Le goût de l’archéologie

“Ceux qui marchent sur maintenant essaient d’apercevoir les signes du jadis qui pourraient éclairer le sens de leur chemin [1].”  

“L’archéologue a longtemps fait mine de chercher des objets alors qu’il voulait trouver le temps d’avant le temps compté [2].”

Une longue passion 

L’archéologie a depuis longtemps passionné Bernard Noël : “Mon adolescence a été obsédée par l’exploration des souterrains médiévaux, raconte-t-il. J’avais une passion. Je me rappelle qu’à quinze ou seize ans, j’ai situé avec un pendule l’emplacement d’un souterrain, puis creusé pendant des jours un puits pour atteindre le souterrain qui, en effet, se trouvait bien exactement là. […] Un effondrement l’obstruait au bout d’une trentaine de mètres. Je me souviens que le soir où mon puits a crevé la voûte du souterrain, tout le village est accouru. On m’a passé une corde sous les épaules et je suis descendu avec une lampe électrique. L’eau s’était accumulée dans le passage : j’en avais jusqu’à la ceinture. Je n’en menais pas large mais j’ai tout de même essayé d’avancer entre les parois luisantes. Ça glissait beaucoup et je n’y voyais pas grand-chose. Je suis remonté et j’ai installé un siphon qui a vidé l’eau dans la nuit [3].” Plus tard, Bernard Noël écrira son plaisir de déambuler dans un village antique de Syrie ou dans les ruines du Mont Athos.

André Leroi-Gourhan

Dans les années 60, il découvre les livres de l’archéologue André Leroi-Gourhan (1911-1986) dont il dit : “C’est un homme que j’admire particulièrement parce qu’à la différence de tous les autres philosophes contemporains, il a réfléchi sur l’instrument qui nous sert à penser, sur la formation du cerveau [4]”. Dans les travaux de Leroi-Gourhan, Bernard Noël trouve des réponses à ses propres questionnements sur les origines de la pensée et de l’écriture. “J’ai une obsession qui n’est pas résolue et qui est de toujours me demander : qu’est-ce qui se passait dans le corps humain avant que l’homme soit capable d’écrire ? Et avec l’idée que si j’arrivais à pratiquer cette archéologie sur moi-même, puisque je n’ai pas d’autre sujet de fouille, j’arriverais à projeter ce qui se passe dans le rapport de la vie et de l’écriture [5]”, explique-t-il à Alain Veinstein. L’écrivain considère comme “capital” Le Geste et la Parole, un ouvrage de Leroi-Gourhan qui propose une analyse paléontologique du langage. Il le mentionne à de multiples reprises dans des entretiens.

© Raoul Sangla/France 3

1989 est décrétée “Année de l’archéologie” par le ministère de la Culture. À cette occasion, Raoul Sangla tourne pour FR3 un documentaire sur une douzaine de sites de fouilles : L’archéologie, une idée à creuser. Bernard Noël lit un texte en voix off et il est l’enquêteur du reportage. Il se rend sur place pour interviewer les archéologues procédant à des investigations terrestres, maritimes ou aériennes. L’une des séquences du film se déroule à Pincevent, dernier site fouillé par Leroi-Gourhan avant sa mort. Celui-ci a révolutionné l’archéologie en inventant une nouvelle pratique : le “décapage horizontal” des sols d’habitat. Contrairement à la technique classique de fouille verticale des couches géologiques, le procédé mis au point par Leroi-Gourhan consiste à dégager avec soin une zone plane afin d’étudier la disposition des vestiges. “C’est à plat qu’il faut mettre l’Histoire afin de sentir la bonne épaisseur de terreau de temps et d’humanité qui en est la chair [6]”, écrira Bernard Noël.

De la présence qui prend forme

Arrivé dès le matin à Pincevent, l’écrivain se rend seul sur le site magdalénien pendant que l’équipe du film se prépare. Devant la “page de terre”, il éprouve un choc plus bouleversant pour lui que la vision des pyramides ou de l’Acropole : “La fouille a dégagé les traces laissées là par un campement de chasseurs de rennes, il y a dix mille ans. Ces traces maintenant sont ici les signes de leur propre écriture : elles apparaissent en relief comme les lettres dont on bosselle une page afin que les doigts des aveugles puissent les lire. Je vois, qui font pareillement signe sous le toucher des yeux, les restes d’un foyer, quelques pierres et les os qu’elles ont rompus pour en tirer la moelle, plus loin un jet de cendres. […] Mon corps accueille et ressent une émotion qui brusquement le marque à jamais du sens de tout cela tandis qu’il voit, et déjà ne voit plus, s’élever les ombres de ceux qui mangèrent la viande et cassèrent les os. De toute page réellement écrite comme de toute peau réellement caressée monte la même fumée à figures, et c’est de la présence qui prend forme [7].” Par la suite, Bernard Noël évoquera fréquemment l’apparition des hommes de Pincevent comme métaphore de l’écriture.

Cette perception de présences émanant du sol apparaît déjà, comme une prémonition, dans un poème écrit en 1981 : “nous / sur notre pierre / et parallèles à l’en-dessous / nous sentons nos os / et autour d’eux cette émotion / qui est la terre des dieux / l’invisible terre / où fume / la présence / ils sont morts / eux aussi et maintenant / la pensée se lève et garde / en son lever / l’imminence [8]”.

Le forteresse de Salses

Dans les années 2000, la productrice Anne-Marie Clais initie pour FR3 le tournage de treize documentaires sur des sites du patrimoine. Cette série, intitulée “Lieux de mémoire”, a pour principe de mêler interventions d’historiens et textes d’écrivains rédigés spécialement pour chaque film. Bernard Noël est chargé d’écrire sur la forteresse de Salses, située dans les Pyrénées-Orientales. Le réalisateur Laurent Bouit conçoit son film à partir du texte sur la “gigantesque machine de pierres et de briques couchée au milieu de son trou”. Les mots de Bernard Noël, lus en voix off par le comédien Hubert Saint-Macary, cherchent à faire ressurgir les “ombres privées de corps” qui ont guerroyé dans la forteresse.

Écrire et fouiller

Les textes noëliens fourmillent d’allusions à l’archéologie. “Écrire et fouiller se ressemblent [9]”, constate Bernard Noël. En effet, il considère la page blanche comme un territoire sur lequel vont surgir les mots. C’est ce qu’il appelle “l’espace du poème”. Il le borne par un nombre de lignes prédéterminé et par le choix d’une métrique, comme Leroi-Gourhan délimitant sa zone de fouilles. Il s’agit ensuite de laisser monter à la surface les signes ensevelis, en essayant de capter en soi ce que Bernard Noël nomme “l’oublié” et Rabelais “les paroles gelées”. “L’exercice de l’écriture, pour peu qu’il soit débarrassé d’intentions, fait surgir et s’exprimer des éclats de l’immense dépôt commun que notre langue recueille depuis toujours. Aucune parole n’est perdue mais toutes sont oubliées en attendant que nous reviennent par l’écriture des parties impersonnelles de ce que nous savons sans le savoir [10]…” Lorsque le poème advient, il est un “événement spatio-temporel”. Au lecteur ensuite d’être l’archéologue déchiffrant les traces laissées par l’auteur…

Textes accompagnant les documentaires

L’archéologie, une idée à creuser

© Raoul Sangla/France 3

La forteresse de Salses

Le film est disponible en dvd (éditions Montparnasse).

[1] Jean-Paul Philippe : archéologies intérieures, avec Antonio Prete, Fonds Mercator, 2008.

[2] “Écrire = Penser”, in Le Nouveau Recueil n° 82, Champ-Vallon, 2007 ; repris dans La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013.

[3] L’Espace du poème, entretiens avec Dominique Sampiero, P.O.L, 1998.

[4] Ibid.

[5] Bernard Noël, du jour au lendemain, entretiens avec Alain Veinstein, L’Amourier, 2017.

[6] Texte écrit pour le documentaire de Laurent Bouit sur la forteresse de Salses, 2003.

[7] Le Tu et le Silence, Fata Morgana, 1998 ; repris dans Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.O.L, 2010.

[8] L’Été langue morte (Chant II), Fata Morgana, 1982 ; repris dans La Chute des temps, Poésie/Gallimard, 1993, puis dans Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.O.L, 2010.

[9] Texte écrit pour le documentaire de Raoul Sangla sur l’archéologie, 1989.

[10] Le Livre de l’oubli (4e de couverture), P.O.L, 2012.

En complément de cet article, on pourra lire :

2 réflexions au sujet de « Le goût de l’archéologie »

  1. Merci infiniment pour ce dossier.
    En 1999, Bernard Noël avait écrit un texte, “Le goût de l’ombre”, accompagnant mes photographies sur les corps vides retrouvés à Pompeï.
    Je vais aller lire “Le geste et la parole” de André Leroi-Gourhan.
    Alain Volut

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