Zao Wou-Ki, désirs d’espace

                                                                                 “pas de projet une projection
                                          de soi
                                                                                   pas de geste la vie mouvante
                                                                                               soudain visible au bord du pinceau”
                                                                                               (Bernard Noël, “Le Vide et l’Encre”)

Bernard Noël, Le Jardin d’encre, encre de Zao Wou-Ki (photo Patrick Chapuis © éd. Dumerchez)


Le peintre Zao Wou-Ki, d’origine chinoise, appartient à une famille qui descend de la dynastie des Song. Son nom signifie “Song l’Illimité”. Bernard Noël présente ainsi le parcours de l’artiste : “Du côté de l’origine, ce nom est un point de départ : il s’illimite ensuite avec les études, l’expérience, la pratique des Beaux-Arts, puis il se découvre insatisfait et à l’étroit parce que la tradition ne se renouvelle plus et que la vitalité du «Wou-Ki» le pousse à la découverte. Il s’embarque donc pour la France ; trente-six jours de traversée, puis Paris et la recherche obstinée de SA peinture. Visite des musées, découverte de la rue et du bruissement de l’autre langue, rapide acclimatation, voisinage avec Giacometti. Le pinceau tresse des formes chinoises à du Klee, du Cézanne, du fracas cubiste. L’expérimental évolue très vite vers l’invention personnelle qui s’affirme et attire l’attention. Viennent alors les rencontres, les expositions et l’amitié durable et marquante de Henri Michaux [1].”

Zao Wou-Ki et Bernard Noël se sont rencontrés dans les années 70. Lorsqu’en 1987, l’écrivain commence à réaliser des lavis, cela suscite l’intérêt de Zao Wou-Ki. “Un jour, raconte Bernard Noël, j’ai eu la chance que Zao Wou-Ki me donne une leçon de lavis. Et j’ai été très impressionné par la manière dont sa main tenait le pinceau : les Occidentaux tiennent le pinceau dans le prolongement du bras, donc c’est en quelque sorte une prothèse qui permet à la main d’écrire avec de la peinture, tandis que lui le tenait verticalement par rapport au bras, ce qui fait que tout le corps s’exprimait dans le geste parce que ce n’était pas le bras mais, à travers l’épaule, le corps entier qui se portait dans le mouvement, comme si le peintre devenait le moyeu de quelque chose qui se tient dans son dos et qui le traverse et qu’il réalise. Son geste créait un territoire, d’autant que le papier chinois est extrêmement réceptif et réagit à la moindre tache, la moindre goutte, si bien qu’il ne faut pas être attentif à la surface pour qu’elle devienne réceptive au geste qu’on lui adresse [2].”

Bernard Noël a écrit deux textes sur l’œuvre de Zao Wou-Ki : “Le Vide et l’Encre”, quatre fois publié, et “Au bord du visible”, une étude pour la monographie Grands formats, aux éditions du Cercle d’Art. À propos des vastes tableaux du peintre, il écrit : “[Ils] inspirent d’abord une jubilation. Leur taille y a sa part, qui vous délie en mettant l’espace du tableau dans tout l’espace de la vue. Vous êtes sensible à ce débordement avant de l’être à l’atmosphère, c’est-à-dire à tout ce qui est en instance de découverte et qui vibre sur ce fond de liberté extrême – une liberté physique pareille à la respiration d’un air pur [3].”

Zao Wou-Ki, 03.12.74, 1974, huile sur toile, 250 x 260 cm (Centre national des arts plastiques, en dépôt au musée des Beaux-Arts d’Orléans ; inv. FNAC 32248) © Adagp, Paris, 2021

C’est en poète que Bernard Noël évoque les tableaux de Zao Wou-Ki. À propos de 03.12.74, il écrit : “Vous regardez un grand nuage rose et vert et bleu que bordent des bleus profonds. Cette vision est parfaite en soi. Elle vous apaise par l’unisson qu’elle établit en dépit de brisants sombres sur la gauche. Vous les interrogez et finissez par y apercevoir un masque avec deux orbites de ténèbres. […] Pareil tableau, qui est la beauté même, n’a certainement pas été peint en visant la beauté. Il l’a rencontrée à la fin. Sa surface est assez vaste pour qu’il soit difficile de la couvrir d’une poudre aérienne sans risquer l’insignifiance. Le peintre y a donc travaillé dans un état de tension, de concentration qui a chargé d’énergie toute cette masse colorée. En conséquence, vous sentez là de l’être et non du vide [4].”

Le Jardin d’encre (photo de Patrick Chapuis © éd. Dumerchez)

Lorsqu’en 2003, Bernard Dumerchez édite Empreintes, de Catherine Zittoun et Zao Wou-Ki, Bernard Noël est fort impressionné par ce livre d’artiste. L’éditeur a le sentiment qu’il aimerait en réaliser un, lui aussi, avec Zao Wou-Ki, ce qui s’avère exact. Avec l’aide de Françoise Marquet, l’épouse de l’artiste, Bernard Dumerchez fait en sorte que ce désir se concrétise. Zao Wou-Ki propose plusieurs encres de grand format (64 X 37 cm). Pour être en harmonie avec les œuvres, le texte en regard doit occuper un espace substantiel sur la page. Bernard Noël opte pour des poèmes de dix-sept vers, comportant chacun dix-sept pieds, une métrique impaire inhabituelle. Pour des raisons budgétaires, une seule estampe de Zao Wou-Ki est finalement retenue. L’ouvrage s’intitule Le Jardin d’encre.

Lettre de Bernard Noël à Bernard Dumerchez

Bernard Noël a pris goût à ces vers dont il aime “le côté un peu bancal” et il en continue l’écriture, par séquences de sept poèmes de dix-sept vers. Sur ce principe seront également publiés chez Bernard Dumerchez Une colère d’encre avec Erró, D’une main perdue avec Jacques Villeglé et Le Volume des mots avec Antonio Seguí. Le Jardin d’encre se prolonge. La version augmentée est rebaptisée Ce Jardin d’encre puis Le Chemin d’encre. Le projet de Bernard Noël est alors de poursuivre le Chemin jusqu’à sa mort mais, au bout de douze années de rédaction, le texte est devenu pour lui un pensum et il décide d’y mettre fin.
La version définitive comporte dix séquences de sept poèmes et une onzième de cinq. Les éditions Cadastre8zéro ont publié trois états successifs du texte, accompagnés de photographies de François Rouan. De nombreux lecteurs considèrent Le Chemin d’encre en son état final comme le chef-d’œuvre poétique de Bernard Noël.

[1] “La Sortie du temps”, préface de Zao Wou-Ki, Henri Michaux, une amitié de Catherine Zittoun, édition des Crépuscules, 2018, p. 11-12.

[2] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 196-197.

[3] Zao Wou-Ki, grands formats, Cercle d’Art, 2001, p. 14-15.

[4] Ibid., p. 21-22.

Entretien de Bernard Noël avec Zao Wou-Ki

Un entretien avec le peintre, intitulé “Désirs d’espace”, a été conduit par Bernard Noël en 1998 pour les éditions du Cherche-Midi. On peut le lire ici.

De Bernard Noël sur Zao Wou-Ki

Nous tenons à remercier chaleureusement Françoise Marquet-Zao, Yann Hendgen, Jean Frémon, Catherine Zittoun et Bernard Dumerchez ainsi que les éditions du Cherche-Midi.

 

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