« Extraits du corps », le livre fondateur

« J’eus la conviction d’avoir reproduit littéralement des états physiques, et donc mis du corps dans l’écriture et pas seulement de la représentation [1]. »

   Extraits du corps est, selon Bernard Noël, « le titre-manifeste [2] » sous lequel tous ses écrits pourraient être rangés. En 1956, lors d’un mois de janvier glacial, il rédige en une dizaine de nuits cette suite de textes qui constituera la matrice de son œuvre à venir. Il a 25 ans. « J’habitais alors un atelier de sculpteur à peu près vide [3]. Dans l’un des angles, on avait aménagé une petite cuisine de trois mètres carrés maximum, espèce de réduit en planches avec une porte. J’écrivais là, à la chaleur d’un réchaud à gaz sur lequel bouillait de l’eau. J’écrivais dans l’illusion de serrer au plus près des visions organiques dont l’écriture était l’autoscopie [4]. »

   Mu par le désir d’écrire depuis son adolescence, Bernard Noël a jusque-là peiné à trouver sa voie. Voulant s’écarter du surréalisme, il s’est essayé aux romans engagés, dans le style de la littérature d’après-guerre, mais cela ne lui correspond pas. De plus, il a en tête l’affirmation d’Artaud dans Le Pèse-Nerfs : « Toute l’écriture est de la cochonnerie ». Le corps semble lui offrir une possibilité d’écrire inexplorée, comme il l’expliquera à Jean Daive : « Comment faire pour que l’écriture, dont je doutais, devienne un instrument exact ? Disons qu’il y avait à l’arrière de ce livre – qui à l’origine, d’ailleurs, n’était même pas un livre et peut-être même pas un projet de livre – ce besoin qui était censé être le plus véridique et qui était tout simplement mon matériau premier, c’est-à-dire mon corps. Donc expérience, mais au sens le plus direct : tenter de saisir ces petits mouvements qui se passent à l’intérieur de nous. Les saisir et les dire avec le plus d’exactitude possible, pas seulement pour les dire mais aussi pour que les mots qui les diraient soient présents sans aucun doute, puisque tout le langage était douteux. Je pensais que cette observation des mouvements internes rendrait au langage une espèce de vérité première [5].»

   Bernard Noël s’est interrogé rétrospectivement sur l’écriture de ses Extraits : « Avais-je conscience de la duplicité d’une entreprise où c’était le travail des mots qui créait l’état physique et non pas le contraire ? Probablement pas. Il n’y avait qu’une chose nettement délibérée : le parti pris du corps [6]. » Dans une lettre à Georges Perros de 1960, il donne un éclairage plus personnel au surgissement de ce texte : « Je sais seulement que j’étais dans un état de “conscience de conscience” suraigüe et que le regard portait brusquement à une profondeur vertigineuse. La raison bête : tout craquait avec une femme avec laquelle, pendant des années, nous nous étions déchirés à qui mieux mieux : c’était enfin la fin et j’en étais raclé jusqu’aux os. Hypersensible [7]. »

   Il envoie le manuscrit d’Extraits du corps à Jérôme Lindon, choisi parce qu’il dirige les éditions de Minuit qui publient Samuel Beckett et les écrivains du « Nouveau Roman ». L’éditeur accueille chaleureusement le manuscrit. Au moment où le livre doit paraître, Lindon annonce que la sortie est finalement annulée car elle coûte trop cher : une centaine de milliers d’anciens francs. Il demande à Bernard Noël de financer la parution. Celui-ci ne disposant pas de cette somme, il écrit en trois nuits un feuilleton sur James Dean d’une centaine de pages, qu’il vend à une agence de presse régionale. Les épisodes paraissent dans divers journaux de province sous le pseudonyme de « Raymond Rollin » et figurent même à la une du Rouergue républicain. Financer lui-même la publication de son livre constitue pour Bernard Noël « une grande humiliation [8] » et il se sent « l’auteur honteux d’un livre rendu bâtard [9] ».

(Photo Jean-Pierre Sintive)

   Extraits du corps paraît chez Minuit en mai 1958. Le tirage est de 350 exemplaires courants et de 80 sur Vélin pur fil. Le livre est dédié à Robert Maguire, ami proche de l’auteur. Il est constitué de quatre parties : «  Trajet de l’œil » (texte daté de décembre 1955), « Situation lyrique du corps naturel  », « Extraits du corps » et « Bonne nuit » (trois textes de 1956).
La partie « Extraits du corps » proprement dite compte trente-cinq textes, divisés en trois séquences (treize textes dans la première, onze dans chacune des deux autres). Dans certains blocs de texte apparaissent des trous ou des lignes de points. L’auteur les justifie ainsi : « [Ils] sont calculés en fonction de la composition de la page. Mais ils sont également nécessaires, et pourquoi ? Parce que quelque chose court sous la surface, une chose indéfinie, l’équivalent peut-être de la vie organique qui est toujours au-dessous de la surface [10]. »

   À propos d’Extraits du corps, Flavia Goian écrit : « [La] présence est explorée tout au long d’un enfouissement au sein d’une physiologie fantastique, géographie de sensations, architecture d’organes, d’idées et de pensées mêlés que, selon des voies différentes, Artaud, Michaux, ou des artistes comme Fred Deux et Matta arpentaient à leur manière. Cette plongée dans un corps habité par la violence toujours proche d’être infligée associe la froideur d’une dictée presque clinique à la description d’un paysage anatomique surnaturel [11]. »

« Le péritoine se crevasse. Je me peuple de trous d’air. Chaque effort de l’œil crispe comiquement ma gorge. J’ai l’impression qu’un autre émerge de mon ventre sans être venu de l’extérieur [12]. »

« La chair se referme et les organes sécrètent de l’ombre. Par réaction, peut-être, la moelle épinière redevient une voie de lumière qui fascine mon œil [13]. »

« Les poumons granuleux se désagrègent et dévalent dans l’entonnoir interne. Ma matière aspirée tombe vertigineusement. Mais il n’y a pas défécation vers l’extérieur. Tout me quitte et pourtant tout reste en moi. Dans quelque partie illimitée et inconnue de moi [14]. »

Tel est le « paysage anatomique » de Bernard Noël. Quant au « surnaturel », il pourrait s’expliquer par l’intérêt qu’éprouve alors le jeune écrivain pour la littérature fantastique : il a publié un article sur ce sujet en 1954 (voir notre dossier) et il a traduit Démons et merveilles de Lovecraft en 1955 ainsi que L’Homme venu du futur de Padget en 1957.

   Extraits du corps passe pratiquement inaperçu à sa parution. Seuls Jean Daive et Georges Perros remarquent l’ouvrage ; ce dernier rédige une note de lecture pour la NRF [15]. Jean Frémon découvre le livre au début des années soixante et il en est fortement marqué. Pour lui, « chacun des textes des Extraits du corps est une vertèbre nue, décharnée, blanchie, ensemble ils forment une colonne verticale qui protège la moelle de l’origine. L’Histoire du dedans [16]. » Après la publication du recueil, Bernard Noël restera silencieux pendant plusieurs années, incapable d’écrire. « Longtemps, j’ai eu le sentiment d’en avoir terminé avec l’écriture, en somme d’avoir d’un coup épuisé mon maigre avenir d’écrivain [17]. » C’est avec La Face de silence, en 1967, qu’il renouera véritablement avec l’écriture.

[1] « L’écriture du corps » in La Place de l’autre, Œuvres III, 2013, p. 237.
[2] Entretien avec Irène Lichtenstein (1ère partie), France Culture, 13/02/1982.
[3] 112 boulevard Malesherbes, Paris 8e.
[4] « Entretien avec Jacques Ancet », La Place de l’autre, Œuvres III, 2013, p. 156.
[5] Entretien avec Jean Daive (1ère partie), Nuits magnétiques, France Culture, 08/05/1978.
[6] « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner », La Place de l’autre, Œuvres III, op. cit, p. 132.
[7] Bernard Noël & Georges Perros, Correspondances, Unes, 1998, lettre du 23 juillet 1960, p. 16.
[8] « Entretien avec Jacques Ancet », op. cit., p. 163.
[9] Ibid.
[10] « Entretien avec Jean Daive » in CCP n° 21, p. 8.
[11] Flavia Goian, « Dedans dehors » in Bernard Noël, l’expérience extérieure, Hermann, 2018, p. 37.
[12] Extraits du corps, Minuit, 1958, p. 27.
[13] Ibid., p. 33.
[14] Ibid., p. 63.
[15] Bernard Noël & Georges Perros, Correspondances, op. cit., p. 20-21.
[16] Jean Frémon, préface d’Extraits du corps, Unes, 1988, p. 9.
[17] « Entretien avec Jacques Ancet », op. cit., p. 157.

Les différentes éditions d’Extraits du corps

  • Extraits du corps, Minuit, 1958.

Dans les éditions ultérieures d’Extraits du corps, « Bonne nuit » sera définitivement supprimé. Bernard Noël adjoindra toujours « Situation lyrique du corps naturel » aux « Extraits ». Ceux-ci seront notablement remaniés et leur ordre sera modifié. « Trajet de l’oeil » sera repris dans Le Lieu des signes.

  • in La Peau et les Mots, Textes/Flammarion, 1972.
  • Extraits du corps, poèmes complets 1954-1970, UGE 10/18, 1976.
  • in Poèmes 1, Textes/Flammarion, 1983.
  • Extraits du corps, préface de Jean Frémon, Unes, 1988. L’édition de tête comporte des dessins originaux de Gilbert Pastor (44 ex.).
  • in La Peau et les Mots, P.O.L, 2002.
  • Extraits du corps, Poésie/Gallimard, 2006.

Deux versions du même extrait

On pourra lire ci-dessous un exemple du travail de réécriture effectué par Bernard Noël entre deux éditions successives d’Extraits du corps :

1958, Minuit

Au commencement l’œil visita ma moelle et je naquis. Un sexe émergea à l’extrême de l’œil pour regarder le temps et la moelle fila lentement une pelote de nerfs autour de laquelle les heures vinrent s’égoutter. Ce fut le ventre. L’eau eut alors sa propre soif et condensa la peau. Je ne sais quelle soif créa l’os ni quelle faim le courant d’air qui crève et recrève ma peau. Il y eut un dedans et un dehors mais le dedans contenait aussi son propre dehors. Et voici que ce dernier remet en question toute l’organisation parce que l’œil a re-visité ma moelle pour retrouver l’histoire du dedans. Mon corps commence.

1972, Textes/Flammarion

Au commencement, l’œil visita la moelle, et je naquis. Un sexe émergea à l’opposé de l’œil pour regarder le temps, et lentement, la moelle fila une pelote de nerfs autour de laquelle les heures vinrent s’égoutter. Ce fut le ventre. L’eau eut alors soif de se saisir, et elle condensa la peau. Le mou engendra son contraire, et l’os parut. Il y eut un dedans et il y eut un dehors, mais le dedans contenait son propre dehors qui disait moi pendant qu’il disait je. L’œil les mit au noir et se tourna vers le dehors dehors. J’eus un visage, un volume, un corps. Je fus un plein, qui allait toujours de l’avant. Mais voici que mon œil s’est inverti. Main­tenant, je vois derrière, maintenant je suis creux, et mon corps est à recommencer.

Documents annexes

En 1998, Bernadette Griot a créé un livre d’artiste avec le texte d’Extraits du corps dans son entièreté ; 33 exemplaires ont été imprimés en sérigraphie sur 40 radiographies médicales, intégrant des linogravures (L’Entretoise, Grenoble).

Alain Joule a réalisé 18 vidéos autour d’Extraits du corps. On peut voir ici un aperçu de son travail (7’39).

À la 6e minute d’un enregistrement mis en ligne par Radio Univers, Bernard Noël lit la première séquence d’Extraits du corps (2012).

 

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