Bernard Noël & Pierre Jean Jouve

Pierre Jean Jouve à Genève en 1948 ©Getty – ATP/RDB/ullstein bild

   La Chute des temps, de Bernard Noël, s’ouvre par une citation de Pierre Jean Jouve en épigraphe :
                    La nuit longtemps dévouée à la nuit
                    Tout à coup se poursuit dans l’ombre et devient l’azur.
   Ces vers sont extraits de Sueur de sang, un recueil capital pour Bernard Noël, comme il l’explique au micro d’Alain Veinstein : “Jouve est un des auteurs les plus présents dans ma bibliothèque. C’est à la fois quelqu’un que je peux lire et relire, mais Sueur de sang – que je dois lire plusieurs fois par an – est un livre que je ne connais pas, au fond. Je veux dire que l’effet bouleversant reste entier, bouleversant au sens strict, parce que la langue de cette suite de poèmes a un côté à la fois acide, râpeux et pénétrant qui reste entier et que chaque lecture renouvelle. En outre, il y a une préface qui est un des grands manifestes – beaucoup plus important, à mes yeux, que le manifeste du surréalisme – qui, en apparence, est l’introduction de la psychanalyse dans la poésie et qui en réalité est l’ouverture à cette espèce de rumeur, à la fois de sang, de langage, d’oubli, tout cela produisant un gigantesque frottement de matière et de langue à travers ces poèmes qui sont religieux, érotiques, sensuels, intellectuels, aussi contradictoirement que fortement [1].”

   Dans un entretien accordé à la revue Nu(e), Bernard Noël confie sa difficulté à écrire à propos de Jouve : “Il y a deux écrivains sur lesquels je suis incapable d’écrire, Joë Bousquet et, surtout, Jouve. Comme Bataille, il est sur le terrain de l’érotisme, mais beaucoup moins expéditif. Il assume à la fois la haine et l’amour de la poésie, mais son amour est cependant le plus fort. La préface de Sueur de sang est un des grands textes sur la poésie, j’aime beaucoup aussi ses derniers écrits. Également Les Beaux Masques, qui devrait être édité à part ; Catherine Jouve avait souhaité que j’en fasse une lecture. Je lis assez souvent Pierre Jean Jouve, sans être sûr de le comprendre, et ce doute renforce mon attachement. Je suis toujours sensible au rythme, à la condensation érotique, à une forte économie de la langue qui fait qu’il y a une précipitation syllabique extrêmement efficace dans l’évocation de ce qui est derrière le poème. Il y a aussi cette charge du mal, qu’il s’agit peut-être d’assumer pour en faire un bien [2].”

   Il y eut deux exceptions à cette impossibilité d’écrire : Bernard Noël rédigea en 1992 un article pour le hors-série de la revue L’Autre consacré à Jouve et il préfaça les textes de Jouve consacrés à André Masson, rassemblés en 1994 par Bernard Dumerchez [3]. C’est l’article de 1992 que nous republions ici :

L’IRRÉPARABLE

   Quand la terre tremble et craque, on voit la profondeur s’ouvrir : des couches apparaissent dans les parois de la fente, qui sont la vieille vie venant au jour. Pierre Jean Jouve a connu un séisme semblable et, par lui, la révélation d’un double abîme interne, dans son corps et dans le corps social. Autrefois, la religion suturait tout cela et voilait la blessure : c’est à présent au poète – du moins au poète Jouve – d’être le gardien de l’abîme. Il assume ce rôle par un accroissement du tragique dans sa conscience et par un ascétisme verbal, qui met le poétique en porte-à-faux au bord justement du gouffre. Le vers ne sublime plus : il s’avance vers la cassure irréparable, et lui résiste ; il situe le territoire de la catastrophe et y plante quelques repères solides. L’acte poétique tire son énergie du puits obscur d’Éros et d’une règle sévère autant que celle dont la religion ceinturait le noir orifice : il doit à l’un quelque chose de farouche et à l’autre quelque chose de rituel. La tension qui s’ensuit dans chaque poème de Jouve y fait raisonner la rage de l’insensé en même temps que la maîtrise fragile de l’intelligence. Toujours la menace bestiale et sa pulsion de mort rôdent au fond de la société comme au fond de notre cœur, toujours la poésie élève contre elles sa conjuration d’amour.

[1] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 123.
[2] Nu(e) n° 49, 2011, p. 15.
[3] Pierre Jean Jouve, André Masson.

   Merci à Jean Frémon et à Marwan Hoss d’avoir permis la mise en ligne de “L’irréparable”.

*

   Le 13 mars 1976, Bernard Noël participait sur France Culture à l’hommage que Claude Esteban rendait à Jouve qui venait de disparaître. Il était invité à parler du roman Dans les années profondes. On peut écouter ici cette émission et lire les interventions de Bernard Noël.

Nous signalons l’existence du très riche site consacré à Pierre Jean Jouve.

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