourcade, présentant le n° 4-5 (1989) pour lequel 135 écrivains ont été invités à répondre à la question « Qu’est-ce qui donne du sens à votre vie ? ». Ce numéro comporte la réponse de Bernard Noël intitulée « Parti pris » (texte différent de l’homonyme paru dans le n° 1).
La plaquette Fondation Royaumont, 1964-1984 : XXe anniversaire contient le texte « Commande ? ».
Nos remerciements vont à Demosthenes Agrafiotis, Jean-Paul Auxeméry, Marguerite Ballèvre, Jean-Pierre Boyer, Pierre Gaudin et Françoise Peyrot-Roche pour leurs précieuses contributions à la documentation de cet article.
« Le feu dont Antonin Artaud m’a dotée, même la mort ne saurait l’éteindre. » [1]
Après la réédition par Gallimard du tome I des Œuvres complètes d’Antonin Artaud en 1976, Bernard Noël écrit : “[L’actuelle réédition] prouve que la vie de cette Œuvre tient aussi au travail anonyme qui ne cesse de l’enrichir, d’abord bien sûr en découvrant de nouveaux textes, ensuite en éclairant patiemment les circonstances de leur rédaction. Ainsi s’élabore, avec une discrétion qui en dissimule l’importance, une biobibliographie, c’est-à-dire une vie tramée par les textes et non par l’anecdote toujours pauvrement illustrative [2]. » Le « travail anonyme » auquel il fait allusion est celui de Paule Thévenin qui voua toute sa vie à révéler l’œuvre d’Artaud pour nous la rendre accessible. Bernard Noël lui a rendu hommage dans son livre Artaud et Paule.
La « lectrice absolue »
En 1946, deux mois après avoir fait la connaissance de Paule Thévenin, Artaud lui a demandé de dactylographier les poèmes d’Artaud le Mômo. D’autres textes suivront. Leur collaboration est très active : Antonin dicte et la jeune femme tape à la machine à écrire. C’est ce que Paule a appelé « l’écriture vocale [3] ». Dès la mort d’Artaud, elle se lance dans la mise au net des manuscrits qu’il lui a laissés. « Il l’a formée à ce rôle, sans l’en prévenir, en lui confiant la dactylographie de ses pages, et le plus souvent sous sa dictée afin de la familiariser avec sa scansion. »
Durant les trois dernières années de sa vie, Artaud a écrit et dessiné avec acharnement, remplissant 406 cahiers d’écolier. Ces pages sont très difficiles à déchiffrer. Parfois, plusieurs couches d’écriture se superposent. « [Sa main] n’inscrit pas du lisible, mais du vif, et à l’instant, et en l’état, et tel quel surgi, et criant. La graphie des cahiers est l’empreinte même de la vivacité d’Artaud vivant son incendie. » Après sa disparition, « Paule épouse alors l’œuvre d’Artaud, c’est-à-dire son corps de papier, et lui donne son propre corps ». À propos de ce don de soi à une œuvre, Michel Surya parle « d’énigmatiques noces mystiques [4] ». Le colossal travail de décryptage des cahiers et la constitution minutieuse d’un appareil critique pour la publication occuperont la vie de Paule Thévenin pendant quarante-cinq années.
Naissance d’une passion
C’est grâce au docteur Ferdière que Bernard Noël découvre Artaud en 1947. Alors lycéen à Rodez, il écrit des poèmes qui intéressent le psychiatre. Son célèbre pensionnaire a quitté l’asile d’aliénés aveyronnais en mai 1946 pour la maison de santé d’Ivry, où il meurt le 4 mars 1948.
Bernard Noël part vivre à Paris en octobre 1949. Comme son ami François Séguret, il se passionne pour les ouvrages du « Mômo » qu’il lit à la Bibliothèque nationale. Plus rien de lui n’étant publié dans ces années-là, les deux jeunes gens décident de demander des lettres d’Artaud à ses amis pour les faire éditer. Bernard Noël en rencontre quelques-uns (dont Paule Thévenin), tous favorables, mais le projet ne peut aboutir sans l’autorisation de la famille Artaud.
Bernard et Paule
Les liens amicaux entre Paule Thévenin et Bernard Noël se nouent véritablement début 1974. Ce dernier prépare pour Flammarion l’édition de deux livres de Jacques Prevel : En compagnie d’Antonin Artaud et Poèmes. Bernard Noël contacte Paule afin qu’elle lui apporte « conseils et précisions ». Dans la Lettre à un ami qu’elle lui adresse le 2 janvier 1986, Paule raconte ainsi leurs premières rencontres : « Vous m’aviez apporté quelques lettres d’Antonin Artaud et nous avons parlé un long moment. La nature des questions que vous me posiez sur mon travail, la façon dont vous les posiez, vos silences attentifs, l’impression que vous me donniez d’être enfin écoutée, tout cela m’a amenée à vous en dire plus en quelques minutes que je ne l’avais jamais fait avec personne auparavant ». L’amitié se poursuivra pendant dix-neuf ans, jusqu’au décès de Paule. Bernard Noël est le premier à qui elle annonce, peu avant de mourir, être parvenue au bout de son travail sur les manuscrits d’Artaud.
L’anonymat
Depuis la mort d’Antonin, Paule Thévenin a été en butte à l’hostilité de la famille Artaud qui lui reproche d’avoir gardé pour elle ses manuscrits – ce qu’elle a fait pour les préserver de la censure des héritiers. Après la publication du premier volume des Œuvres complètes chez Gallimard en 1956, Fernand Artaud, le frère de l’écrivain, bloque pendant plusieurs années la parution de Adresse au pape et de Adresse au Dalaï-Lama. « Rien ne protège un auteur de ses héritiers dans un monde où « morale » et « propriété » sont unies par les seuls liens indissolubles [5] », écrit Bernard Noël. Les tomes paraissent ensuite régulièrement, transcrits et scrupuleusement annotés par Paule Thévenin sans que son nom y soit mentionné. « La famille Artaud voulait bien des droits d’auteur fournis par le travail de Paule, mais ne voulait pas que ce travail bénéficie de la moindre reconnaissance. » En 1991, le neveu d’Artaud, Serge Malausséna, fait suspendre la parution du tome XXVI en accusant Paule de ne pas respecter le texte de son oncle. Elle en est profondément affectée. Elle meurt d’un cancer le 25 septembre 1993, avant que le procès engagé contre elle ne tourne à son avantage. Le volume XXVI paraît en 1994. Depuis, les cinq derniers tomes préparés par Paule sont en attente de publication chez Gallimard…
« Comparez [aux cahiers] les volumes édités : la masse d’écriture est devenue des textes clairement établis, avec un appareil considérable de notes. L’illisible est devenu lisible. Est-ce une trahison ? »
*
[1] Paule Thévenin, Lettre à un ami in Antonin Artaud, ce Désespéré qui vous parle, Éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie (1993).
[2] Bernard Noël, Artaud renouvelé, la Quinzaine littéraire n° 242 (16/10/1976).
[3]Paule Thévenin,Lettre à un ami, op. cit.
[4] Artaud et Paule, 4e de couverture.
[5] Bernard Noël, L’Action discrète, préface à Textes 1962-1993 de Paule Thévenin, Lignes (2005). Réédition dans La Place de l’autre, P.O.L (2013).
Toutes les autres citations sont issues de Artaud et Paule de Bernard Noël, Lignes/Léo Scheer (2003). Réédition dans La Place de l’autre, P.O.L (2013).
Quelques documents
Bernard Noël parle de Paule Thévenin avec Dominiq Jenvrey :
(« L’émission de littérature », Radio Campus Orléans, 20/10/2004)
Salut à Paule Thévenin, transcription de l’émission de Mathieu Bénézet avec Bernard Noël et Michel Surya (16/05/2007).
Le site Axolotl-cahiers Denis Roche met en ligne l’hommage de Denis Roche paru dans le Monde le 1er octobre 1993 : Adieu à Paule Thévenin.
De Bernard Noël sur Antonin Artaud
Outre Artaud et Paule et Artaud renouvelé cités plus haut, on pourra lire également :
Préface de En compagnie d’Antonin Artaudde Jacques Prevel, Textes/Flammarion (1974). Réédition augmentée des Poèmes de Jacques Prevel, Flammarion (1994).
N’enfermez plus Artaud, lesNouvelles littéraires (08/04/1976).
Artaud le lalie, Cahiers Artaud n°1 (octobre 2013), éditions Les Cahiers. Repris dans La Place de l’autre, P.O.L (2013) puis dans La Célibataire n° 29 (hiver 2014), éditions EDK.
Nos vifs remerciements vont à Domnine Milliex, Hélène Milliex, Françoise Peyrot-Roche, Michel Surya, Alain Veinstein et Bertrand Verdier.
Acheté par hasard sur les quais, Heureux les pacifiques, de Raymond Abellio, impressionna beaucoup Bernard Noël. La lecture du roman Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts, du même auteur, intensifia cette impression. Aussi, quand Abellio put rentrer en France en 1953, Bernard Noël et son ami Jean Largeault – le futur philosophe – lui demandèrent de les recevoir. À la suite de cette rencontre, les deux jeunes hommes furent amenés à fréquenter le Cercle d’Études Métaphysiques qu’animait Raymond Abellio. L’année suivante, sachant Bernard Noël sans ressources, l’écrivain le recommanda à Louis Pauwels qui cherchait un secrétaire et, en réalité, un « nègre ». Celui-ci dirigeait alors la Bibliothèque Mondiale qui publiait deux livres par mois au format de poche, ce qui était une innovation éditoriale. Chaque parution était accompagnée d’un « cahier » consacré à l’actualité culturelle et scientifique.
Bernard Noël composa tout le cahier du numéro 43, daté de novembre 1954. Il s’agissait d’une présentation de la compagnie Renaud-Barrault. Son nom n’y est pas mentionné.
Dans le cahier du numéro 45, accompagnant Chant de Noël de Charles Dickens (décembre 1954), se trouve le premier article signé de son nom : « Pour Noël, offrez un cadeau fantastique ». À travers ce texte, on peut déjà reconnaître la langue du futur écrivain et relever son intérêt pour Henri Michaux à qui il consacrera ultérieurement plusieurs textes.
Dans les années 50, Louis Pauwels préparait avec Jacques Bergier ce qui allait devenir son best-seller : Le Matin des magiciens (sous-titré Introduction au réalisme fantastique). Bernard Noël fut chargé d’écouter Bergier et de mettre en forme ses propos qui constitueraient le début du livre, soit une centaine de pages. Malgré les promesses de Pauwels, Bernard Noël ne fut payé ni pour son travail à la Bibliothèque Mondiale ni pour sa contribution au Matin des magiciens…
Deux livres de littérature fantastique ont été traduits de l’anglais par Bernard Noël pour les éditions des Deux-Rives, dans la collection « Lumière interdite » que dirigeait Pauwels : Démons et merveilles de Howard Phillips Lovecraft (1955) et L’Homme venu du futur de Lewis Padgett (1957).
« Mince, pas très grand, de constitution plutôt frêle, François Lunven attirait immédiatement par la noblesse de son regard, la qualité candide de son sourire et par son discours persuasif qui emportait sur le champ au galop de la spéculation la plus fascinante », écrit Ramon Alejandro [1]. C’était un peintre, un dessinateur et un graveur prodigieusement doué, qui maîtrisait toutes les techniques à la perfection. Le 19 octobre 1971, il sauta par la fenêtre de son atelier situé au 6e étage, laissant ses pantoufles avec le talon contre le mur. Il avait 29 ans. Suicide ? Effet secondaire d’un médicament prescrit par son psychiatre ? Imitation de Bernard Réquichot qui se défenestra et qu’il admirait ? Nul ne saurait trancher. Son amitié avec Bernard Noël fut brève (21 mois) mais intense. Depuis sa fin brutale, elle n’aura cessé de hanter l’écrivain.
En 1969, l’éditeur Bruno Roy avait choisi François Lunven pour réaliser la gravure accompagnant le tirage de tête duChâteau de Cène. Le 20 janvier 1970, le jeune artiste vint offrir le cuivre de sa gravure à « Urbain d’Orlhac » – alias Bernard Noël – et ce cadeau amorça le lien amical.
Ramon Alejandro se joignit à cette relation. Ainsi fut constitué un trio dans lequel circulait une grande émulation intellectuelle et artistique. La plupart du temps, les rencontres avaient lieu chez l’artiste cubain. « Parfois, Ramon et moi étions traités en membres d’un corps mystique. François enseignait tout le temps parce que sa pensée était tout le temps le foyer d’une transformation qui avait besoin d’échange et de partage, autant pour se nourrir que pour s’essayer [2] », raconte Bernard Noël.
Dans leurs discussions, Bernard, François et Ramon abordaient de multiples sujets et il était question tout aussi bien du Nombre d’or que du Grand Jeu, de Rimbaud que de Guénon, de « scathéologie » que d’entropie – nom scientifique de la mort. Lunven faisait preuve d’une insatiable curiosité dans tous les domaines. « [Il] voulait une lucidité folle, et qu’elle porte son four intérieur au «blanc» [3] », explique Bernard Noël, mais il déplore : « Nous ne mesurions pas le danger pour lui de cet échauffement parce que François avait un comportement de lutin malicieux, qui faisait croire ludiques les envolées de son discours [4]. » Les trois amis voulaient fonder une société secrète qui aurait porté le nom d’ « Anatomie ». Ils devaient réaliser ensemble des expositions et des livres d’artiste. La fin tragique du « lutin » annula tous les projets en cours. Elle fut un choc particulièrement violent pour Bernard Noël. « Sa mort fut ma mort [5] », dit-il. Bien longtemps après cette disparition, il s’adresse ainsi au « jeune mort » dans son Tombeau de Lunven, poème en onze séquences écrit pendant l’été 2015 :
Tableau sans titre offert par François Lunven à Bernard Noël
En seulement neuf années de création, François Lunven a atteint une maîtrise absolue de son art. Il se désignait comme « morphologue ». Dans ses œuvres, constate Bernard Noël, « tout s’organise selon deux directions principales : l’anatomie et le combat [6]. » Les cinq textes que l’écrivain a consacrés à son ami mêlent étude de ses productions et évocation de leur créateur, à la personnalité fascinante : « La combine, merci » (1970), « D’un moment à l’autre » (1972), « À la recherche de François Lunven » (1987), « Le Retour de Lunven » – qui inclut « D’un moment à l’autre » augmenté d’un long début – (2005), « Tombeau de Lunven » (2016). Bernard Noël a également rédigé la quatrième de couverture du catalogue Calligrammes ainsi que le carton d’invitation de la galerie Anne Robin. Ces textes ont été plusieurs fois réédités pour des catalogues d’expositions (cf. rubrique « Écrits sur l’art et les artistes » du site). Les éditions Fata Morgana les ont rassemblés sous le titre François Lunven.
En outre, plusieurs livres de Bernard Noël comportent des références à Lunven plus ou moins cryptées : Les Premiers Mots, récit construit autour de la mort d’un ami, contient des citations de l’artiste et l’un de ses souvenirs d’enfance (déguisement en amour) ; Le 19 octobre 1977, dont le titre est une allusion limpide, comporte une scène dans un cimetière avec un « R. » qui est Ramon Alejandro ; Le Château de Horsa été écrit « sous le regard d’un ami mort peu après » à qui l’auteur « doit la scène de coprophagie ». François Lunven est également évoqué dans Le double Jeu du tuet dans Treize cases du je. Il est aussi question de lui dans divers entretiens accordés par Bernard Noël. Les premières éditions duLieu des signes(novembre 1971) et de Souvenirs du pâle (décembre 1971) lui sont dédiées. Le préambule de URSS aller retour et plusieurs achevés d’imprimer sont datés du « 19 octobre » : Une messe blanche (1972), D’une main obscure(1980),Bruits de langues(1980), etc.
Ce 19 octobre est d’autant plus marquant pour Bernard Noël qu’il est aussi le jour du décès d’Unica Zürn, artiste amie qui s’est défenestrée en 1970. Henri Michaux, écrivain cher, est mort le 19 octobre 1984, comme un signe funeste supplémentaire…
[1] « L’Orgueil de la Vie » in François Lunven (Musée de l’Hospice Saint-Roch/Galerie Alain Margaron, 2005). [2] « À la recherche de François Lunven » in Lunven, dessins (Calligrammes, 1987). [3] « Le Retour de Lunven » in François Lunven, op. cit. [4] Ibid.
[5] Jacques Ancet, Bernard Noël ou l’éclaircie (Opales, 2002). Notons que dans Le double Jeu du tu (Fata Morgana, 1977), BN écrit à Jean Frémon quant à Lunven : « SA mort m’a si intensément touché qu’elle est devenue MA mort » et dans « À la recherche de François Lunven » (Calligrammes, 1987) : « Sa mort a été ma mort. » [6] « Le Retour de Lunven », op. cit.
Pierre Magré et François Lunven au Lycée Claude-Bernard à Paris en 1960. Ils préparaient le CAPES d’Arts plastiques. Lunven fut reçu premier, Magré deuxième.
François Lunven posant pour une publicité de mobilier d’entreprise
Ce numéro de Poèmes de l’année contientle poèmeLe Jeu du tu nous jede Bernard Noël. Le dessin de couverture est de François Lunven.
Merci à Jean-Pierre Boyer, Éliane Kirscher, Pierre Magré et David Massabuau pour leurs contributions à la documentation de cet article.
“Le désir de l’union, comme alternative au pouvoir, garde la Commune vivante : on ne lit pas en elle un rêve avorté, on lit la possibilité toujours latente d’un changement dont elle a, pour la première fois, tenté la pratique [1].”
Bernard Noël se présente lui-même comme un “fervent partisan” de la Commune de Paris. C’est à l’âge de 15 ans, après avoir lu L’Enfant, Le Bachelier et L’Insurgé, la trilogie de Jules Vallès, que débute son intérêt pour cette période révolutionnaire de l’Histoire : à l’adolescence, il lui semble qu’elle est “l’organisation de [sa] propre révolte [2]”. Plus tard, dans les années 60, il travaille comme rédacteur d’articles d’encyclopédie, ce qui aura des conséquences sur sa future activité d’écrivain…
Surviennent les événements de Mai 68, et la forte déception qui s’ensuit conduit Bernard Noël à prendre conscience de l’échec généralisé du socialisme, “l’occidental n’ayant cessé de trahir, et l’autre, le Russe, de surcroît qualifié de ‘réel’, ayant à jamais dénaturé la réalité politique [3].” Il entreprend de remonter aux sources du mouvement et plus particulièrement à la Commune. Cherchant quelle fut exactement la théorie communarde de l’État, il s’aperçoit qu’aucun traité n’a été publié à ce sujet, pas même par Marx, Engels ou Lénine. Pour s’en faire une idée précise, il décide de lire intégralement les cent quarante-et-un journaux parus de mars à mai 1871. À partir de cette longue étude et de son ancien emploi de rédacteur d’encyclopédies, il conçoit le Dictionnaire de la Commune, premier dictionnaire historique du XXe siècle. “J’avais un projet politique, qui était, à travers la Commune, d’étudier la coupure qui sépare le socialisme utopique du socialisme scientifique, mais j’avais aussi un projet d’écriture qui était de transformer le ‘dictionnaire’ en écriture [4].” Présentée dans l’ordre alphabétique, l’Histoire n’est plus un récit linéaire imposé. Bernard Noël veut « montrer le chantier à la place du monument – le chantier où chacun reprend l’histoire [5]. » C’est au lecteur de la constituer en reliant les différents articles comme il lui convient, à partir des « matériaux de cette histoire dans l’Histoire [6]. » “La rédaction du Dictionnaire de la Commune est le travail qui m’a le plus longuement occupé [7]”, indiquera son auteur quelques années plus tard. L’épais volume paraît le 18 mars 1971, pour le centenaire de la Commune.
Un projet d’écriture se dessine alors, celui de faire revivre dans un livre Eugène Varlin, le “Christ rouge” de la Commune. Le texte ne sera finalement pas rédigé.
En 1973, Bernard Noël découvre l’existence de L’État et la Révolution, livre disparu, au titre identique à celui de Lénine mais écrit quarante-et-un ans auparavant par un Communard : Arthur Arnould. C’est enfin “l’introuvable traité [8]” sur la conception de l’État communaliste qui avait motivé toutes ses recherches… Il lit l’ouvrage à la Bibliothèque Nationale puis rassemble des données biographiques sur son auteur. Il met tout ce travail de côté jusqu’en 1977 où il y revient et décide de restituer le livre d’Arnould en l’accompagnant d’une réflexion sur la situation politique française qui remonterait jusqu’à la Commune, mais le projet est partiellement abandonné. Il en subsiste un long texte qui va servir de préface à L’État et la Révolution. Bernard Noël confie l’ensemble, ainsi que Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris – autre texte d’Arnould – à un jeune éditeur, Jacques-Marie Laffont, croyant lui assurer le succès. Les deux livres paraissent en 1981 mais c’est un échec commercial.
Aujourd’hui, les livres d’Arnould circulent et le Dictionnaire de la Commune, plusieurs fois réédité, est devenu une référence. Différents ouvrages sur la Commune ont été préfacés par Bernard Noël. Cette période révolutionnaire unique est si vive en lui qu’elle semble “faire partie de [sa] propre mémoire [9].” Il ne cesse d’en souligner les répercussions toujours actuelles : d’une part, l’idéal de société qu’elle a voulu pratiquer est devenu un modèle ; de l’autre, la violence inouïe de la répression versaillaise (entre 20 000 et 35 000 exécutions), les 7496 déportations de Communards et les atrocités commises en plein Paris sont toujours présentes dans l’inconscient collectif. Ainsi, dans son essai majeur La Castration mentale, le texte intitulé « La Scène primitive »revient sur le geste des bourgeoises qui, avec leurs épingles à chapeau, ont crevé les yeux des prisonniers communards passant près de l’Opéra, “sous les applaudissements et les rires”. Bernard Noël constate que ce geste barbare n’en finit pas de se répéter, mais insidieusement : de nos jours, le pouvoir commet “un meurtre du regard” en aveuglant les révoltés avec des images, “ce qui a l’avantage de n’être ni salissant ni douloureux”…
[1] « Textuel d’A.A. »inLe Sens la Sensure (Talus d’approche, 1985).
[2] Bernard Noël ou l’éclaircie de Jacques Ancet (Opales, 2002).
[3] Préface de la troisième édition du Dictionnaire de la Commune (Mémoire du livre, 2001).
[4] « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner » in La Place de l’autre, Œuvres III (P.O.L, 2013). [5] Préface de la première édition du Dictionnaire de la Commune (Fernand Hazan, 1971). [6] Ibid. [7] « L’Histoire, une lecture » in L’Outrage aux mots, Œuvres II(P.O.L, 2011).
[8] Ibid. [9] Ibid.
Merci à L’Amourier et à Luc Grand-Didier pour leurs aimables autorisations.
Le rayon ‘Commune’ dans la bibliothèque de Bernard Noël
Bibliographie des textes sur la Commune
1971
Dictionnaire de la Commune, Hazan, Paris. Cette édition comporte 800 articles et 92 illustrations. La préface est de BN.
Le magazine Politique hebdo n° 23 (11 mars) reprend douze articles du Dictionnaire de la Commune.
Le magazine Elle n° 1321 (12 avril) reprend dix articles du Dictionnairede la Commune concernant les femmes.
1978
Dictionnaire de la Commune en deux volumes, édition non illustrée, augmentée de 73 articles, d’un index thématique et d’une nouvelle préface de BN, Champs/Flammarion, Paris.
1981
Quatrième de couverture de Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris de Arthur Arnould, Jacques-Marie Laffont, Lyon.
Arthur Arnould ou la vie d’un mort est toujours fictive, préface à L’État et la Révolution de Arthur Arnould, Jacques-Marie Laffont, Lyon. La quatrième de couverture est également rédigée par BN.
1985
La préface de 1981 est reprise dans Le Sens la Sensure (Talus d’approche, Le Rœulx) sous le titre Textuel d’A.A. Elle est accompagnée d’un deuxième texte sur la Commune: La vie d’un mort est toujours fictive.
1994
La scène primitive dans La Castration mentale, Ulysse fin de siècle, Plombières-les-Dijon.
1998
Le Trésor perdu, préface à La Commune, Paris 1871, Photo poche Histoire/Nathan, Paris. BN est également l’auteur des légendes qui accompagnent les photographies.
2001
Dictionnaire de la Commune, avec une nouvelle préface de BN, Le Grand Livre du mois/Mémoire du livre, Paris.
2009
Arthur Arnould ou la vie d’un mort est toujours fictive, préface à L’État et la Révolution de Arthur Arnould, Res publica, Gémenos. La quatrième de couverture est également rédigée par BN.
Quatrième de couverture de Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris de Arthur Arnould, Res publica, Gémenos.
2011
L’Outrage aux mots, Oeuvres II (P.O.L, Paris) comporte un chapitre qui rassemble six textes sur la Commune : L’Histoire, une lecture (version légèrement remaniée de l’introduction sans titre de la « Partie 1 » de Le Sens la Sensure), Préface à la troisième édition (du Dictionnaire de la Commune), Le Trésor perdu, La Scène primitive, La vie d’un mort est toujours fictive, Textuel d’A.A.
2015
À propos, préface à Blanqui, l’enferméde Gustave Geffroy, L’Amourier, Coaraze.
2018
La Commune sur le vif, préface à Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Parisde Arthur Arnould, Klincksieck, Paris.
2019
Un regard nouveau, préface à Les « Pétroleuses », d’Édith Thomas, L’Amourier, Coaraze.
Un demi-siècle après sa parution, qu’en est-il du Château de Cène ? Le scandale et le procès provoqués par sa publication sont aujourd’hui bien loin : ce brûlot longtemps interdit est devenu l’un des chefs-d’œuvre de la littérature érotique, publié dans huit éditions successives dont la prestigieuse collection “L’Imaginaire” de Gallimard. Mais depuis, constate Bernard Noël, la censure s’est “faite plus subtile en privant de sens – donc de plaisir – aussi bien les excès imaginaires que les valeurs raisonnables. ”
“Longtemps, j’ai porté ce livre comme un péché originel [1]”, dit-il, gêné que des lecteurs associent son nom à ce seul titre et le réduisent ainsi à un objet de consommation. Pourquoi ce texte ? Pendant une dizaine d’années, l’auteur s’était verrouillé dans le silence, effaré par la violence du monde et particulièrement par la guerre d’Algérie et le colonialisme. C’est en traversant l’horreur et la bestialité, par l’écriture qui s’est mise à fuser en lui début 1969, qu’il a osé lever sa censure intérieure. Cette libération jubilatoire en a fait un écrivain à part entière. “Il s’est trouvé que la pornographie et l’érotisme étaient seuls propres à traduire un certain nombre de choses que je ne pouvais dire autrement [2]”, explique-t-il, lui qui a voulu, sous le régime gaulliste, “parler de ce qui est bas parce que c’est ce qui est encore le moins compromis [3].”Le succès rencontré par un tel livre est donc équivoque pour son auteur : ne serait-il pas dû au parfum sulfureux du Château de Cène plutôt qu’à ses qualités littéraires et à son impact politique ?
Il faut en revenir au texte, admirer la splendeur de sa langue – sous-tendue essentiellement par Nerval – et sa force de frappe. La lune y est omniprésente “pour que tout baigne dans le féminin [4]« ; le péché aussi, comme l’indique d’emblée le nom du village où se déroule le roman : Matopecado. Le récit débute, très classiquement, par l’arrivée dans une île, puis son narrateur va traverser différentes épreuves, des ébats les plus tendres à des scènes sexuelles contre nature, à l’issue desquelles il sera admis dans la « Cène », groupe dont les membres travaillent à « rendre l’esprit tout entier érogène », dans la jouissance partagée « d’être et de se voir être ».
Bernard Noël entraîne le lecteur dans son exploration des zones sombres de l’humain et le confronte à sa propre part de sauvagerie. “Je cherche un long, immense et raisonné dérèglement de la réalité, car celle en qui l’on croit n’est que la part mesquine qu’il faut faire éclater. La surface.”, dit l’un des personnages du roman, en écho à Rimbaud. La scène avec les molosses représente « tout ce qui viole aujourd’hui l’individu [5]. » Répulsion et éblouissement alternent dans ce livre-expérience, qualifié de “diamant” par Michel Leiris. Chaque lecture en renouvelle l’éclat littéraire et poétique mais aussi la portée politique toujours vive, dans notre monde où “le mal est incroyable : il est toujours commis au nom du bien [6]. »
« Un auteur et un livre ne sont pas immanquablement les heureux résultats d’un temps calme. » (Georges Bataille)
Bernard Noël naît en 1930. Sa jeunesse est marquée par la violence : la Seconde Guerre mondiale, la découverte des camps, la bombe atomique, les guerres de Corée et d’Indochine. Pendant son service militaire (d’octobre 50 à avril 52), il s’indigne d’entendre les gradés raconter aux jeunes recrues les sévices infligés aux populations asiatiques. Par la suite, histoire personnelle et Histoire collective vont se croiser.
1956
Salle Wagram à Paris, Bernard Noël assiste à un meeting pour la liberté de la presse. Des défenseurs de l’Algérie française entrent : bombes lacrymogènes, chaises cassées, bagarres. La police arrive et attaque les participants à la réunion autorisée au lieu d’assurer leur protection. 2000 personnes sont poussées contre l’un des murs. « Tout à coup, flics et gendarmes crient. Les crosses et les bâtons se lèvent. » Bernard Noël est frappé au front. Il se dit alors « obsédé par les événements d’Algérie ».
1958
En février, il rédige une première version du Château de Cène. « Cent pages en une semaine », écrira-t-il à Georges Perros en 1965 [7]. Les quatre premiers chapitres serviront de base à la version ultérieure. La scène avec les chiens y est déjà présente. « J’en étais si embarrassé, si gêné moi-même, que je l’ai mise de côté et oubliée pendant près de onze ans », dit-il à Jean-Pierre Vélis [8]. Des autres chapitres de cette version primitive ne subsistera que l’histoire de Kao, le grand singe. En 1973, Bernard Noël confie à Jean Frémon : « Un soir en écrivant la première version du Château, je me suis vu devenir fou, et ça ne ressemblait pas du tout à ce que j’aurais cru. Aucune explosion. Le contraire. Ma tête était un tourbillon qui se précipitait vers le dedans – qui implosait [9]. »
Il s’engage dans le réseau Curiel qui agit en faveur de l’indépendance algérienne. Comme il habite rue du Dragon, il est désigné sous le nom de « Mao ». « J’ai participé à quelques actions : transport de fonds et de courrier, évasions, hébergement, mais ce ne furent jamais que de piètres pansements sur la blessure que je ressentais à l’excès », dit-il à Jacques Ancet [10].
1961
Pendant la nuit du 17 octobre, une vaste opération policière est menée dans les rues de Paris sur ordre de Maurice Papon, suite à une manifestation pacifique contre les mesures racistes de couvre-feu appliquées aux Algériens. Des dizaines de morts, des centaines de blessés : les historiens parleront de « pogrom ». Cette nuit-là, Bernard Noël traverse la ville dans un taxi. Le véhicule est arrêté à un barrage de police. Examinant le visage du passager, un agent déclare : « Laissez passer, ce n’en est pas ! » « Humiliation. Le racisme, c’est un regard qui vous classe sans appel », écrira plus tard Bernard Noël dans L’Outrage aux mots.
En décembre, il a rendez-vous dans un café de la rue du Four avec un contact du FLN pour y réceptionner du courrier. Les deux hommes ont tout juste le temps de cacher les papiers dans la banquette avant d’être arrêtés : « Marcel » – un Algérien à qui Bernard Noël avait procuré un hébergement – l’a dénoncé sous la torture qui causera sa mort. « Mao » est incarcéré au Dépôt du Parquet de Paris dont les cellules du premier étage n’avaient plus servi depuis la Gestapo. Il est mis au secret pendant deux semaines avec « promenade » d’une demi-heure par jour dans une étroite cour cellulaire. Les autres détenus sont tous des Algériens torturés au Fort d’Ivry puis emprisonnés là, le temps qu’ils redeviennent « présentables ». Parmi eux se trouve le camarade arrêté dans le café. Un jour où les gardiens ont relâché leur surveillance en raison du froid, deux prisonniers algériens racontent à Bernard Noël les violences qu’ils ont subies.
1968
Il participe activement aux événements de mai. Leur échec entraîne une forte déception politique et, dans le même temps, la fin d’un « long attachement » amoureux. « Ce fut une insurrection intime à la fois suicidaire et libératoire. »
1969
Dans un « état d’exaltation et de détresse », fin janvier, Bernard Noël s’enferme chez lui pendant trois semaines et rédige Le Château de Cène, « avec la volonté d’écrire un chapitre par jour et d’aller jusqu’à onze, dit-il à Dominique Sampiero [11]. Cette décision fut à peu près tenue pour les neuf premiers chapitres. » Dans L’Outrage aux mots, il déclare : « Pour la première fois de ma vie, j’écris vite, comme émergeant enfin de ces années où je comptais mes mots. » Début février, le général de Gaulle prononce en Bretagne des discours dont « l’insupportable bonne conscience » déclenche la violence verbale du dixième chapitre.
Le livre terminé en comporte bien onze et il paraît aux éditions Jérôme Martineau le 27 juin, sous le nom d’Urbain d’Orlhac : « Urbain » est le premier prénom de l’auteur (renié à quinze ans), « Orlhac » fait à la fois référence au roman Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry (le personnage du consul est obsédé par le film Les Mains d’Orlac) et à Orlhaguet, village de l’Aveyron natal.
Le Château de Cène est dédié à Pierre Morion, pseudonyme d’André Pieyre de Mandiargues : en 1967, celui-ci avait encouragé Bernard Noël à publier les poèmes de La Face de silence.
Une gravure de François Lunven accompagne le tirage de tête édité par Fata Morgana à 50 exemplaires.
Le 22 septembre, Le Nouvel Observateur publie un texte d’Emmanuelle Arsan (l’auteure de la série Emmanuelle) qui constituera la préface de la deuxième édition datée du 5 octobre.
Le 3 décembre, le livre est frappé de trois interdictions : affichage, publicité et vente aux mineurs.
Mandiargues vote en faveur du Château de Cène pour la « Plume d’or » du Figaro littéraire.
La même année, « autre effet de 1968 », Bernard Noël se lance dans la rédaction du Dictionnaire de la Commune, « l’autre face du Château ». « Dans les deux cas, j’affrontais l’impensable : en moi, par la fiction ; dans la collectivité, par le travail historique », écrit-il à Serge Fauchereau.
1970
Fin septembre, l’édition Martineau est saisie. Plus aucun exemplaire ne circule.
1971
Bernard Noël décide de se consacrer entièrement à l’écriture. « Le Château de Cène, en levant ma propre censure, a fait de moi un écrivain », affirme-t-il.
Le 18 mars, le Dictionnaire de la Commune paraît aux éditions Fernand Hazan.
Le 23 novembre, Le Château de Cène paraît chez Jean-Jacques Pauvert dans une version remaniée. Il est désormais signé du nom de « Bernard Noël ». L’auteur est convoqué peu après à la Brigade mondaine. Il reconnaît être « Urbain d’Orlhac » et il est inculpé pour « outrage aux bonnes mœurs ».
1973
À partir du mois de mai, Jean Frémon et Paul Otchakovsky-Laurens constituent un comité de soutien et réunissent des témoignages en faveur de Bernard Noël. Ils obtiennent de Robert Badinter qu’il défende l’accusé. Celui-ci accepte de plaider gratuitement pour défendre des « principes ».
Journal Combat du 6 juin 1973
Le 25 juin, Bernard Noël comparaît devant la 17e chambre correctionnelle. Devant un public nombreux, Raymond Abellio, Jacques Derrida, Pierre Dumayet, Claude Gallimard, Pierre Madaule, Claude Roy et Philippe Sollers témoignent en sa faveur.
Le 9 juillet, Le Château de Cène est jugé « contraire aux bonnes mœurs » : tous les exemplaires devront être saisis et détruits. L’auteur est condamné à payer une amende de 3000 francs.
Bernard Noël fait appel de son jugement, ce qui suspend l’application de la peine.
1975
Le 4 janvier, il comparaît devant la 11e chambre de la Cour d’appel. Il doit assurer seul sa défense car cette fois, Me Badinter et son confrère ne se sont pas déplacés. Sur les conseils de l’avocat de l’imprimeur (qui a fait appel lui aussi), Bernard Noël demande à bénéficier de la loi d’amnistie consécutive à l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République. Sa demande est acceptée.
Le Château de Cène est republié le 30 avril chez Jean-Jacques Pauvert, augmenté cette fois de L’Outrage aux mots, contre-offensive à l’accusation d’outrage aux bonnes mœurs écrite du 13 au 20 février, à la demande de l’éditeur. Ce premier texte ouvertement politique est capital parce qu’il définit pour la première fois la « sensure », mot créé par Bernard Noël pour caractériser un pouvoir qui fait croire à la liberté d’expression mais qui « violente la langue en la dénaturant ». « La privation de sens est la forme la plus subtile du lavage de cerveau, car elle s’opère à l’insu de sa victime. »
1977
Le livre est autorisé à reparaître.
1979
Le Château de Cène devait être le premier opus d’une trilogie qui aurait compris Le Château de Hors et Le Château de Dans. Elle restera inachevée. Seul un premier chapitre du Château de Hors paraît cette année-là aux éditions Fata Morgana.
1986
Patrick Brunie réalise un court-métrage intitulé L’Outrage aux mots dans lequel Jean-Louis Trintignant lit le texte de Bernard Noël en voix off.
1990
Le Château de Cène, adapté par Patrick Brunie, est représenté à Paris, au Bataclan, avec Philippe Léotard dans le rôle principal.
Les arrêtés concernant le livre sont tous abrogés le 28 novembre.
2004
Bernard Noël adapte Le Château de Cène avec le metteur en scène Wissam Arbache. La pièce est jouée à Paris, au Théâtre du Rond-Point, puis au CDN d’Orléans.
*
[1] En présence…, entretien avec Jean-Luc Bayard (L’Amourier, 2008). [2]et [7] Répliques à Jean-Pierre Vélis in Treize cases du je(Textes/Flammarion, 1975). [3] Les Premiers Mots(Textes/Flammarion, 1973). [4] Correspondance personnelle, 2019.
[5] Entretien avec Jacques Jaubert(Le Figaro, 23 juin 1973).
[6] Le Sens la Sensure(Talus d’approche, 1989).
[8]Correspondances, avec Georges Perros (Unes, 1998).
[9] Le Double Jeu du tu, avec Jean Frémon (Fata Morgana, 1977).
[10] Bernard Noël ou l’éclaircie, entretien avec Jacques Ancet (Opales, 2002).
[11] L’Espace du poème, entretien avec Dominique Sampiero (P.O.L, 1998).
Les autres citations sont issues de L’Outrage aux motset de La Pornographie (L’Imaginaire/Gallimard, 1993).
Bibliographie
Les différentes éditions du Château de Cène sont répertoriées dans la bibliographie du site, y compris une édition pirate. Le roman figure dans le volume L’Érotisme de l’Anthologie du savoir en 20 tomes publiée en 2011 par Le Nouvel Observateur et CNRS éditions. Le Château de Cène a été traduit dans plusieurs pays étrangers (cf. textes traduits à l’étranger).
Jean Frémon a constitué un dossier très complet sur Le Château de Cène, particulièrement sur sa partie judiciaire. Il est intitulé « L’Outrage » et a été publié en 2008 dans l’ouvrage collectif, Bernard Noël : le corps du verbe (actes du colloque de Cerisy, ENS éditions).
Le Château de Cène et L’Outrage aux mots ont fait l’objet de nombreuses analyses littéraires et politiques. On pourra, entre autres, consulter :
Bernard Noël de Pierre Dhainaut (Ubacs, 1977).
Bernard Noël de Hervé Carn (Poètes d’aujourd’hui/Seghers, 1986).
L’Arbre de non de Jean-Luc Bayard (Aires, 1995).
L’épreuve des c/sensures, les c/sensures à l’épreuve d’Anne Malaprade (Seli Arslan, 2003).
Nos remerciements vont à Bernard Noël pour toutes les précisions qu’il a bien voulu apporter à cet article.
En 1986, Bernard Noël s’installe pour quelques mois à Saint-Denis (93) avec le projet d’écrire un roman (cf. La « Résidence Basilique »). La réalisatrice Claudine Bories le suit dans sa découverte des lieux et ses rencontres avec les habitants. Son film s’intitule Saint-Denis, roman. On y croise Christian Jaccard et Robert Doisneau. En voix off, comme un monologue intérieur, Bernard Noël raconte sa quête de l’écriture, tout au long de ses déambulations dans la ville du saint à la tête coupée.
Au cours du film de Thésée Dans la peau des livres(2009), il revient sur ce projet de roman :
« J’avais rêvé d’écrire un énorme roman parce que je pense que tant que je n’aurai pas écrit un grand roman, je n’aurai pas écrit. Il commence à se faire tard dans ma vie pour que j’écrive ce grand roman…
J’en avais un en chantier, c’était l’histoire d’un personnage qui avait 1700 ans puisqu’il s’agissait de saint Denis. Je voulais faire un roman sur Denis et la ville de Saint-Denis, avec la basilique, les tombeaux des rois, le temps enterré dans les cryptes, etc., mais je n’en ai écrit qu’un chapitre où je pars de Montmartre avec le saint qui a sa tête à la main et qui fait tout le trajet depuis le haut de Montmartre jusqu’à Saint-Denis. Un jour, j’ai fait ce trajet à pied et puis ça s’est arrêté là… »
Ce roman, qui se voulait un « frottement du passé et du présent », n’a donc pas vu le jour mais son premier chapitre, intitulé « Chemin d’acéphale », a été publié dans l’ouvrage collectif initié par Jacques Lacarrière, Flâner en France, sur les pas de dix-huit écrivains d’aujourd’hui (Christian Pirot, 1987) ainsi que dans le numéro 41-42 de la revue Traverses.
Finalement, la résidence d’écriture aboutira à la rédaction de Portrait du Monde (P.O.L, 1988), texte sur le journal Le Monde dont les locaux de Saint-Denis étaient alors sur le point de fermer.
Le film Saint-Denis, roman a été diffusé sur Arte en 1990, ainsi que dans plusieurs festivals. Il a été projeté en juillet 2005 lors du colloque de Cerisy-la-Salle consacré à Bernard Noël.
« Comment Bernard Noël va-t-il s’inspirer du réel pour écrire? Comment rendre compte de cette élaboration, de cette naissance de l’écriture avec des images? Il faut convoquer la force narrative du cinéma tout en construisant un univers à partir d’éléments concrets : la plume qui grince sur la feuille de papier, une usine désertée, les gisants de la cathédrale, des cris de mouettes. Et jouer de la frontière entre le possible et l’artifice, » écrit Claudine Bories. Pour l’Atelier Bernard Noël, elle a bien voulu répondre à quelques questions :
En quelles circonstances avez-vous été choisie pour faire ce film sur Bernard Noël ?
La municipalité de Saint-Denis m’a demandé d’imaginer un film autour de la résidence de Bernard Noël dans cette ville. J’ai écrit un scénario et l’ai proposé à Arte qui l’a accepté. Le film a donc été co-produit par Arte et la Ville de Saint-Denis. Il a ensuite été diffusé sur Arte et dans de nombreux festivals.
En quoi a consisté la participation de Bernard Noël ?
Je lui ai raconté comment je pensais procéder : en « tournant autour » de lui et de son écriture, sans l’interviewer, par « touches », par rencontres avec des personnages liés à l’histoire de la ville. Je lui ai demandé d’être comme un « acteur » dans ce film, de se laisser filmer dans ses déambulations, ses observations, ses moments d’écriture. Mon idée était qu’on ne peut pas filmer la création directement, frontalement, qu’on ne peut le faire que « poétiquement » – intuitivement.
Avez-vous construit le scénario ensemble ?
Le scénario du film, non. Mais il était convenu que ce serait Bernard qui raconterait son histoire avec Saint-Denis en voix off. C’est après le tournage et le visionnage des rushes qu’il a écrit ce qu’avait représenté pour lui l’expérience de cette résidence.
Bernard Delvaille, Bernard Noël, Denis Roche et Emmanuel Hocquard, le 14 juin 1978, au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris
Après avoir clos son œuvre poétique en 1972 par Le Mécrit, Denis Roche publie en 1976 un roman écrit « dans une langue de vent violent » : Louve basse. À cette époque, Bernard Noël écrit des recensions pour La Quinzaine littéraire depuis 1971 ; il proposera de rédiger celle de Louve basse, qui paraîtra donc dans le numéro 228 de mars 1976.
Son titre Abracadavra fait notamment référence à la dernière partie du livre, où Denis Roche anticipe sa mort et décrit son propre cadavre. L’amitié entre les deux écrivains aboutira, on le sait, à l’édition par Bernard Noël, dans la collection « Textes » qu’il dirigeait chez Flammarion, du premier livre de photographies de Denis Roche : Notre Antéfixe.
Cet apparat critique a été constitué avec Bertrand Verdier auxquels vont nos remerciements, ainsi qu’à Michel Surya et à Bernard Noël.
« Mourir de rire et rire de mourir »
La phrase de Georges Bataille qui conclut Abracadavra a été plusieurs fois reprise par Bernard Noël :
Dans L’in-fini de Bataille, en 1973 : « Il semble que l’homme ait toujours agi, produit, pensé en vue d’une fin qui lui était extérieure, et qui tout à tour s’appelait Dieu, le Bien, la Société, etc. alors que tous ces mots n’étaient que les avatars d’un seul : le Salut. Bataille, lui, place cette finalité en l’homme, et c’est ce renversement qui permet l’expérience intérieure en la libérant de toute transcendance. Ainsi conçue, l’expérience, en effet, n’a d’autre fin qu’elle-même. Elle est libre. Elle peut rire de mourir et mourir de rire. »
En 1980 dans En tête, texte introductif aux Bruits de langues: « La poésie a trop chanté ; il faut qu’elle déchante et trouve là le véritable chant. Quelqu’un disait : Mourir de rire et rire de mourir… »
Dans sa pièce de 2004, Le Retour de Sade, où le Divin Marquis s’exprime ainsi : « Quelque chose n’a pas de sens. C’est la vie, bien sûr, à moins que tout à coup elle n’en ait trop. Mais cela revient au même, et j’en ris. Eh oui, je meurs de rire (il rit longuement). D’où vient cette bizarre expression ? Mourir de rire me projette au sommet de moi […] »
DansLe Bien du mal, sa préface de 2008 à L’Archangélique de Bataille : « La représentation de l’instant tragique fait mourir de rire puis rire de mourir. »
Michel Surya, dans La Mort à l’oeuvre, sa biographie de Georges Bataille, écrit : « Seul le rire répond de la farce divine et de la transe inutile où elle jette : le rire que Bataille a signifié d’un mot emprunté à William Blake qui est comme un postiche posé sur le nez de Dieu : Nobodaddy. »
De Nobodaddy à Nonoléon
Entre Blake, Bataille, Roche et Noël, les passerelles s’avèrent multiples. À la page 85 de Louve basse, Denis Roche évoque le « Noboddady » du poète anglais. Or ce « Papapersonne » joue un rôle important pour Bernard Noël. Il l’a découvert dans les années 70, grâce à Pierre Leyris qui traduisait alors les poèmes de Blake et il s’en inspire en se créant un double littéraire : Nonoléon. Cet alter ego « papoète » se moque du Noël pratiquant la « belle poésie ». Un texte intitulé Nonoléon paraît en 1979 dans la revue Haine de la poésie, chez Christian Bourgois. Il est ensuite repris dans différentes éditions et ouvre le volume III des Œuvres, La Place de l’autre (P.O.L). « Nonoléon, mon cop’ à la mort dans la vie / transmutante, qui toujours criait : vers avant ! », ironise Bernard Noël dans l’un de ses Bruits de langues…
En 1981, Bernard Noël fut le premier écrivain accueilli en résidence à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. De cette expérience, il dit, dans un entretien avec Alain Veinstein :
« J’ai vécu deux ans à la Chartreuse. J’étais très sensible d’une part, à la présence du temps, et d’autre part, à l’architecture de ce monument. Vous savez, les chartreuses sont des ermitages collectifs, c’est-à-dire que chaque Chartreux dispose d’une maison avec un petit jardin et l’ensemble de ces ermitages donne sur un cloître. Il me semble que c’est la figure même de l’habitat idéal : cette possibilité à la fois de retrait et de collectivité. »
Sa voisine était Hélène Cingria, la plus ancienne habitante de la Chartreuse, dont la cellule fut, pendant la Seconde Guerre mondiale, un foyer de résistance autour de Louis Aragon, d’Elsa Triolet et de Pierre Seghers.
En 1994, c’est à Bernard Noël que le compositeur Ahmed Essyad demanda d’écrire le livret de L’Exercice de l’amour, sorte d’oratorio en neuf chants, dont chacun correspond à une partie de la Chartreuse. L’œuvre devait accompagner de manière sonore la visite du monument mais hélas, le projet n’aboutit pas. Radio France a réalisé unCD de cet « opéra lumière » lors d’un concert public.
Voici l’introduction que Bernard Noël écrivit en 1983, à l’occasion des dix ans du CIRCA, pour la plaquette Mémoire d’une Chartreuse qui présentel’histoire et les activités culturelles du lieu :
« La vraie mémoire, c’est l’oubli. Pour la raison très simple que nous sommes faits de tout ce qui est inscrit dans l’épaisseur obscure. Et qu’à côté de cela le petit catalogue de nos souvenirs n’est rien. Juste quelques étiquettes, quelques repères.
Mais l’histoire, dira-t-on. L’histoire est un point de vue qui change à mesure que changent les positions. L’histoire est uniquement ce qui nous promet la mort, tout comme à son extrémité la mémoire. La chronologie, le classement, la mise en ordre n’ont qu’une seule orientation : la fin. Ce sont des instruments pour en finir.
Une simple promenade parmi les couloirs et les cloîtres de la Chartreuse vous dira la même chose. Mais doucement. Mais en silence. Surtout quand la lumière de la demi-saison paraît suinter des pierres au lieu de les couvrir.
Tout ici est lieu de passage et non d’arrêt. Lieu qui toujours appelle un autre lieu, comme si le volume visible des formes réfléchissait le volume invisible des cœurs et des têtes. Toujours ce renversement de l’Un dans l’Autre à la faveur d’un espace qui est celui de la circulation.
Alors, Mémoire de la Chartreuse, qu’est-ce à dire ?
Il n’est, dans la Chartreuse, rien de fixe, pas même l’immobile, pas même les pierres. Tous ces bâtiments, et les siècles dessus ou dessous, et ces passants, qui furent les Chartreux et qui sont Nous, tout cela constitue un appareil d’espace et de temps qui produit quelque chose – une chose qu’on pourrait appeler le sens.
La Mémoire de la Chartreuse, c’est un sens. Et ce sens est manifeste à travers des événements, un esprit, une manière d’habiter, des actions, une volonté. La Mémoire de la Chartreuse ne se réduit pas à une histoire, même si elle passe par elle : elle est un tissu avec des figures suggestives.
Et la richesse intérieure de ce tissu est faite d’oubli. De l’oubli surgit tout à coup ce qui nous inspire ou bien nous illumine. L’oubli est à la fois notre terre profonde et cette puissance de surgissement.
Autrefois, le sens décrivait un cercle : de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu. Aujourd’hui, il est sans limite vers l’avant. Et nous éprouvons, dans cette Ouverture, la difficulté de l’infini. Mémoire de la Chartreuse, c’est mémoire de l’Ouvert et surgissement à travers des ponctuations multiples de ce qui anime le lieu. De ce qui le ranime. »
En 1982, les verriers de Saint-Just-sur-Loire (42) voulaient sauvegarder leurs emplois menacés et la haute qualité de leur production. Le Comité d’entreprise décida de faire appel à l’association « Travail et Culture » dont la vocation est, depuis 1945, de diffuser la culture dans le monde du travail en organisant spectacles, expositions ou ateliers artistiques.
Une exposition intitulée La Danse du verre eut lieu l’année suivante dans le but de montrer au grand public que le savoir-faire des verriers s’inscrivait dans l’histoire ouvrière et faisait partie du patrimoine collectif. Une plaquette éponyme fut publiée à cette occasion. Lucien Marchal, qui dirigeait l’équipe d’action culturelle au plan national de “ Travail et Culture ”, souhaitait qu’un écrivain participe au projet. Ce fut Bernard Noël. Après avoir visité l’usine, celui-ci rédigea Le Roman du verre qui montre la relation sensuelle unissant le verrier au matériau qu’il façonne. Le texte figure dans la plaquette aux côtés de celui d’une ethnologue, d’un exposé technique et de phrases des ouvriers, le tout formant une « chronique plurielle ».
Ce Roman du verre inaugura la longue série des « romans d’œil » consacrés à des plasticiens, forme très vivante dans laquelle Bernard Noël mêle analyse picturale, propos de l’artiste et description de sa gestuelle pendant la création.
« Un roman d’œil est le récit du regard tourné vers le corps au travail, écrit-il. Parfois tout est en gestes, postures, déplacements ; parfois tout se passe derrière le visage. Mais ce qu’on voit n’est-il pas fait de tout ce qu’on ne voit pas ? Il y a de la peau partout, c’est sous elle que la pensée pratique ses tatouages, devant et sur elle que nos yeux dessinent des images tandis que, mot à mot, la langue y prend son plaisir… » (Onze romans d’oeil, P.O.L)
*
Le Roman du verre
(Quatre séquences de ce texte qui en comporte onze )
1
– Maman ! C’est comme de l’air qui aurait gelé !
Tu savais et tu ne savais pas ce que c’était. Il y avait alors en toi plus d’images que de mots.
Ce jour-là un oiseau est entré dans ta chambre. Vite, tu as fermé la fenêtre. L’oiseau s’est jeté violemment contre une vitre. Tu as dit :
– Il s’est cassé la tête. Il a cru qu’il n’y avait rien.
Une boule de plumes. Tu détournes les yeux. Tu vois des ailes, tu vois le rien qu’elles ont remué, tu vois les fleurs de givre qu’on trouve là, en hiver, au matin. Tout cela est à la fois dans ton regard, et à la fois tu es devant la fenêtre. Et il y a le ciel.
– Est-ce qu’on fait le verre avec de l’air ?
2
Plus tard. Beaucoup plus tard, tu es assis devant une table. Tu lèves la tête parce que tu te souviens. Les vitres, ici, sont tellement grandes qu’on pourrait croire qu’il n’y a pas de mur, pas de fenêtre. Mais je sais, te dis-tu. Et tu sens que le savoir est en toi comme une vitre, seulement tu ne vois rien à travers. Tu as envie de crier :
– Qu’est-ce que l’irréparable ?
Un bruit terrible secoue tes oreilles. Ce n’est qu’un souvenir. Tu étais en train de noter : « Pot n° 3 / sable 150 /soude 52 / potasse 64 / chaux 94 / dolomie 104 » quand ce bruit a retenti : un ouvrier verse une brouettée de débris de verre et c’est une casse à tout casser dans ta tête. Comment dire un bruit qui n’est pas que bruyant : un bruit qui crie ?
5
Il y a un lieu et des mots. Tu entres dans le vaste et l’intime. Cet espace si grand, avec ses fours, ses cornues, ses fosses, ses étenderies, ses dépôts, devient une demeure autour de chacun des hommes qui travaillent là. Il s’ensuit une étrangeté dans l’air, comme un accouplement de la violence et de la douceur. C’est le chaud et le froid, le gris et l’éblouissant, l’élémentaire et le maîtrisé. C’est l’usine et le privé.
Tu as maintenant les yeux plus grands que la tête. Mais la démarche d’un homme, qui va et vient d’un pas rapide et mécanique fixe tout à coup ton regard.
– Il fait la poste, t’explique-t-on, c’est le posteur.
L’homme tient à deux mains une canne. Il va vers le four. Il y plonge l’extrémité de la canne et l’emporte alourdie à son extrémité d’une boule rouge. Il refroidit un instant le manche de sa canne sous de petits jets d’eau, puis malaxe la boule qui bleuit en la faisant tourner dans le creux ménagé à la surface d’un bloc.
Peu à peu, tu comprends ceci :
La petite boule, c’est la « poste » et c’est de l’émail. Le posteur la travaille, puis il la passe à un cueilleur, qui va l’enrober de verre en fusion, et qui la passera ensuite à un souffleur. Si l’émail a été bien préparé, le souffle du souffleur l’étirera sur toute la surface intérieure du manchon de verre, et celui-ci s’en trouvera indissociablement doublé de sa couleur, donc coloré.
Un manchon est la pièce cylindrique que produit le souffleur. Sa dimension est de trente centimètres de diamètre et de quatre-vingts à cent trente centimètres de longueur. Chaque souffleur doit produire cinquante et un manchons par jour.
– Il faut bien travailler la poste, dit le posteur, sinon l’émail ne s’étire pas régulièrement, et il va tout au bout, ou tout derrière ou tout d’un côté. Faire percer, on appelle comme ça le travail, faire percer ne dépend pas d’un coup de main. Pas uniquement. Dans notre métier, tout est remis en question à tout moment.
Tu regardes la boule que le posteur façonne. Tu ne vois rien. Tu ne remarques rien.
La transparence est le comble du secret.
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Tu t’arrêtes devant un four dont l’ouverture carrée est béante. En bas, tout le long de cette ouverture, une rangée de petites flammes danse : on dirait autant de bougies célébrant une présence inconnue. À l’intérieur du four, il n’y a qu’une rangée de vases. Mais voici le posteur : il a de gros gants et tient par le col un vase de verre qu’il pose à l’entrée du four, juste derrière la rampe de flammes ; puis il le pousse à côté des autres avec une tige de fer.
Tu suis cet homme, mais t’arrêtes un instant pour observer, sur la gauche du four, un gros tuyau d’où coule une flamme pressée.
Le posteur se dirige vers le coin des verriers. Il prend une canne, s’avance vers la gueule du four et cueille une boule de verre. Très vite, il souffle, tourne, tourne la canne, monte sur un escabeau aux marches épaisses, balance canne et verre devant lui dans le vide. Et le verre pend comme une gomme flasque, mais déjà le souffle et le balancement l’ont étiré et tu distingues l’embryon d’un col et d’une panse.
Le posteur redescend, va au four, chauffe un moment, puis, tout à coup, il tourne vers en haut sa canne.
Et il souffle comme s’il visait le ciel, et son souffle monte à travers l’âme de la canne pour gonfler exactement la pâte à sa forme et la changer en cet oiseau…
la changer désormais en cette chose parfaite, où le travail du verrier s’affirme, envers et contre tout, comme un élan vers la beauté.