Laure dédoublée

Colette Peignot, 1917, coll. J-L. Froissart

Les écrits exhumés

Colette Peignot, dite “Laure”, grandit dans un milieu bourgeois et conservateur. À l’âge de 13 ans, elle perd son père et ses trois oncles tués lors de la Grande Guerre, et elle contracte la tuberculose. Éduquée dans la religion catholique, elle subit les abus sexuels d’un prêtre, ami de sa mère. “J’ai eu pour berceau un cercueil et puis pour langes un linceul, j’ai eu de l’amour une vision de prêtres lubriques ou de rigolades cyniques [1]”, dit-elle dans son Histoire d’une petite fille. Elle rompt avec son milieu familial et devient une militante révolutionnaire. Elle rencontre les intellectuels de son temps et mène une vie de débauche pour expérimenter les extrêmes. Laure est “une sainte de l’abîme”, selon Michel Leiris [2]. À partir de 1935, elle partage la vie de Georges Bataille. “Cet amour ressemble à une descente à deux dans le fond des mondes ; l’angoisse en est la clé. […] Sans doute étaient-ils d’accord pour qu’il n’y eût que la mort qui les limitât [3]”, écrit Michel Surya. Laure succombe à la tuberculose en 1938, à l’âge de 35 ans. Passant outre l’opposition de la famille Peignot, Bataille et Leiris publient une partie des écrits de Laure découverts après sa mort : Le Sacré en 1939 et Histoire d’une petite fille en 1943. Les exemplaires imprimés sont confidentiels et destinés à leurs amis.

Ces textes tombent dans l’oubli, jusqu’à leur exhumation par Bernard Noël à la fin des années 1960. Il raconte les circonstances de sa découverte à Paul Buck :

“Fin novembre 1967, j’ai publié au Mercure de France La Pratique de la joie devant la mort de Georges Bataille et L’ARCHANGÉLIQUE et autres poèmes ; puis fin février 1968 Documents, qui réunissait l’ensemble des textes publiés par Bataille dans cette revue. Ce travail, qui m’a occupé pas mal de temps, avait nécessité de longues recherches à la Bibliothèque nationale. Un jour, je suis tombé sur deux fiches, mais où classées, je ne m’en souviens pas… À l’époque, une majorité de fiches étaient manuscrites… Ces fiches mentionnaient Le Sacré et Histoire d’une petite fille avec pour nom d’auteur Laure et les noms de Leiris et de Bataille comme éditeurs… Très intrigué, je suis allé lire ces deux petits volumes à la réserve et me suis réjoui d’avoir trouvé là de quoi proposer un nouveau volume de Bataille au Mercure de France… Pas un instant, je n’ai douté alors d’être devant des textes inconnus de Bataille, dissimulés sous le pseudonyme de Laure…

À cette époque, je dînais assez souvent avec Diane Bataille, la veuve de Georges, chez Fernande Schulmann, veuve d’Alfred Métraux. Je lui ai demandé de m’autoriser à publier ces textes signés Laure et, aussitôt, Diane m’a dit que ces textes n’étaient pas de Bataille mais de son grand amour, Colette Peignot. Après quoi, elle m’a expliqué qui était cette Colette et m’a dit qu’à la mort de Georges, elle avait confié tout le dossier de ses écrits à Michel Leiris… Je m’occupais à cette époque des éditions Delpire et, dans les semaines suivantes, j’ai reçu dans mon bureau Jérôme Peignot, qui cherchait de l’aide pour sauver les archives et les poinçons de la fonderie Peignot. Nous avons déjeuné ensemble et, pour relancer la conversation, je lui ai parlé de ma découverte à la Bibliothèque nationale. Il m’a dit que Colette était sa tante, mais sans en faire déjà « sa mère diagonale » puisqu’il ne savait rien de ses écrits, dont je lui ai signalé que Diane les avait confiés à Michel Leiris… Il se peut que j’avance la date de cette rencontre et qu’elle se situe plutôt à l’automne de 68, après la « révolution ». Elle eut pour conséquence que, très vite, Jérôme rendit visite à Michel Leiris qui lui confia les papiers de Laure [4]…”

(On peut lire ici l’intégralité de l’entretien Bernard Noël/Paul Buck.)

Les textes de Laure sont publiés en 1971 par Jean-Jacques Pauvert. Ils connaîtront par la suite plusieurs rééditions.

Une troublante similitude

En 1960, Marcel Moré, ami de Bataille, raconte à Bernard Noël la douloureuse agonie de Colette Peignot. Après avoir fait la connaissance de Diane Bataille, Bernard Noël pense que Laure est probablement le personnage central de L’Arrêt de mort, livre de Maurice Blanchot sur une femme qui va mourir : “[J’avais] la quasi-certitude que L’Arrêt de mort rapportait l’histoire de Bataille et Laure… Que son arrière-plan était nourri de cette relation Bataille/Laure et de sa fin tragique… Il ne s’agissait pas d’une intuition personnelle mais d’une confidence de Diane Bataille… Ai-je ou non reçu cette confidence ? Nul ne la confirme. J’ai posé par lettre la question à Blanchot qui, bien sûr, ne m’a pas répondu [5]…” Quand paraît le tome V des Œuvres complètes de Bataille, en 1973, une note en marge du Coupable et de L’Expérience intérieure semble conforter l’impression de Bernard Noël. En effet, Georges Bataille écrit :

“11 octobre : Pendant l’agonie de Laure, je trouvai dans le jardin alors délabré, au milieu des feuilles mortes et des plantes flétries, une des plus jolies fleurs que j’aie vue : une rose «couleur d’automne», à peine ouverte. Malgré mon égarement, je la cueillis et la portai à Laure. Laure était alors perdue en elle-même, perdue dans un délire indéfinissable. Mais quand je lui donnai la rose, elle sortit de son étrange état, elle me sourit et prononça une de ses dernières phrases intelligibles : «Elle est ravissante», me dit-elle. Puis elle porta la fleur à ses lèvres et l’embrassa avec une passion insensée comme si elle avait voulu retenir tout ce qui lui échappait.

12 octobre : Laure achevait de mourir dans l’instant où elle éleva l’une des roses qu’on venait d’étendre devant elle, elle l’éleva devant elle avec un mouvement excédé et elle cria presque d’une voix absente et infiniment douloureuse : «La rose !». (Je crois que ce furent ses derniers mots.) Dans le bureau et pendant une partie de la soirée, la rose élevée et le cri restèrent longuement dans mon cœur. La voix de Laure n’était peut-être pas douloureuse, elle était peut-être simplement déchirante [6].”

Dans L’Arrêt de mort de Maurice Blanchot, il est également question d’une rose :

“Je lui avais fait apporter, dans la journée, des fleurs très rouges, mais déjà trop épanouies, et je ne suis pas sûr qu’elle les ait beaucoup aimées. Elle les regardait de temps à autre d’un air assez froid. Pour la nuit, on les plaça dans le couloir, presque devant la porte qui resta quelque temps ouverte. C’est alors qu’elle donna ce nom de «rose par excellence» à quelque chose qu’elle voyait se déplacer à travers la chambre, à une certaine hauteur, me sembla-t-il. Je crus que cette image de rêve lui venait des fleurs qui peut-être l’incommodaient. Je fermai donc la porte. À ce moment, elle s’assoupit vraiment, d’un sommeil presque calme, et je la regardais vivre et dormir, quand tout à coup elle dit avec une grande angoisse : «Vite, une rose par excellence» tout en continuant à dormir mais maintenant avec un léger râle [7].”

La similitude entre la mourante à la rose de Bataille et celle de Blanchot est frappante. Mais pour Bernard Noël, c’est finalement secondaire : “Il serait au fond rassurant de pouvoir donner une identité au personnage de Blanchot, mais je crois que cette incarnation est le contraire de sa démarche, toute pudeur et discrétion – ou, comme il apparaît maintenant, toute vouée à la dissimulation [8]…” Et il ajoute : “Je m’interdis de rapporter à une biographie quelconque ce qui me trouble dans ce passage, pensant que la biographie doit servir de matériau à l’expression, à l’écriture, mais jamais n’en être le sujet. […] Ce qui est en jeu dans L’Arrêt de mort c’est la mort en général, c’est le rapport d’un homme et d’une femme à travers la mort mais qui, grâce à l’anonymat, devient le récit de tous [9].”

Colette Peignot sur son lit de mort, 1938, coll. particulière, D.R.

[1] Laure, Écrits, 10/18, 1978, p. 19.

[2] Michel Leiris, Frêle bruit, L’Imaginaire/Gallimard, 1992, p. 345.

[3] Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’oeuvre, Gallimard, 1992, pp. 247 et 313.

[4] Bernard Noël et Paul Buck, “Penser avec Laure” in Cahiers Laure 2, éd. Les Cahiers, 2019, pp. 13-14.

[5] Bernard Noël, En présence…, L’Amourier, 1992, p. 13.

[6] Georges Bataille, Œuvres complètes V, Gallimard, 1973, p. 512.

[7] Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, L’Imaginaire/Gallimard, 1977, pp. 43-44.

[8] “Penser avec Laure”, op. cit., p. 17.

[9] Entretien de Bernard Noël avec Jérôme Peignot, Écrits et fragments de Laure (4), France Culture, 24/03/1977. La totalité de la série est disponible sur Youtube. La partie concernant Bernard Noël se situe de 2h 15′ 08” à 2h 54′ 40”. Les autres intervenants de la série de Jérôme Peignot sont Jacques Sojcher, Jean-Pierre Faye, Mitsou Ronat et Florence Delay.

Laure et Bernard Noël

Le texte Laure dédoublée, de Bernard Noël, a été publié dans Les Nouvelles littéraires n° 2539 (01/07/1976) puis dans le n° 6 de la revue Cée (septembre 1978).

Le texte “La dent malade” paru dans Treize cases du je puis dans La Place de l’autre, Œuvres III, évoque Laure.

Lorsqu’il dirigeait la collection “Textes” chez Flammarion, Bernard Noël a édité en 1978 L’Amour de Laure de Jean Bernier, l’un des compagnons de Colette Peignot.

En 1987, il a publié les Écrits retrouvés de Laure dans la collection “Comme” qu’il dirigeait alors aux Cahiers des Brisants. Pour cette édition, il a rédigé une note liminaire.

Nos vifs remerciements vont à Michel Surya ainsi qu’à la librairie Vignes et à Jean-Sébastien Gallaire.

Une réflexion sur « Laure dédoublée »

  1. Etrange de lire cela ce matin alors que Bernard vient de nous quitter… Cela me trouble beaucoup car j’ai dormi dans le lit de Laure Bataille… La suite de l’histoire nous appartient. Mais ce souvenir restera à jamais gravé en nous, troublant, et cette entêtante odeur de rose. Nous avons dû nous éclairer à la bougie, il y avait une panne d’électricité. Je revois encore sa chambre où tout était resté figé comme dans un songe. L’instant du dernier mot resté entre les pages d’un livre d’images pour petite fille triste.

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