Bernard Noël éditeur


« Avec “Textes”, je voulais faire une petite maison d’édition à l’intérieur de la grande
[1]. »

   Tout au long de sa vie, Bernard Noël a été un inlassable passeur de textes, qu’ils soient signés de ses contemporains comme d’écrivains oubliés ou méconnus. Il s’intéressa très tôt à l’édition : dès le début des années 1950, avec son ami François Séguret, il a voulu publier des lettres d’Antonin Artaud à ses proches mais le projet a échoué. En 1954, les deux jeunes gens fondèrent les éditions Le Cheval marin où parurent deux titres [2]. L’année suivante, Bernard Noël fut embauché par Bruno Durocher qui dirigeait les éditions Caractères. En 1958, il devint rédacteur pour les dictionnaires Laffont-Bompiani, un emploi qu’il occupa jusqu’en 1967, date à laquelle il entra aux éditions Delpire où il était principalement chargé de la littérature de jeunesse. On lui doit la traduction de Max et les maximonstres, devenu un classique des livres pour enfants, et la création des Actiboms, des albums très novateurs par leur interactivité. Noël initia également la collection des « Classiques abrégés » de L’École des Loisirs, qui rencontre toujours un grand succès dans les collèges et lycées. Il a apporté son soutien à quantité de petits éditeurs et de revues, et a lui-même dirigé des collections chez André Dimanche, Dumerchez, aux Cahiers des Brisants ainsi qu’à Cadastre8zéro. Mais sur le plan éditorial, c’est chez Flammarion que son activité à la direction de la collection « Textes » aura été la plus marquante.

Une charge très prenante

  Au début des années 1970, Henri Flammarion décide de consacrer une collection aux jeunes auteurs. Il en confie la direction à Paul Otchakovsky-Laurens qui la baptise « Textes ». Le livre qui inaugure cette collection est Parcs de Marc Cholodenko. À cette époque, plusieurs maisons d’édition s’ouvrent à la littérature de recherche et de nouvelles collections voient le jour : « Digraphe » initialement chez Fayard (1973), « Fiction & Cie » au Seuil (1974) et « Première livraison » chez Christian Bourgois (1978). À l’automne 1977, Paul Otchakovsky décide de quitter Flammarion pour Hachette, où il crée sa propre collection intitulée « P.O.L ». Bernard Noël lui succède à la tête de « Textes » dans les premiers jours de 1978.

  Le voilà donc héritier d’un certain pouvoir, ce qui le met mal à l’aise. « J’ai d’abord pensé me réfugier derrière une entreprise qui aurait pu être collective, explique-t-il, et peu à peu, lisant, cherchant, je me suis rendu compte que je devais être le premier responsable, même si c’était parfaitement injuste [3]… » Il dit avoir voulu expier ce pouvoir. Cette expiation prend plusieurs formes : l’éloignement de plusieurs amis écrivains dont le manuscrit a été refusé, des relations parfois difficiles avec la maison Flammarion et une charge de travail lui laissant peu de temps pour sa propre écriture. Bernard Noël reçoit en moyenne quatre manuscrits par jour dans son bureau de la rue Racine. Il s’efforce de les lire lui-même pour préserver un rapport humain avec les auteurs qui lui adressent souvent leur texte personnellement [4].

Ouvrir le champ littéraire

  Les deux premiers auteurs publiés sont Denis Roche (Notre antéfixe) et Claude Faraggi (Le Jeu du labyrinthe), tous deux en avril 1978. À l’initiative de Bernard Noël, les couvertures de la collection comportent une photographie ou une reproduction de tableau, ce qui n’était pas le cas avec Paul Otchakovsky. Dès le départ, le projet du nouvel éditeur est de ne pas restreindre la collection à un « ghetto élitaire [5] » et d’ouvrir plus largement son champ, y compris vers des ouvrages politiques. Ainsi il fait traduire Argentina, proceso al genocidio de la Commission argentine des Droits de l’Homme, dont un fragment a paru dans le premier numéro de la revue Chemin de ronde. L’ouvrage Argentine : dossier d’un génocide – qu’il a sciemment fait paraître le jour où s’ouvre la coupe du monde de football à Buenos Aires – est le troisième titre qu’il publie ; cela suscitera quelques remous. Une semaine avant la parution, des Argentins donnent rendez-vous un soir à Bernard Noël. Il s’y rend, croyant à une rencontre amicale, mais il se trouve face à une dizaine de personnes qui le menacent d’intervenir auprès de la direction des éditions si la présentation qu’il a écrite pour la quatrième de couverture n’est pas retirée. Il prévient Henri Flammarion et lui propose sa démission mais celui-ci l’assure de son soutien. Lors de la réédition du livre en 1992, la Commission argentine des Droits de l’Homme sommera Bernard Noël de retirer les passages de son texte qui font allusion à la situation française et à la guerre d’Algérie. Il devra en rédiger une nouvelle version.

© Atelier Bernard Noël

  Évoquant la collection « Textes », Bernard Noël en souligne la diversité puisqu’y coexistent « les photos de Denis Roche et la prose imagée de Faraggi ; la politique directe des dossiers sur la répression en Argentine ou en Irlande et la politique fiction de Koster ou de Pépin ; la parole trouée de Sojcher et le texte qui s’autodévore de Coulange ; le récit piège de Claude Delmas et la voix entrecoupée de Montel [6]. » Il défend les textes de recherche arguant que la littérature a le droit, comme la science, d’évoluer et de créer de nouvelles formes. Des livres présentant une certaine difficulté de lecture s’avèrent être des stimulants pour la pensée, ce que l’écrivain-éditeur résume par une image : « Pratiquer le jeu d’échecs peut parfois procurer davantage de plaisir que de jouer aux dames [7]. » Selon lui, c’est aux critiques littéraires d’expliquer le travail des auteurs aux lecteurs mais lui-même n’aime guère se prêter aux jeux de séduction médiatique : « J’ai toujours refusé de déjeuner avec les journalistes pour deux raisons : la certitude que les médias usent notre travail et le sensurent (le privent de sens) ; le refus de faire de ma collection un tremplin personnel. Je sais que je privais les auteurs de quelques échos, mais ma lutte était du côté de la parution, Flammarion étant un éditeur qu’il fallait sans cesse convaincre d’éditer [8]. » À partir de 1979, Bernard Noël sera assisté par l’écrivain Philippe de la Genardière. 

   Pendant les six ans durant lesquels Bernard Noël dirige « Textes », il fait preuve d’un goût éclairé dans ses choix, en constituant un catalogue où figurent les auteurs importants de ces années-là, parmi lesquels on peut citer entre autres – outre ceux mentionnés plus haut – Mathieu Bénézet, Claude Ollier, Claude Louis-Combet, Jean Daive, Jacques Abeille, Joseph Guglielmi, Yves di Manno, Bernard Delvaille, Bernard Vargaftig, Jean Frémon, Jacques Ancet ou Roger Laporte. On lui doit d’avoir rassemblé les écrits complets de René Magritte et ceux de Robert Desnos sur les peintres. Il publie également le témoignage d’un amant de Laure, Jean Bernier, et La Grande Bibliothèque de “Puységur”, pseudonyme d’Edmond Madaule. Trois titres de Bernard Noël sont édités dans sa propre collection [9].

  Noël prend une initiative majeure en mettant en œuvre la traduction en français des piliers de la poésie américaine, à savoir E.E. Cummings, Djuna Barnes, William Carlos Williams et Ezra Pound. « Je croyais important, dit-il, de faire voisiner le travail le plus actuel avec ses sources, pas lointaines du tout, celles de la génération précédente ou des deux générations précédentes, et d’étaler ainsi les cartes du jeu [10]… » Il doit se battre pour que paraissent les Cantos de Pound car la directrice littéraire de Flammarion est opposée à la publication de ce gros volume au bénéfice commercial hypothétique. Finalement les Cantos paraîtront quand Bernard Noël aura quitté la maison. « La dame qui avait combattu le projet s’est alors rendu compte que publier les Cantos pouvait lui valoir un certain prestige, et elle s’en est soudain attribué le mérite [11] ! »

Le départ

  En décembre 1983, Bernard Noël décide brusquement de quitter « Textes », nouvelle qui fait grand bruit dans le monde de l’édition. « La raison pour laquelle je suis parti, indique-t-il, c’est qu’après qu’on m’ait promis la parution d’un certain nombre de titres – dix exactement – j’ai appris un beau matin en venant chez Flammarion que toutes ces parutions avaient été suspendues. “Suspendues”, c’est un terme pudique, ça ne voulait pas dire qu’elles ne paraîtraient jamais. D’ailleurs, le fait que je sois parti – puisque la place est restée vacante pendant près d’une année – a fait que ces livres ont paru, peut-être pour me montrer que quand même [12]… » Il envoie une violente lettre de démission à Henri Flammarion dont il diffuse des copies aux auteurs de la maison et à ses amis.

  Dans un entretien avec Jacques Ancet, Bernard Noël se montre amer : « La direction de la collection “Textes” […] ne m’a valu aucun salaire : mon contrat ne prévoyait que des avances mensuelles, si bien que mon travail ne m’a rapporté que des dettes [13]. » Michel Nuridsany reprendra la direction de « Textes » jusqu’en 1988. Elle sera ensuite abandonnée par Flammarion. Michel Surya la relancera en 2003 chez Léo Scheer mais seuls trois titres pourront être publiés. Bernard Noël conclut : « En dépit d’une triste fin, je garde un bon souvenir de cette période. Flammarion était une maison très à part dans le panorama parisien parce qu’on n’y pratiquait ni parisianisme ni mondanités. Henri Flammarion n’avait aucune envie de perdre son temps. Il donnait peut-être deux cocktails par an, quand il ne pouvait pas faire autrement. S’il avait un prix par exemple, ce qui n’arrivait quasiment jamais [14]. »

[1] En présence…, L’Amourier, 2008, p. 56.
[2] Isou de Maurice Lemaître (1954) et Amour à mort de César Moro (1957).
[3] Entretien avec Alain Veinstein : « La non-littérature recule-t-elle ? », Nuits magnétiques, France Culture, 25/01/1978.
[4] B.N. constate d’ailleurs que l’on dépense plus d’argent à la lecture des manuscrits qu’à leur publication : 150 francs par manuscrit lu, pour plus de 3000 manuscrits par an.
[5] Bernard Noël aujourd’hui, Flammarion, 1979, p. 39.
[6] « Entretien avec Bernard Noël », Culture et Communication n° 27, mai 1980, p. 34.
[7] Entretien avec Irène Lichtenstein n° 5 : « L’édition », France Culture, 13/03/1982.
[8] Lettre à Claude Ollier du 2 décembre 1995.
[9] Le 19 octobre 1977 (1979), Poèmes 1 (1983) et La Chute des temps (1983).
[10] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 125.
[11] En présence…, op. cit., p. 58.
[12] Bernard Noël, du jour au lendemain, op. cit., p. 48.
[13] « Entretien avec Jacques Ancet » in La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 166.
[14] En présence…, op. cit., p. 56.

Merci à Yves di Manno, à Michel Nuridsany et à François Séguret pour toutes les informations qu’ils nous ont aimablement communiquées.

*

Bernard Noël s’est exprimé à plusieurs reprises à propos de “Textes” :

Entretien avec Alain Veinstein (1978)

Entretien pour Flammarion (1979) repris dans Lignes n° 20 (2006) augmenté d’un post-scriptum de Bernard Noël et d’une note de Michel Surya

Entretien pour Culture et communication n° 27 (1980) 

On pourra également consulter le texte publié p. 228-229 de La Place de l’autre (P.O.L, 2013).

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