Paule Thévenin, l’action discrète

« Le feu dont Antonin Artaud m’a dotée, même la mort ne saurait l’éteindre. » [1]

Paule Thévenin, 1993 © Photo Denis Roche (coll. Domnine Milliex)

Après la réédition par Gallimard du tome I des Œuvres complètes d’Antonin Artaud en 1976, Bernard Noël écrit : “[L’actuelle réédition] prouve que la vie de cette Œuvre tient aussi au travail anonyme qui ne cesse de l’enrichir, d’abord bien sûr en découvrant de nouveaux textes, ensuite en éclairant patiemment les circonstances de leur rédaction. Ainsi s’élabore, avec une discrétion qui en dissimule l’importance, une biobibliographie, c’est-à-dire une vie tramée par les textes et non par l’anecdote toujours pauvrement illustrative [2]. » Le « travail anonyme » auquel il fait allusion est celui de Paule Thévenin qui voua toute sa vie à révéler l’œuvre d’Artaud pour nous la rendre accessible. Bernard Noël lui a rendu hommage dans son livre Artaud et Paule.

La « lectrice absolue »

En 1946, deux mois après avoir fait la connaissance de Paule Thévenin, Artaud lui a demandé de dactylographier les poèmes d’Artaud le Mômo. D’autres textes suivront. Leur collaboration est très active : Antonin dicte et la jeune femme tape à la machine à écrire. C’est ce que Paule a appelé « l’écriture vocale [3] ». Dès la mort d’Artaud, elle se lance dans la mise au net des manuscrits qu’il lui a laissés. « Il l’a formée à ce rôle, sans l’en prévenir, en lui confiant la dactylographie de ses pages, et le plus souvent sous sa dictée afin de la familiariser avec sa scansion. »

Fonds Artaud, Cahier 323 © BnF

Durant les trois dernières années de sa vie, Artaud a écrit et dessiné avec acharnement, remplissant 406 cahiers d’écolier. Ces pages sont très difficiles à déchiffrer. Parfois, plusieurs couches d’écriture se superposent. « [Sa main] n’inscrit pas du lisible, mais du vif, et à l’instant, et en l’état, et tel quel surgi, et criant. La graphie des cahiers est l’empreinte même de la vivacité d’Artaud vivant son incendie. » Après sa disparition, « Paule épouse alors l’œuvre d’Artaud, c’est-à-dire son corps de papier, et lui donne son propre corps ». À propos de ce don de soi à une œuvre, Michel Surya parle « d’énigmatiques noces mystiques [4] ». Le colossal travail de décryptage des cahiers et la constitution minutieuse d’un appareil critique pour la publication occuperont la vie de Paule Thévenin pendant quarante-cinq années.

Naissance d’une passion

C’est grâce au docteur Ferdière que Bernard Noël découvre Artaud en 1947. Alors lycéen à Rodez, il écrit des poèmes qui intéressent le psychiatre. Son célèbre pensionnaire a quitté l’asile d’aliénés aveyronnais en mai 1946 pour la maison de santé d’Ivry, où il meurt le 4 mars 1948.

Bernard Noël part vivre à Paris en octobre 1949. Comme son ami François Séguret, il se passionne pour les ouvrages du « Mômo » qu’il lit à la Bibliothèque nationale. Plus rien de lui n’étant publié dans ces années-là, les deux jeunes gens décident de demander des lettres d’Artaud à ses amis pour les faire éditer. Bernard Noël en rencontre quelques-uns (dont Paule Thévenin), tous favorables, mais le projet ne peut aboutir sans l’autorisation de la famille Artaud.

Bernard et Paule

Les liens amicaux entre Paule Thévenin et Bernard Noël se nouent véritablement début 1974. Ce dernier prépare pour Flammarion l’édition de deux livres de Jacques Prevel : En compagnie d’Antonin Artaud et Poèmes. Bernard Noël contacte Paule afin qu’elle lui apporte « conseils et précisions ». Dans la Lettre à un ami qu’elle lui adresse le 2 janvier 1986, Paule raconte ainsi leurs premières rencontres : « Vous m’aviez apporté quelques lettres d’Antonin Artaud et nous avons parlé un long moment. La nature des questions que vous me posiez sur mon travail, la façon dont vous les posiez, vos silences attentifs, l’impression que vous me donniez d’être enfin écoutée, tout cela m’a amenée à vous en dire plus en quelques minutes que je ne l’avais jamais fait avec personne auparavant ». L’amitié se poursuivra pendant dix-neuf ans, jusqu’au décès de Paule. Bernard Noël est le premier à qui elle annonce, peu avant de mourir, être parvenue au bout de son travail sur les manuscrits d’Artaud.

L’anonymat

Depuis la mort d’Antonin, Paule Thévenin a été en butte à l’hostilité de la famille Artaud qui lui reproche d’avoir gardé pour elle ses manuscrits – ce qu’elle a fait pour les préserver de la censure des héritiers. Après la publication du premier volume des Œuvres complètes chez Gallimard en 1956, Fernand Artaud, le frère de l’écrivain, bloque pendant plusieurs années la parution de Adresse au pape et de Adresse au Dalaï-Lama. « Rien ne protège un auteur de ses héritiers dans un monde où « morale » et « propriété » sont unies par les seuls liens indissolubles [5] », écrit Bernard Noël. Les tomes paraissent ensuite régulièrement, transcrits et scrupuleusement annotés par Paule Thévenin sans que son nom y soit mentionné. « La famille Artaud voulait bien des droits d’auteur fournis par le travail de Paule, mais ne voulait pas que ce travail bénéficie de la moindre reconnaissance. » En 1991, le neveu d’Artaud, Serge Malausséna, fait suspendre la parution du tome XXVI en accusant Paule de ne pas respecter le texte de son oncle. Elle en est profondément affectée. Elle meurt d’un cancer le 25 septembre 1993, avant que le procès engagé contre elle ne tourne à son avantage. Le volume XXVI paraît en 1994. Depuis, les cinq derniers tomes préparés par Paule sont en attente de publication chez Gallimard…

« Comparez [aux cahiers] les volumes édités : la masse d’écriture est devenue des textes clairement établis, avec un appareil considérable de notes. L’illisible est devenu lisible. Est-ce une trahison ? »

Les cinq tomes non publiés © Atelier Bernard Noël

*

[1] Paule Thévenin, Lettre à un ami in Antonin Artaud, ce Désespéré qui vous parle, Éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie (1993).

[2] Bernard Noël, Artaud renouvelé, la Quinzaine littéraire n° 242 (16/10/1976).

[3] Paule Thévenin, Lettre à un ami, op. cit.

[4] Artaud et Paule, 4e de couverture.

[5] Bernard Noël, L’Action discrète, préface à Textes 1962-1993 de Paule Thévenin, Lignes (2005). Réédition dans La Place de l’autre, P.O.L (2013).

Toutes les autres citations sont issues de Artaud et Paule de Bernard Noël, Lignes/Léo Scheer (2003). Réédition dans La Place de l’autre, P.O.L (2013).

Quelques documents

  • Bernard Noël parle de Paule Thévenin avec Dominiq Jenvrey :

(« L’émission de littérature », Radio Campus Orléans, 20/10/2004)

De Bernard Noël sur Antonin Artaud

Outre Artaud et Paule et Artaud renouvelé cités plus haut, on pourra lire également :

  • Préface de En compagnie d’Antonin Artaud de Jacques Prevel, Textes/Flammarion (1974). Réédition augmentée des Poèmes de Jacques Prevel, Flammarion (1994).
  • N’enfermez plus Artaud, les Nouvelles littéraires (08/04/1976).
  • Artaud le lalie, Cahiers Artaud n°1 (octobre 2013), éditions Les Cahiers. Repris dans La Place de l’autre, P.O.L (2013) puis dans La Célibataire n° 29 (hiver 2014), éditions EDK.

Nos vifs remerciements vont à Domnine Milliex, Hélène Milliex, Françoise Peyrot-Roche, Michel Surya, Alain Veinstein et Bertrand Verdier.

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