La lettre de Bernard Noël adressée à Boris Lejeune que nous présentons ici a été publiée en mars 1993 dans le numéro un de la revue Correspondances éditée par L’Heur de Laon. Merci à Mireille et Philippe Bera d’en avoir aimablement autorisé la mise en ligne.
Le 27 février 1993
Cher Boris,
Le poème, il me semble, a pour destination une absence et non un absent : je ne saurais donc l’assimiler à une lettre. Il ne s’adresse pas à quelqu’un : il est à la recherche d’une personne imprécise, et qui demeure insaisissable. Sans doute essaie-t-il d’établir une « correspondance » avec la zone où pourrait se manifester l’objet de sa recherche, mais tout aussi bien il est lui-même cette zone, et il s’efforce précisément de la rendre propice à l’apparition. D’où une ambiguïté fondamentale entre le but et la démarche, le premier n’étant pas distinct de la seconde tant que dure le travail poétique… Ou sa lecture.
Ne prends pas ce qui précède pour une affirmation, c’est seulement ma réaction immédiate à l’opinion de Mandelstam. Je n’ai pas lu « De l’interlocuteur » et ma réaction, par conséquent, a pour limites celles de ta citation [1]. La distance entre celui qui écrit et son correspondant ne me paraît pas une mesure adéquate pour qualifier l’espace que tente d’occuper le poème. En fait, le poème n’a pas de destinataire pour la bonne raison que ce destinataire est inclus en lui-même, et que tout son travail d’expression consiste justement à faire surgir cette figure intérieure – qui vient, qui va venir, qui ne vient pas. Le poème s’écrit pour être, et en étant, le territoire de cette venue.
Si le poème avait un destinataire, tout comme la lettre en a un, il s’adresserait à une figure extérieure et n’aurait donc avec elle qu’une sorte de rendez-vous dans le temps et dans l’espace. Que ce rendez-vous puisse être démultiplié ne changerait rien à sa nature, et le poème ne serait ainsi qu’une sorte de message destiné à un « correspondant » et non à un lecteur. Le correspondant aborde l’écrit qu’il reçoit en s’appropriant toute sa destination : il l’intègre aussitôt à son intimité ; le lecteur sait qu’en lisant il n’épuisera jamais la destination de l’écrit mais, tout au contraire, la développera.
Le poète – et cela fait partie de son travail – est le premier lecteur de son poème : c’est en tant que tel qu’il le compose à partir d’une formation verbale, qui est l’événement orageux survenu dans son espace mental. Cet événement s’annonce, et le poète fait qu’il a lieu. Je dis qu’il est « orageux » parce que, même violent, il est passager, caractère qui l’empêche d’être définitif. L’événement poétique voudrait bien être total et s’accomplir jusqu’en sa fin, mais non : il est fragmentaire, suspendu, provisoire, perpétuellement annonciateur.
Rien de ce qui constitue la forme du poème, et qui n’est pas seulement son apparence mais sa matière et son organisme, ne suffit à garantir qu’il est bien là, qu’il a vraiment là son lieu. Cette présence interne est un événement renouvelé par la lecture, et uniquement par elle. Une lettre est toujours une lettre alors qu’un poème peut déserter sa forme en n’y laissant que sa place vide. Cela tient au fait que l’Autre de la lettre et l’Autre du poème n’ont pas du tout le même statut.
L’Autre de la lettre est désigné nommément, précision qui n’empêche qu’il puisse être remplacé, mais ce remplacement ne change rien au mouvement de l’écriture, qui va vers un destinataire. Si la lettre est lue par des tiers ou si elle est publiée, elle tombe sous les yeux de correspondants imprévus, qui ont conscience d’entrer dans une intimité qui n’est pas la leur, et qui jouissent éventuellement de cette effraction. L’Autre de la lettre a un corps, un visage, une distance, une profession : il est quelqu’un.
L’Autre du poème n’est pas qualifiable par son identité. J’ai déjà laissé entendre qu’il habite à l’intérieur du poème, bien que le poème cherche à la fois à devenir sa demeure et à l’y loger manifestement. C’est que – premier point – cet Autre-là n’est pas extérieur à l’écriture et que – deuxième point – il représente justement l’altérité que l’écriture rend sensible.
Quelle est cette altérité ? Je ne saurais pas plus la retenir qu’un souffle. Elle m’échappe dès que je veux la fixer. Cependant, elle est une présence grandissante au bout de la main qui écrit, mais comparez le geste minuscule de l’écrivante et la distance considérable de l’Autre… Néanmoins cette distance paraît sur le point d’être comblée par une venue imminente… La contradiction est en permanence à l’œuvre : elle mine et elle projette. D’ailleurs tout va par précipitations si brusques que l’Autre est là, puis n’est plus là…
L’altérité dont je parle n’est pas arrêtée sous la forme de quelqu’un : elle est en fait derrière le visage de celui qui cherche à la regarder en face, et c’est la raison pour laquelle il ne reste à ce regardeur-là d’autre solution que d’aller jusqu’où sa vue ne va pas en cherchant un autre moyen. L’écriture est l’un de ces moyens parce qu’elle dispose d’un organe intérieur, qui est la langue – celle des mots, bien sûr. Mais il a suffi que je pense à cet organe pour que je me demande aussitôt si l’altérité que je cherche à communiquer ici ne lui doit pas tout ?
Si mon identité était toute physique, sans doute serait-elle en soi une affirmation capable de m’exprimer totalement ; comment, par contre, affirmer l’identité de « ma » langue et me sentir totalement exprimé par cette affirmation ? Nerval a écrit au-dessous de l’un de ses portraits : « Je suis l’Autre. »
Peu de visages ont une intensité comparable à celui-là, une telle qualité de présence [2], et voilà qu’on ne peut s’ouvrir au regard qu’il semble nous destiner parce que cette position amicale est en quelque sorte raturée par l’inscription. Je crois que la poésie moderne, celle du moins que ma langue écrit, a son commencement dans cette rature. Et qu’est-ce qui est raturé ? L’Autre en tant qu’Autre défini par un visage.
Désormais, l’Autre est en moi ce « je » que je ne peux plus prononcer qu’avec réserve parce que tout moi ne saurait y adhérer. L’origine de cette réserve se perd déjà, bien qu’elle remue évidemment à l’intérieur de ma langue. Je n’ai aucun savoir de cet Autre, qui pourrait y être « je », mais l’écriture déploie un espace depuis le fond duquel cet Autre s’avance vers moi pour absorber ce « moi », le métamorphoser en lui et révéler ainsi mon « je ».
Qui est ce vrai « je » ? Celui qui se tient au milieu du poème, mais que le poème ne livre pas. Le désir de me fondre en lui anime ma langue et provoque cet orage verbal, qui veut réaliser la précipitation. Non, le poème n’est pas une lettre, c’est un acte d’apparition. Mais l’obscur ne pousse vers le jour qu’une figure obscure : elle passe à travers les mots comme une ombre : ils savent dire sa présence et ils échouent à la nommer. À moins que le vivant n’ait pour destin de ne pouvoir s’identifier à son propre mouvement tant qu’il est dans la vie ? À moins que l’altérité ne soit, entre « je » et « moi », le champ de conscience d’une séparation irréparable entre « ma » langue et « la » langue, entre « ma » vie et « la » vie ?
Il n’y a plus de figure extérieure pour rédimer cette séparation. Il n’y a pas d’au-delà. Il est inutile que nous sortions vers le ciel, mais nous avons toujours besoin d’Être. Nous contenons les deux rivages entre lesquels la barque va et vient.
L’écriture n’a pas d’extérieur bien qu’elle semble s’appuyer sur des références. Son énergie ne vient pas de ce qui la justifie, et qui la fait pareille à la mémoire : elle vient d’une épaisseur, qui est sa matière, et qui est la masse de l’oubli. Depuis que l’homme est humain, il souffle dans la langue toute la pensée, toute la vision, et cela fait une immense et profonde altérité avec laquelle chacun communique. J’écris pour que sorte de l’oubli et prenne forme l’Autre afin qu’il vienne dire « je » en moi.
Le lecteur ne devient lecteur qu’à partir du moment où il entre dans le poème, et partage dès lors le mouvement de ce qui vient – en réalité le fasse venir…
Bernard Noël
[1] « Tout homme a des amis. Pourquoi le poète ne s’adresserait-il pas à ses amis, à des personnes qui lui sont proches de nature ? Le navigateur au moment critique jette dans l’eau de l’océan une bouteille fermée avec son nom et la description de son destin… » (Ossip Mandelstam)
[2] “Où trouver un regard qui ne soit pas revenu des choses, et qui pourtant connaisse visiblement sa différence ? Il n’y a peut-être que le regard de Gérard de Nerval sur la photo de Nadar…” (Bernard Noël in “Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner”, La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 144).
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