Une lettre inédite de Denis Roche à Bernard Noël (1986)

     Du lien entre Bernard Noël et Denis Roche, l’histoire littéraire retiendra que le premier – alors directeur de la collection Textes/Flammarion – fit paraître en 1978 un livre mêlant textes expérimentaux et photos du second. Bernard Noël souhaitait publier Denis Roche : celui-ci, n’ayant qu’une quarantaine de pages à lui remettre, eut l’idée d’y joindre autant d’autoportraits photographiques avec sa compagne Françoise pour en faire un volume plus étoffé. Ainsi naquit Notre antéfixe. L’ouvrage devint une référence parce qu’il traitait la photographie sur le même plan que l’écriture, ce qui était inédit.

     En 1975, Denis Roche avait choisi son ami Bernard Noël pour l’interroger lors d’une émission de France Culture, Poésie ininterrompue. À la déjà célèbre phrase provocatrice du Mécrit de Denis « La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas », Bernard rétorquait alors : « La poésie est intolérable, hélas, elle existe ! ».

     Entre les deux hommes, il y eut donc des rencontres, des repas et cette grande complicité intellectuelle dont témoigne la correspondance inédite ci-dessous, lettre affectueuse de l’écrivain-photographe à son « vieux comparse des milieux poétiques » :

© Bernard Noël

Transcription de la lettre

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Quelques précisions…

L’antéfixe mérovingienne

    De ce qu’est une antéfixe, Denis Roche donnait cette définition : « Antéfixe. Ornement de sculpture, ordinairement en terre cuite, qui décorait le bord des toits. Sans doute d’invention étrusque, les antéfixes masquaient l’ouverture des tuiles rondes, mais devinrent rapidement de véritables statues à l’image et à la taille des hommes et des femmes du temps. »

     Il ajoutait que, transposée dans son activité d’écrivain, « l’antéfixe se résumait à une accumulation de lignes sans rapport les unes avec les autres, qui devaient, sur une longueur d’au moins une dizaine de pages […] figurer le mode de vie et l’existence même d’un individu ou d’un couple […]. Le texte était fait de tous les résidus écrits qu’on peut trouver chez une personne, dans sa maison, dans ses tiroirs, dans ses livres, dans ses écrits, dans les correspondances, dans les factures, etc. […] Une configuration de vie s’élevait peu à peu, comme une sculpture, toute droite de page en page, selon le principe d’un dépôt progressif de savoir et de technique ».

     L’«antéfixe mérovingienne» dont il est ici question renvoie vraisemblablement à l’une de celles qui ornent la basilique de la ville de Saint-Denis, où résidait alors Bernard Noël, et dont il aura, comme un clin d’œil, envoyé une reproduction à Denis Roche :

© UASD / M. Wyss.

La “Résidence Basilique”

     En juillet 1986, le Conseil Général de la Seine Saint-Denis (93) invite Bernard Noël à résider quelques mois à Saint-Denis. Logé dans un petit studio d’un lieu d’accueil pour personnes âgées (la « Résidence Basilique »), il devra en retour écrire – toute liberté lui étant laissée – une création littéraire en rapport avec sa présence dans ce département.

     Durant cette expérience, Bernard Noël avait initialement conçu le projet d’écrire sur l’usine Thomson à proximité. Il a ensuite dévié vers un second projet, celui d’un roman sur le frottement du passé et du présent. Né en effet du face-à-face architectural, à Saint-Denis, entre la basilique mérovingienne et un quartier alors en réfection, ce roman n’aura connu, a confié Bernard Noël, « qu'[un] premier chapitre ». Cet unique chapitre, intitulé « Chemin d’acéphale », a été publié dans l’ouvrage collectif Flâner en France, sur les pas de dix-huit écrivains d’aujourd’hui, paru en 1987 aux éditions Christian Pirot.

En 1987, Claudine Bories a réalisé un film sur la résidence de Bernard Noël à Saint-Denis : Saint-Denis, roman (mot de passe acéphale).

La même année, le Conseil Général a édité une plaquette intituléeBernard Noël, un écrivain en Seine-Saint-Denis comportant un entretien avec Pierre Dumayet repris dans La Place de l’autre (P.O.L, 2013).

Le livre non fait avec Denis Roche

(Extrait d’un entretien de Bernard Noël avec Anne-Lise Broyer)

   “J’avais signé un contrat avec Denis pour un livre qui devait s’appeler L’Expérience extérieure et je tenais beaucoup à la fois à ce titre et à l’expérience qui est derrière. Bizarrement, ce livre, je l’avais mentalement composé mais il n’a jamais existé, pas même sur papier. Il était composé d’un certain nombre de textes. J’ai cru écrire le dernier que j’ajouterais à cet ensemble – il concernait, je crois, un peintre. Or quand j’ai terminé ce texte, mon livre n’existait plus… Mais, en même temps, je ne l’avais jamais matérialisé ! À ce moment-là, P.O.L m’ayant demandé de lui donner un ensemble de textes que j’avais écrits sur des peintres, j’avais eu l’impression d’avoir un chantier considérable et qu’il me tombait sur la tête !

     Le Journal du regard est un faux journal : c’est un prélèvement de phrases à l’intérieur de textes qui avaient été écrits dans les dix années précédentes, avec des passages rédigés exprès pour ce Journal. C’était une façon d’en finir avec mon « chantier ». Donc quand j’ai publié ce livre et Onze romans d’œil chez P.O.L, je n’avais plus rien à donner à Denis ! C’est ce que je lui ai dit et je lui ai remboursé son avance…

     C’est étrange : le lien est négatif mais il reste comme une espèce de trou dans ma vie parce que j’aurais beaucoup aimé publier cette Expérience extérieure, et en plus chez Denis…”

25 mai 2016

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Entretien de D. Roche avec B. Noël pour Poésie ininterrompue

Préface de Bernard Noël pour le livre Le Nu

Axolotl-cahiers Denis Roche, site de ressources

     Merci à Bernard Noël pour son accord et ses explications, à Anne-Lise Broyer pour son aimable autorisation et à Bertrand Verdier, féru de Denis Roche, avec qui a été constitué cet article.

Bernard Noël dialogue avec Claude Margat (2006)

Écrivain et peintre imprégné de culture chinoise, Claude Margat fut un proche de Bernard Noël. En décembre 2006, au coin du feu, les deux amis enregistrèrent huit heures d’entretien. Cinq ans plus tard, les Éditions libertaires publieront certains passages retravaillés de leur conversation sous le titre Questions de mots.

Voici un extrait de ce dialogue où il est question, entre autres, du vide, de l’écriture et de Diderot, avec le crépitement de la cheminée en fond sonore, en souvenir de Claude Margat, décédé le 30 novembre 2018 :

 

Texte sur “La Terre vaine” de T. S. Eliot (1976)

Le 22 octobre 1976, à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance des États-Unis, France Culture diffusa Un rêve américain, une émission de neuf heures (en quatre parties) réalisée par Jean Daive. Au cours de la partie “L’Espace américain”, Anne-Marie Albiach, Jean Daive, Robert Maguire et Bernard Noël lurent à quatre voix La Terre vaine de T. S. Eliot. En préambule, Bernard Noël présenta ainsi ce classique de la poésie anglo-saxonne, qui est l’un de ses poèmes préférés :

LA TERRE VAINE (THE WASTE LAND)

“Un poème, à quoi tient un poème ? Les mêmes mots, et pourtant la langue ne les articule pas comme ailleurs. On dirait que tout y est pris à la racine. Dans ce qui finit quelque chose commence. La langue a bien dû commencer un jour, après quoi ? Le poème s’en souvient, et de son début, et il traverse sa propre fin. Il y a là les premiers mots de l’animal, en même temps que le dernier mot de l’humain. Cette coupe dans le temps, dans son épaisseur – coupe mouvante, vibrante –, elle est particulièrement perceptible dans La Terre vaine, peut-être parce qu’il s’agit du premier poème qui s’installe justement dans la coupure, son battement, sa pulsation, au lieu de la décrire. Désormais, la poésie sera le vif, la chose même.

La Terre vaine a été publiée en 1922 par Thomas Stearns Eliot. Le mot « vaine » traduit approximativement le mot anglais « waste » qui désigne une terre dévastée, stérile. La terre vaine c’est aussi la langue, ravagée, qui ne peut plus faire croître aucune foi, aucune communication. Mais un poème n’est jamais une information qu’un résumé pourrait réduire. Eliot lui-même a toutefois donné quelques indications sur l’arrière-plan mythologique du poème. Se croisent des allusions au roi Arthur, à Tristan et Yseult, à la légende du Graal ainsi qu’aux mythes recensés par Frazer dans Le Rameau d’or. Mais tout cela, et les citations en langues étrangères, et les références culturelles, tout cela est fondu, emporté dans le mouvement du poème, avec la même force élémentaire que le feu ou l’eau qui sont les référents de certains de ces chants. Des voix parlent, se croisent, mais ces voix sont comme l’excès d’elles-mêmes en ce sens qu’elles sont hors bouche : elles sont la voix des noyés dans le temps. Elles inscrivent non pas de la présence mais le bruissement d’un effacement. Elles ne sont pas posées, elles vont et viennent selon le mouvement de ce qui battait déjà avant toute langue et qui survivra à toute langue. Mais, dans la mesure où elles sont dans ce mouvement, elles nous parlent d’un lieu intérieur à tous les naufrages, un lieu qui est peut-être l’envers de la langue, un envers sans lequel la langue ne serait pas complète, tout comme la parole n’existe qu’avec le silence. Nous descendons le fleuve et voici qu’il prend feu, et de cet impossible surgit cette faculté de renversement qui nous met la nuque en arrière et le corps debout, le visage fendu, la bouche ouverte. Le poème adhère en nous à cette verticalité qui est le commencement et quelque chose nous pousse à travers lui à remettre debout ce souvenir d’avenir que le temps use, sans oubli, interminablement…”

 

Lecture de La Terre vaine par les quatre poètes en 1976 :