Un demi-siècle après sa parution, qu’en est-il du Château de Cène ? Le scandale et le procès provoqués par sa publication sont aujourd’hui bien loin : ce brûlot longtemps interdit est devenu l’un des chefs-d’œuvre de la littérature érotique, publié dans huit éditions successives dont la prestigieuse collection “L’Imaginaire” de Gallimard. Mais depuis, constate Bernard Noël, la censure s’est “faite plus subtile en privant de sens – donc de plaisir – aussi bien les excès imaginaires que les valeurs raisonnables. ”
“Longtemps, j’ai porté ce livre comme un péché originel [1]”, dit-il, gêné que des lecteurs associent son nom à ce seul titre et le réduisent ainsi à un objet de consommation. Pourquoi ce texte ? Pendant une dizaine d’années, l’auteur s’était verrouillé dans le silence, effaré par la violence du monde et particulièrement par la guerre d’Algérie et le colonialisme. C’est en traversant l’horreur et la bestialité, par l’écriture qui s’est mise à fuser en lui début 1969, qu’il a osé lever sa censure intérieure. Cette libération jubilatoire en a fait un écrivain à part entière. “Il s’est trouvé que la pornographie et l’érotisme étaient seuls propres à traduire un certain nombre de choses que je ne pouvais dire autrement [2]”, explique-t-il, lui qui a voulu, sous le régime gaulliste, “parler de ce qui est bas parce que c’est ce qui est encore le moins compromis [3].”Le succès rencontré par un tel livre est donc équivoque pour son auteur : ne serait-il pas dû au parfum sulfureux du Château de Cène plutôt qu’à ses qualités littéraires et à son impact politique ?
Il faut en revenir au texte, admirer la splendeur de sa langue – sous-tendue essentiellement par Nerval – et sa force de frappe. La lune y est omniprésente “pour que tout baigne dans le féminin [4]« ; le péché aussi, comme l’indique d’emblée le nom du village où se déroule le roman : Matopecado. Le récit débute, très classiquement, par l’arrivée dans une île, puis son narrateur va traverser différentes épreuves, des ébats les plus tendres à des scènes sexuelles contre nature, à l’issue desquelles il sera admis dans la « Cène », groupe dont les membres travaillent à « rendre l’esprit tout entier érogène », dans la jouissance partagée « d’être et de se voir être ».
Bernard Noël entraîne le lecteur dans son exploration des zones sombres de l’humain et le confronte à sa propre part de sauvagerie. “Je cherche un long, immense et raisonné dérèglement de la réalité, car celle en qui l’on croit n’est que la part mesquine qu’il faut faire éclater. La surface.”, dit l’un des personnages du roman, en écho à Rimbaud. La scène avec les molosses représente « tout ce qui viole aujourd’hui l’individu [5]. » Répulsion et éblouissement alternent dans ce livre-expérience, qualifié de “diamant” par Michel Leiris. Chaque lecture en renouvelle l’éclat littéraire et poétique mais aussi la portée politique toujours vive, dans notre monde où “le mal est incroyable : il est toujours commis au nom du bien [6]. »
Entretien inédit de Bernard Noël sur Le Château de Cène (1977)
Repères chronologiques
« Un auteur et un livre ne sont pas immanquablement les heureux résultats d’un temps calme. » (Georges Bataille)
1956
1958
En février, il rédige une première version du Château de Cène. « Cent pages en une semaine », écrira-t-il à Georges Perros en 1965 [7]. Les quatre premiers chapitres serviront de base à la version ultérieure. La scène avec les chiens y est déjà présente. « J’en étais si embarrassé, si gêné moi-même, que je l’ai mise de côté et oubliée pendant près de onze ans », dit-il à Jean-Pierre Vélis [8]. Des autres chapitres de cette version primitive ne subsistera que l’histoire de Kao, le grand singe. En 1973, Bernard Noël confie à Jean Frémon : « Un soir en écrivant la première version du Château, je me suis vu devenir fou, et ça ne ressemblait pas du tout à ce que j’aurais cru. Aucune explosion. Le contraire. Ma tête était un tourbillon qui se précipitait vers le dedans – qui implosait [9]. »
Il s’engage dans le réseau Curiel qui agit en faveur de l’indépendance algérienne. Comme il habite rue du Dragon, il est désigné sous le nom de « Mao ». « J’ai participé à quelques actions : transport de fonds et de courrier, évasions, hébergement, mais ce ne furent jamais que de piètres pansements sur la blessure que je ressentais à l’excès », dit-il à Jacques Ancet [10].
1961
Pendant la nuit du 17 octobre, une vaste opération policière est menée dans les rues de Paris sur ordre de Maurice Papon, suite à une manifestation pacifique contre les mesures racistes de couvre-feu appliquées aux Algériens. Des dizaines de morts, des centaines de blessés : les historiens parleront de « pogrom ». Cette nuit-là, Bernard Noël traverse la ville dans un taxi. Le véhicule est arrêté à un barrage de police. Examinant le visage du passager, un agent déclare : « Laissez passer, ce n’en est pas ! » « Humiliation. Le racisme, c’est un regard qui vous classe sans appel », écrira plus tard Bernard Noël dans L’Outrage aux mots.
En décembre, il a rendez-vous dans un café de la rue du Four avec un contact du FLN pour y réceptionner du courrier. Les deux hommes ont tout juste le temps de cacher les papiers dans la banquette avant d’être arrêtés : « Marcel » – un Algérien à qui Bernard Noël avait procuré un hébergement – l’a dénoncé sous la torture qui causera sa mort. « Mao » est incarcéré au Dépôt du Parquet de Paris dont les cellules du premier étage n’avaient plus servi depuis la Gestapo. Il est mis au secret pendant deux semaines avec « promenade » d’une demi-heure par jour dans une étroite cour cellulaire. Les autres détenus sont tous des Algériens torturés au Fort d’Ivry puis emprisonnés là, le temps qu’ils redeviennent « présentables ». Parmi eux se trouve le camarade arrêté dans le café. Un jour où les gardiens ont relâché leur surveillance en raison du froid, deux prisonniers algériens racontent à Bernard Noël les violences qu’ils ont subies.
1968
Il participe activement aux événements de mai. Leur échec entraîne une forte déception politique et, dans le même temps, la fin d’un « long attachement » amoureux. « Ce fut une insurrection intime à la fois suicidaire et libératoire. »
1969
Dans un « état d’exaltation et de détresse », fin janvier, Bernard Noël s’enferme chez lui pendant trois semaines et rédige Le Château de Cène, « avec la volonté d’écrire un chapitre par jour et d’aller jusqu’à onze, dit-il à Dominique Sampiero [11]. Cette décision fut à peu près tenue pour les neuf premiers chapitres. » Dans L’Outrage aux mots, il déclare : « Pour la première fois de ma vie, j’écris vite, comme émergeant enfin de ces années où je comptais mes mots. » Début février, le général de Gaulle prononce en Bretagne des discours dont « l’insupportable bonne conscience » déclenche la violence verbale du dixième chapitre.
Le livre terminé en comporte bien onze et il paraît aux éditions Jérôme Martineau le 27 juin, sous le nom d’Urbain d’Orlhac : « Urbain » est le premier prénom de l’auteur (renié à quinze ans), « Orlhac » fait à la fois référence au roman Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry (le personnage du consul est obsédé par le film Les Mains d’Orlac) et à Orlhaguet, village de l’Aveyron natal.
Le Château de Cène est dédié à Pierre Morion, pseudonyme d’André Pieyre de Mandiargues : en 1967, celui-ci avait encouragé Bernard Noël à publier les poèmes de La Face de silence.
Une gravure de François Lunven accompagne le tirage de tête édité par Fata Morgana à 50 exemplaires.
Le 22 septembre, Le Nouvel Observateur publie un texte d’Emmanuelle Arsan (l’auteure de la série Emmanuelle) qui constituera la préface de la deuxième édition datée du 5 octobre.
Le 3 décembre, le livre est frappé de trois interdictions : affichage, publicité et vente aux mineurs.
Mandiargues vote en faveur du Château de Cène pour la « Plume d’or » du Figaro littéraire.
La même année, « autre effet de 1968 », Bernard Noël se lance dans la rédaction du Dictionnaire de la Commune, « l’autre face du Château ». « Dans les deux cas, j’affrontais l’impensable : en moi, par la fiction ; dans la collectivité, par le travail historique », écrit-il à Serge Fauchereau.
1970
Fin septembre, l’édition Martineau est saisie. Plus aucun exemplaire ne circule.
1971
Bernard Noël décide de se consacrer entièrement à l’écriture. « Le Château de Cène, en levant ma propre censure, a fait de moi un écrivain », affirme-t-il.
Le 18 mars, le Dictionnaire de la Commune paraît aux éditions Fernand Hazan.
Le 23 novembre, Le Château de Cène paraît chez Jean-Jacques Pauvert dans une version remaniée. Il est désormais signé du nom de « Bernard Noël ». L’auteur est convoqué peu après à la Brigade mondaine. Il reconnaît être « Urbain d’Orlhac » et il est inculpé pour « outrage aux bonnes mœurs ».
1973
À partir du mois de mai, Jean Frémon et Paul Otchakovsky-Laurens constituent un comité de soutien et réunissent des témoignages en faveur de Bernard Noël. Ils obtiennent de Robert Badinter qu’il défende l’accusé. Celui-ci accepte de plaider gratuitement pour défendre des « principes ».
Journal Combat du 6 juin 1973
Le 25 juin, Bernard Noël comparaît devant la 17e chambre correctionnelle. Devant un public nombreux, Raymond Abellio, Jacques Derrida, Pierre Dumayet, Claude Gallimard, Pierre Madaule, Claude Roy et Philippe Sollers témoignent en sa faveur.
Compte rendu du procès dans Le Monde
Le 9 juillet, Le Château de Cène est jugé « contraire aux bonnes mœurs » : tous les exemplaires devront être saisis et détruits. L’auteur est condamné à payer une amende de 3000 francs.
Article du Monde sur le jugement
Bernard Noël fait appel de son jugement, ce qui suspend l’application de la peine.
1975
Le 4 janvier, il comparaît devant la 11e chambre de la Cour d’appel. Il doit assurer seul sa défense car cette fois, Me Badinter et son confrère ne se sont pas déplacés. Sur les conseils de l’avocat de l’imprimeur (qui a fait appel lui aussi), Bernard Noël demande à bénéficier de la loi d’amnistie consécutive à l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République. Sa demande est acceptée.
Le Château de Cène est republié le 30 avril chez Jean-Jacques Pauvert, augmenté cette fois de L’Outrage aux mots, contre-offensive à l’accusation d’outrage aux bonnes mœurs écrite du 13 au 20 février, à la demande de l’éditeur. Ce premier texte ouvertement politique est capital parce qu’il définit pour la première fois la « sensure », mot créé par Bernard Noël pour caractériser un pouvoir qui fait croire à la liberté d’expression mais qui « violente la langue en la dénaturant ». « La privation de sens est la forme la plus subtile du lavage de cerveau, car elle s’opère à l’insu de sa victime. »
1977
Le livre est autorisé à reparaître.
1979
Le Château de Cène devait être le premier opus d’une trilogie qui aurait compris Le Château de Hors et Le Château de Dans. Elle restera inachevée. Seul un premier chapitre du Château de Hors paraît cette année-là aux éditions Fata Morgana.
1986
Patrick Brunie réalise un court-métrage intitulé L’Outrage aux mots dans lequel Jean-Louis Trintignant lit le texte de Bernard Noël en voix off.
1990
Le Château de Cène, adapté par Patrick Brunie, est représenté à Paris, au Bataclan, avec Philippe Léotard dans le rôle principal.
1991
Les arrêtés concernant le livre sont tous abrogés le 28 novembre.
2004
Bernard Noël adapte Le Château de Cène avec le metteur en scène Wissam Arbache. La pièce est jouée à Paris, au Théâtre du Rond-Point, puis au CDN d’Orléans.
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[1] En présence…, entretien avec Jean-Luc Bayard (L’Amourier, 2008).
[2] et [7] Répliques à Jean-Pierre Vélis in Treize cases du je (Textes/Flammarion, 1975).
[3] Les Premiers Mots (Textes/Flammarion, 1973).
[4] Correspondance personnelle, 2019.
[5] Entretien avec Jacques Jaubert (Le Figaro, 23 juin 1973).
[6] Le Sens la Sensure (Talus d’approche, 1989).
[8]Correspondances, avec Georges Perros (Unes, 1998).
[9] Le Double Jeu du tu, avec Jean Frémon (Fata Morgana, 1977).
[10] Bernard Noël ou l’éclaircie, entretien avec Jacques Ancet (Opales, 2002).
[11] L’Espace du poème, entretien avec Dominique Sampiero (P.O.L, 1998).
Les autres citations sont issues de L’Outrage aux mots et de La Pornographie (L’Imaginaire/Gallimard, 1993).
Bibliographie
Les différentes éditions du Château de Cène sont répertoriées dans la bibliographie du site, y compris une édition pirate. Le roman figure dans le volume L’Érotisme de l’Anthologie du savoir en 20 tomes publiée en 2011 par Le Nouvel Observateur et CNRS éditions. Le Château de Cène a été traduit dans plusieurs pays étrangers (cf. textes traduits à l’étranger).
Jean Frémon a constitué un dossier très complet sur Le Château de Cène, particulièrement sur sa partie judiciaire. Il est intitulé « L’Outrage » et a été publié en 2008 dans l’ouvrage collectif, Bernard Noël : le corps du verbe (actes du colloque de Cerisy, ENS éditions).
Le Château de Cène et L’Outrage aux mots ont fait l’objet de nombreuses analyses littéraires et politiques. On pourra, entre autres, consulter :
- Bernard Noël de Pierre Dhainaut (Ubacs, 1977).
- Bernard Noël de Hervé Carn (Poètes d’aujourd’hui/Seghers, 1986).
- L’Arbre de non de Jean-Luc Bayard (Aires, 1995).
- L’épreuve des c/sensures, les c/sensures à l’épreuve d’Anne Malaprade (Seli Arslan, 2003).
Nos remerciements vont à Bernard Noël pour toutes les précisions qu’il a bien voulu apporter à cet article.
Un souvenir mémorable de suivre Philippe Léotard dans les sous sols de La Défense pour le prendre en photo lors des répétitions du spectacle joué avec panache au Bataclan.
Henri Alekan s’occupait des lumières, nous avions diné dans un petit restaurant vers l’étoile, avec toute l’équipe !
À la lecture de cet article, je commande « Le Château de Cène ». Merci à Nicole qui m’a donné l’envie de lire ce livre.
J’ai commandé « Le Château de Cène » ce matin. Je passais devant ma librairie favorite après une agréable balade en bord de mer!
J’ai hâte de recevoir ce livre et de le découvrir.
J’ai découvert Bernard Noël grâce à mon amie Nicole. En lisant « La Langue d’Anna » et le « Syndrome de Gramsci » j’ai été immédiatement enthousiasmée par son écriture et les sujets des deux livres. Ma curiosité sera comblée après la lecture du livre commandé dans la seule et unique librairie de ma ville.
C’est avec ce livre incroyable de liberté érotique, dans un style poétique et irrévérencieux, que j’ai découvert Bernard Noël. Il m’avait été offert par mon ami André Pieyre de Mandiargues, avec la dédicace de Bernard, parce que ce livre lui était dédié (sous son pseudo Pierre Morion pour « L’anglais décrit dans le château fermé », autre chef d’oeuvre). Il m’a donné envie de lire tous les livres de Bernard. La plus belle rencontre de ma vie, c’est Bernard Noël. Ses livres sont près de moi comme des amis fidèles et dérangeants, parce qu’il n’y a pas d’art sans remous.