P.O.L, trois lettres d’exception

   Bernard m’a beaucoup appris et apporté. Je suis sûr que je ne serais pas le même éditeur, la même personne, s’il n’y avait eu ce compagnonnage si important pour moi. […] Comme Perec, comme Duras, Bernard me protège et il est l’un des garants, l’une des cautions de ce qui se fait ici et qui, grâce à lui, grâce à tous ceux que je publie, n’est pas rien…

(Paul Otchakovsky-Laurens à Jacques Sojcher, in Politique du corps, Ah/Cercle d’art, 2010.)

 

La maison d’édition aux trois initiales, fondée par Paul Otchakovsky-Laurens, se caractérise par des publications en prise directe avec les écritures contemporaines voire avant-gardistes. Elle a pour principe la fidélité à ses auteurs, même ceux dont le lectorat est très réduit. Ses ventes, par titre, peuvent atteindre 340 000 exemplaires comme… 75 [1]. «[Le] plaisir [de Paul Otchakovsky-Laurens], explique Jean-Paul Hirsch, son bras droit, c’est la découverte, c’est d’ouvrir lui-même les 3 000 manuscrits qu’il reçoit chaque année et d’aller lire minutieusement, dans sa maison de campagne de la Drôme, ceux qui ont retenu son attention. Ça ne l’intéresse pas de publier un auteur qui marche déjà ailleurs. En revanche, il tient à publier toute l’œuvre de ceux qu’il a choisis [2].» L’itinéraire de cet éditeur hors du commun croisa très tôt celui de Bernard Noël.

Paul Otchakovsky-Laurens dans son bureau, 2001 © AFP

Dans sa jeunesse, Paul Otchakovsky-Laurens étudie le droit à la faculté d’Assas. Il projette de devenir avocat. En 1964, son attention est attirée par la revue Strophes qu’anime un autre étudiant, Jean Frémon. Tous deux se lient d’amitié, dans une passion partagée pour la littérature. Après leur licence, ils décident d’abandonner le droit pour s’orienter vers l’édition. Paul Otchakovsky-Laurens travaille comme lecteur chez Christian Bourgois (1969) puis chez Flammarion (1970) où il découvre La Face de silence de Bernard Noël, recueil paru en 1967. Quant à Jean Frémon, depuis qu’il a lu Extraits du corps, il suit les publications de l’auteur avec admiration. Il décide de le rencontrer et aussitôt débute une vive amitié.

En 1970, Jean Frémon met en présence Bernard et Paul. Cette rencontre suscite le désir de travailler ensemble car Paul Otchakovsky-Laurens reconnaît tout de suite la valeur de l’écrivain. Il écrira un an plus tard : “Bernard Noël n’est pas un créateur de formes. À l’exemple de Bataille, il brise net lorsque s’annoncent les beaux moments dont il arrive que l’écriture se satisfasse, cherchant simplement à donner à sa phrase le rythme en lui de la vérité, rendant à la chair ses mots, donnant chair aux mots [3].”

En 1972, Paul Otchakovsky-Laurens crée chez Flammarion la collection “Textes”, dédiée à la littérature de recherche. Il y publie trois titres de Bernard Noël : La Peau et les Mots (1972), Les Premiers Mots (1973) et Treize cases du je (1975). “On ne parle pas si facilement de, on n’édite pas Bernard Noël impunément. Et cela ressemble à une expérience à la lisière de laquelle on se tiendra longtemps, probablement toujours, mais dont on voudrait que chacun la fît sienne. […] Publier Bernard Noël, c’est exiger de la littérature qu’elle soit la vie, c’est faire savoir cette exigence”, note Paul Otchakovsky-Laurens [4].

En 1973, Bernard Noël est inculpé d’outrage aux bonnes mœurs pour avoir écrit Le Château de Cène. En prévision de son procès, Jean Frémon et Paul Otchakovsky-Laurens organisent un comité de soutien qui parvient à réunir plus de deux cents noms du milieu littéraire. Ils obtiennent de l’avocat Robert Badinter qu’il défende gratuitement l’accusé. Malgré leurs démarches amicales, l’auteur est reconnu coupable et condamné à une forte amende. Il bénéficiera ultérieurement d’une amnistie.

En 1977, Paul Otchakovsky-Laurens quitte Flammarion pour Hachette où il crée la collection “P.O.L”. C’est Bernard Noël qui prend la direction de “Textes” jusqu’en 1983. Cette même année, P.O.L devient une maison d’édition indépendante. Son catalogue témoigne d’une ligne éditoriale audacieuse, exigeante et éclectique. La poésie y occupe une place importante. “Paul Otchakovsky-Laurens permettait une porosité et une ouverture extrêmes ; on savait que les écrivains et les poètes qu’il publiait – dont le destin aurait été de rester dans une profonde marginalité, presque une clandestinité – grâce à lui avaient une visibilité beaucoup plus large”, constate Nathalie Quintane [5]. Tous ses auteurs parlent d’un éditeur accueillant, attentif à chacun et encourageant l’écriture. Parmi eux, on retrouve Jean Frémon, l’ami de longue date, régulièrement publié par la maison.

© Atelier Bernard Noël

On doit aux éditions P.O.L la publication de vingt-cinq titres de Bernard Noël et tout particulièrement les gros volumes rouges des Œuvres, réunissant de nombreux textes épars selon quatre thématiques : les textes érotiques (Les Plumes d’Éros, 2010), les textes politiques (L’Outrage aux mots, 2011), les essais et textes sur l’écriture (La Place de l’autre, 2013), les monologues (La Comédie intime, 2015). Paul Otchakovsky-Laurens affirme : “Pour [Bernard Noël], écrire = penser. C’est d’ailleurs ce qui rend le commerce de cette écriture si exaltant, si troublant puisque nous n’avons affaire ni à une pensée spéculative ni à un simple et pur jeu de formes, encore moins à la gestion d’un acquis littéraire quelconque mais à l’exercice rigoureux d’une liberté mentale qui crée, défait, recrée sans cesse sa propre inscription-incarnation et que l’on ne connaîtra jamais les premiers mots dans lesquels gît son origine tandis qu’elle ne cesse de s’augmenter et de s’ouvrir à l’autre [6].”

Le 2 janvier 2018, Paul Otchakovsky-Laurens disparaît dans un accident de voiture… Frédéric Boyer lui succède à la tête de la maison d’édition.

 

[1] Chiffres fournis par Paul Otchakovsky-Laurens lors de l’émission TV Des mots de minuit en 2017.

[2] L’Express, 17 avril 2003.

[3] Apparition de Bernard Noël, article de Paul Otchakovsky-Laurens pour La Quinzaine littéraire n° 132, 1er au 15 janvier 1972.

[4] Contribution de Paul Otchakovsky-Laurens pour le n° 2-3 de la revue Givre consacré à Bernard Noël, 1977.

[5] Hommage à P.O.L., émission La Grande Table, France Culture, 4 janvier 2018.

[6] Les Roues carrées de Jean-Luc Bayard, préface de Paul Otchakovsky-Laurens, Ypsilon, 2010.

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                         Discussion atemporelle                         entre Bernard Noël et Paul Otchakovsky-Laurens
Emmelene Landon O.-L., huile sur toile, 50 cm X 20 cm, 2020.

L’artiste peintre Emmelene Landon O.-L. a réalisé ce tableau spécialement pour l’Atelier Bernard Noël. Il s’accompagne d’un texte à lire ici.

De Paul Otchakovsky-Laurens sur Bernard Noël

Lettre à Bernard Noël (2001)

Texte de présentation des Plumes d’Éros (2010)

Entretien avec Chantal Colomb-Guillaume (2011)

Des vidéos

© Jean-Paul Hirsch/P.O.L

Dix-huit vidéos réalisées par Jean-Paul Hirsch présentent des lectures ou des entretiens de Bernard Noël, filmés au siège des éditions P.O.L. On peut toutes les retrouver ici.

Une enquête littéraire

Dans P.O.L nid d’espions, roman d’espionnage érudit de Jean-Luc Bayard paru en 2015, apparaissent Bernard Noël, Emmanuel Hocquard, Harry Mathews, Georges Perec, Jean Frémon et quelques autres auteurs de la maison P.O.L…

 

Notre vive gratitude va vers Emmelene Landon O.-L. et vers Jean Frémon. Merci à Chantal Colomb-Guillaume, Jean-Baptiste Para et Mathias Pérez pour leurs aimables autorisations.

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