Penser à plusieurs : il me semble que c’est par là qu’il faut politiquement reprendre les choses. (Lettre de Michel Surya à Bernard Noël, 24 septembre 1996)
Affinités électives
Comment naît l’amitié ? Celle qu’entretiennent Bernard Noël et Michel Surya débute sous la double égide de Paule Thévenin – amie commune – et de Georges Bataille. En 1987 paraît aux éditions Séguier La Mort à l’œuvre, de Michel Surya, un épais volume qui constitue la première biographie de l’auteur d’Histoire de l’œil. Le 25 juin, un débat sur Bataille réunit au centre Pompidou Jean-Claude Renard, Philippe Sollers, Bernard Noël, Paule Thévenin et le jeune biographe. Après la discussion, Paule et ses deux amis Bernard et Michel décident de se rendre à pied rue Séguier où se termine un vernissage. Michel Surya admire les livres de Bernard Noël depuis plusieurs années mais, bien que très marqué par quelques-unes de ses lectures publiques, il ne l’a jamais abordé. Ce soir-là, dans les rues de Paris, leur rencontre est heureuse et l’entente évidente.
Michel Surya a découvert l’écriture de Bernard Noël avec Le Château de Cène. Viennent ensuite Les Premiers Mots. Fortement marqué par ce texte, il écrira en 2001 que c’est pour lui le livre de Bernard Noël “où sont déjà tous ses livres, où chacun l’est à son point le plus haut, à la tension duquel chacun depuis se tient [1].” Dans certains ouvrages de Michel Surya, on peut percevoir l’impact qu’a eu ce récit sur sa propre écriture ; ainsi, dans Le Mort-né, ce passage : “On ne t’a pas approché longtemps, parce que tu aurais pué. Tu auras donc été cette puanteur qu’on t’a dite, à laquelle il aurait mieux valu échapper, à défaut de savoir la faire disparaître [2].” Dans le texte de Bernard Noël, on lit : “Vous regrettez vraiment que les mots soient une mort inodore. Vous voudriez que votre bouche pue chaque fois que vous articulez un mot.” Michel Surya signera une préface pour la réédition des Premiers Mots en 2003.
Extraits du corps et Poèmes I constituent également de forts repères littéraires pour Michel Surya dès sa jeunesse, “œuvres essentielles à tous égards pour moi, alors et encore [3]”, dit-il. Ce qui l’attire puissamment dans cette écriture c’est qu’elle est tout entière engagée, non seulement par ses textes politiques mais jusque dans sa poésie. Michel Surya nomme cela le Polième, mot-valise fusionnant « politique » et « poème ». Dans un essai éponyme paru en 2011 [4], il démontre comment Bernard Noël pratique, quelles que soient les formes de son écriture, le dérèglement de tous les sens rimbaldien, propice à la révolution. « L’amitié qui me lie si fort à toi, à ta vie, à tes livres, ne pouvait être complète que parce qu’il n’y pas jusqu’à toi, ta vie, tes livres, que la politique ne pénètre, n’inspire [5] », lui écrit Michel Surya dans une lettre.
Le premier abonné de Lignes
1987, l’année de la rencontre, est aussi celle où Michel Surya lance la revue Lignes (avec un numéro sur Gorbatchev qui paraît en novembre). Bernard Noël en est aussitôt le premier abonné et soutient sans faille Lignes encore aujourd’hui. « Une revue, dit Michel Surya, c’est l’espace que dessinent des gens ensemble, convaincus qu’ils sont chacun qu’ils ne pourraient pas penser seuls ce que le monde les invite à penser [6]. » Bernard Noël devient membre du comité de rédaction et il signe, à ce jour, quatorze contributions pour Lignes, la seule revue qui, selon lui, « ose traiter le politique comme le lieu par excellence de la pensée [7] ». En 2007, il écrit : « À la pensée de tous les mensonges qui sont la vérité du pouvoir, un sursaut fait tomber de ma table une pile de Lignes, juste au bon moment pour que surgisse la prise de conscience d’une présence que portent des milliers de pages […]. Et voilà que ce travail considérable, assumé tout au long de vingt années par le même homme et s’ajoutant à son œuvre personnelle, voilà qu’il me semble brusquement tirer la langue et défier le désastre [8]. »
Lignes, ce sont aussi des éditions. Bernard Noël y publie Artaud et Paule (2003), L’enfer, dit-on et Le Retour de Sade (2004), ainsi qu’une réédition du Lieu des signes (2006). Il préface Textes 1962-1993, livre qui rassemble les écrits de Paule Thévenin sur les importantes figures du monde littéraire et artistique qu’elle a connues (2005).
Interactivité
La bibliographie des deux auteurs et leur correspondance témoignent d’une émulation mutuelle : l’écriture de l’un suscite celle de l’autre, et inversement. En 1992, Michel Surya publie chez Gallimard une nouvelle édition de La Mort à l’œuvre. Dès la lecture du premier chapitre, portant sur l’enfance de Georges Bataille, Bernard Noël est saisi d’une brusque envie d’écrire un monologue. Ce sera La Maladie de la chair. « Mon récit […] se réfère à la situation de Georges Bataille confronté, tout au long de son enfance, à un père tabétique. Je savais cela depuis longtemps, mais quand j’ai lu le récit de cette enfance dans la seconde version de la biographie écrite par Michel Surya, un besoin immédiat d’écrire cette histoire m’a saisi. C’était si impérieux que j’en ai écrit la moitié en quelques jours – puis long silence que j’ai cru définitif. Trois cent soixante-sept jours plus tard, dans l’avion pour Mexico, j’ai terminé la phrase demeurée en suspens [9] », explique Bernard Noël.
En 1996, Michel Surya publie Théorèmes de la domination [10]. Bernard Noël lui écrit : « Vos Théorèmes m’occupent tellement que je me suis mis à écrire des fragments en réplique [11]. » Ces fragments paraîtront en 1997 dans la réédition de La Castration mentale. C’est une tentative « non pas de reprendre ni de répondre, mais de se jeter dans l’élan afin de partager la pensée [12]… » Michel Surya lui répond : « C’est peut-être la plus inattendue des rencontres que j’imaginais que nous pouvions faire. Vos Théorèmes s’ajoutent aux miens, les consolidant, les nuançant, en suscitant chez moi de nouveaux, qu’à leur tour je voudrais voir, etc. Non pas bien sûr pour le béat plaisir de l’écho, mais parce que cela joue quelque chose de ce que c’est que de penser à plusieurs, ce que d’aucuns appellent d’un mot maintenu déjà abusé : une communauté [13]. » En 2010, Bernard Noël dédie à Michel Surya une Lettre verticale.
En janvier 2015, Michel Surya écrit à Bernard Noël : « Rangeant pendant les fêtes, j’ai relu des lettres de toi de 2002-2003. Magnifiques lettres. Et je rêvassais de nouveau à un livre de dialogue que nous pourrions écrire [14]. » Ce livre verra finalement le jour en 2020. Il s’intitule Sur le peu de révolution. Constitué d’extraits choisis de leur correspondance, il porte sur la révolution, leur rêve depuis toujours partagé.
[1] Michel Surya, « La bête à mots », in « Dossier Bernard Noël », Fusées, n° 5, 2001 ; repris dans Humanimalités, Léo Scheer, 2004.
[2] Michel Surya, Le Mort-né suivi de Eux, Al Dante, 2016.
[3] Michel Surya, Mathilde Girard, Défense d’écrire, entretiens, Encre marine, 2018.
[4] Michel Surya, Le Polième (Bernard Noël), Matériologies IV, Lignes, 2011.
[5] Bernard Noël, Michel Surya, Sur le peu de révolution, La Nerthe, 2020.
[6] Entretien de Michel Surya avec Alain Veinstein pour l’émission Du jour au lendemain, France Culture, 27 janvier 1998.
[7] Bernard Noël, « Théorèmes de la domination », in La Castration mentale, P.O.L, 1997.
[8] Bernard Noël, « De l’impuissance ? », in « Vingt années de la vie intellectuelle et politique (1987-2007) », Lignes n° 23-24 nouvelle série, novembre 2007. Repris dans L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, 2011.
[9] Bernard Noël, « Entretien avec Jacques Ancet », Prétexte n° 16, 1998 ; repris dans Jacques Ancet, Bernard Noël ou l’éclaircie, Opales, 2002.
[10] Michel Surya, « Théorèmes de la domination », Lignes n° 27, février 1996 ; puis en livre, Talus d’approche, 1996.
[11] Bernard Noël & Michel Surya, Sur le peu de révolution, op. cit.
[12] Bernard Noël, « Théorèmes de la domination », in La Castration mentale, op. cit.
[13] Bernard Noël, Michel Surya, Sur le peu de révolution, op. cit.
[14] Ibid.
Bibliographies croisées
De Bernard Noël vers Michel Surya
- “Pris à la langue”, préface à Exit, Séguier, 1988. Réédition Farrago, 2001. Et préface à Récits/Relatos, Incorpore, 2014.
- « Théorèmes de la domination », in La Castration mentale, P.O.L, 1997.
- “Lettre verticale” in Présent de papier, Jacques Brémond, 2010 ; reprise dans Contre-Attaques n° 1, Al Dante, 2010.
- « Défiguration », Contre-Attaques n° 1, Al Dante 2010.
- « De M.B. à G.B. et retour », Cahiers Maurice Blanchot n° 4, Les Presses du Réel, 2016.
De Michel Surya vers Bernard Noël
- « Présentation » (sur Le Syndrome de Gramsci), Lignes n° 22, 1994 ; repris dans Sur le peu de révolution, La Nerthe, 2020.
- « Modernité / Merdonité » (sur La Maladie de la chair), Lignes n° 27, 1996.
- Extrait de la conférence sur la biographie donnée par Michel Surya dans le cadre de la journée d’études du 19 novembre 1998 à l’université Paris VII, in Entretiens sur la biographie, Séguier, 2000 (ici modifié).
- « La bête à mots », in « Dossier Bernard Noël », Fusées n° 5, 2001 ; repris dans Humanimalités, Léo Scheer, 2004.
- Préface à Les Premiers mots, rééd., coll. « Textes », Flammarion/Léo Scheer, 2003 ; repris sous le titre « Les premiers derniers mots » dans Excepté le possible : Jacques Dupin, Roger Laporte, Bernard Noël, Jean-Michel Reynard, Fissile, 2010.
- « La souille, ou l’expérience de l’expérience », in Excepté le possible : Jacques Dupin, Roger Laporte, Bernard Noël, Jean-Michel Reynard, op. cit.
- « Le Polième » (début du texte) in Politique du corps, Ah/Cercle d’Art, 2010.
- Le Polième (Bernard Noël), Matériologies IV, Lignes, 2011.
- « Il écrit…”, inédit, 2020.
Bernard Noël & Michel Surya
- Sur le peu de révolution, La Nerthe, 2020.