L’Aveyronnais Pierre Loubière (1913-1979) fut instituteur, journaliste, combattant et résistant mais aussi poète. En 1948, il avait fait la connaissance de Bernard Noël, alors lycéen à Rodez. Vingt ans plus tard, Loubière présentait dans la presse locale le parcours de l’écrivain qui venait de publier La Face de silence :
Notre compatriote
Bernard Noël
ou le poète du voyage intérieur
Au lendemain de la Libération, un élève de philosophie du Lycée Foch m’apportait ses premiers poèmes. Que valaient-ils ? Qu’ai-je pu lui dire ? Le temps a passé et le tempérament poétique de Bernard Noël n’a cessé de s’épanouir, de s’affirmer avec d’autant plus de force et de liberté qu’en pareille circonstance je me garde bien de donner le moindre conseil.
J’éprouve toujours, en effet, quelque scrupule, mêlé de pudeur, à m’immiscer dans l’âme des autres aux prémices de cette aventure intérieure, personnelle entre toutes et qui jamais ne s’achève, qu’est la poésie.
Depuis, notre compatriote a fait son chemin, non sans difficultés on s’en doute, mais avec la conscience claire d’un self-made man et cette ténacité et ce courage bien dignes d’un fils de l’Aubrac.
Installé à Paris avec la ferme intention de devenir écrivain, il dut se plier à des tâches particulièrement ingrates avent de trouver des travaux de traduction chez Horay, Plon, Gallimard… se spécialisant dans les œuvres de Shakespeare et de Yeats.
Il traduit des romans, des essais, des pièces de théâtre que présenteront l’Alliance Française et le Théâtre de Poche, il établit et prépare au Mercure de France des éditions critiques qui font autorité comme L’ARCHANGÉLIQUE de Georges Bataille avant de se voir confier la direction littéraire d’une importante maison d’édition.
Puis un jour comme Soulages, cet autre terrien, s’est mis à repenser la peinture, Bernard Noël s’est mis à repenser la poésie et le langage. Il l’a fait avec la même vigueur acharnée, le même désir d’ouvrir une voie originale dans cet univers de la pensée que chaque nouvelle expérience contribue à enrichir.
Et voilà comment, en 1958, sortaient des Éditions de Minuit EXTRAITS DU CORPS. Dès les premières lignes de ce recueil de proses poétiques, au titre expressif, il notait :
« Voué à la réalité, il y a un moment où j’écris ce que je vis et un autre où ce que j’écris me vit ».
Cette assertion, sinon éclaire, du moins précise la genèse de l’incessante démarche poétique de Bernard Noël.
Car j’avoue qu’on ne suit pas sans effort l’auteur dans ses plongées intérieures à l’extrême limite de la connaissance, plongées au cours desquelles il observe, écoute, analyse le plus objectivement qu’il le peut ce qui lui semble être les mouvements et les bruits de sa vie interne.
À partir d’un refus de lui-même et de ces investigations, il s’efforce de recréer au sein du langage un être nouveau.
On conçoit que cette curieuse tentative de dédoublement ne manquait pas d’audace. Notre compatriote l’a menée à bien avec une cruelle et savante minutie.
Mais pour aussi passionnante que fût cette expérience, à l’occasion de laquelle le nom d’Antonin Artaud fut plusieurs fois avancé, sa transcription devait laisser à Bernard Noël un goût décevant et le conduire à « une sorte de suicide mental ».
Il se tut donc pendant une dizaine d’années. Avec LA FACE DU [sic] SILENCE, qui paraît aux éditions Flammarion, dans la collection « Poésie », que dirige Marc Alyn. Il vient de rompre son mutisme pour nous donner ce qu’il appelle « l’ombre portée » de ce temps douloureux.
Tout au long de son itinéraire, mû par « un besoin de voir et de savoir », le poète, après avoir « saccagé son langage », se rend compte que ce dernier est « inévitable » et qu’il est vain de le remettre en cause.
Il entreprend alors d’explorer le « qui suis-je ? » pour considérer : « une chose affamée de parole et pour finir absolument au pouvoir de la parole… Je suis ma parole ».
Poussant plus loin ses investigations, il s’interroge du « qui serais-je si j’étais silencieux ? » au « qui suis-je quand je parle ? »
On le voit, les préoccupations et les recherches de Bernard Noël débordent souvent le domaine poétique, pour glisser dans la philosophie et la psychanalyse.
Pourtant lorsqu’on le suit dans cette étrange quête de silence, où le poète devient le sujet de sa poésie, les images vous happent durement au passage et prolongent leur résonance jusqu’au plus profond de votre être.
Il est vrai que l’amour s’y glisse, empruntant une voix rarement entendue, qui a parfois quelque chose de minéral :
« douleur bonheur
c’est un oiseau de craie
sur ton visage »
« sirène à nulle fin vouée
ta beauté gèle dans mes yeux
et mes mains
toutes mes mains de maintenant
sont aussi aveugles que des mots »
« ton amour dans ma tête
fait un rêve de marbre »
Écoutez encore ces accents désabusés ou poignants :
« j’ai conduit un troupeau d’habitudes »
« demain n’est qu’un galet
au désert du silence »
« grand arbre
blanc debout
nos feuilles sont dedans
et la mort qui nous lèche
est seule bouche du savoir »
Bernard Noël me pardonnera d’avoir quelque peu piétiné sa moisson pour n’engranger que quelques glanes.
Mais ce sont autant de réponses, parmi bien d’autres, aux questions qu’entre « l’oubli et le secret » ne cesseront jamais de se poser les hommes.
Pierre Loubière
31 décembre 1968
Merci à Jean-Louis Noël qui nous a transmis cet article provenant probablement du journal Centre Presse.
Comme quoi, on peut parfois faire démentir le fameux : “Nul n’est pro-
phète en son pays”.