« l’histoire n’est pas dans la continuité
elle est une explosion d’instants
que le pouvoir ramasse après
pour les ranger en ordre convenable »
(Bernard Noël, La Chute des temps)
Le Dictionnaire de la Commune de Bernard Noël paraît le 18 mars 1971, à l’occasion du centenaire de l’insurrection. Il deviendra vite une référence et sera réédité en 1978, 2001 et 2021. En laissant le lecteur libre de construire l’Histoire, il est en soi une façon révolutionnaire de rendre compte d’une révolution. Ce Dictionnaire a la particularité d’être écrit par un grand nom de la littérature, ce qui confère à ses articles une force et une beauté tout à fait uniques. Lorsqu’il l’a conçu, Bernard Noël a voulu créer « un nouveau genre littéraire [1] ». Pourquoi et comment a-t-il rédigé ce gros volume ? Il nous faut revenir en mai 1968…
« Comme l’amour, la révolution est ce qui fait tomber le ghetto qui existe entre les êtres [2] », dit Bernard Noël. Son désir de fraternité est comblé lors des événements de mai 68, qui ouvrent la perspective d’un changement de vie : « Je me souviens d’un soir, boulevard Saint-Germain, où tous les gens s’arrêtaient et parlaient entre eux sans problème, même s’ils avaient des opinions extrêmement contraires, c’est-à-dire que des gaullistes discutaient calmement avec ce qu’on appelle maintenant des gauchistes [3] », raconte-t-il. Mais la fraternité sera de courte durée…
À titre personnel, Bernard Noël vit aussi une rupture amoureuse, liée à l’échec des événements de mai. Cette double crise, à la fois intime et idéologique, le conduit d’abord à écrire, en janvier 1969, Le Château de Cène, un roman érotique comportant des scènes très violentes. Parallèlement, il s’interroge sur la faillite généralisée de l’utopie socialiste dans le monde et il entreprend des recherches sur la Commune qui représente à ses yeux un modèle inachevé « dont l’énergie demeur[e] latente et prête à fuser [4] », mais se terminant par un massacre. Le Château de Cène et le Dictionnaire de la Commune sont pour lui inséparables : « Dans le Château, la violence est restituée dans sa crudité à travers l’individu ; dans le Dictionnaire de la Commune, elle est saisie à travers l’Histoire. Dans les deux cas, j’affrontais l’impensable : en moi par la fiction ; dans la collectivité par le travail historique [5] », écrit-il à Serge Fauchereau.
Quelle pouvait bien être la conception communaliste de l’État ? se demande Bernard Noël. Pour le savoir, il entreprend la lecture des 141 journaux de mars, avril et mai 1871 à la Bibliothèque Nationale. Il est aidé en cela par une amie, Maud Sissung, qui se charge des titres qui n’ont eu qu’un ou deux numéros. « Très vite, dès que les fiches commencèrent à s’accumuler, la forme tant recherchée s’imposa avec une évidence indiscutable : le dictionnaire, et lui seul, donnerait à son lecteur le rôle que l’auteur rêvait de lui confier. Le dictionnaire, en effet, a l’avantage de ne fixer que des matériaux en laissant le lecteur libre de leur assemblage. […] Tout en allant de A vers Z, [il] ne va nulle part, il n’impose aucune continuité. […] C’est un texte sans hiérarchie, sans chronologie et, par nature, pluriel [6]. »
Dans un entretien avec Michel Camus, Bernard Noël ajoute : « C’était extrêmement pratique puisque dans l’ordre alphabétique, on peut classer très facilement tout ce qu’on veut. En plus, c’était très économique parce que cela me débarrassait de toutes les liaisons et considérations inutiles qu’il faut pour passer d’un chapitre à l’autre et d’un fait à un autre [7]. » En 2008, il précise : « Mon Dictionnaire de la Commune a été écrit dans l’ordre. Dans l’ordre des articles. Parce que ça me reposait de passer du coq à l’âne. Si j’avais dû, par exemple, écrire à la suite tout ce qui relevait de la philosophie, de Proudhon à Marx, cela m’aurait épuisé, je crois… Tandis que traiter de Proudhon et du proudhonisme entre prostitution et providence me donnait de l’air [8]! »
Le choix d’une présentation alphabétique s’explique également par le fait que Bernard Noël a travaillé pendant une dizaine d’années pour les dictionnaires Laffont-Bompiani, où il fut l’un des rédacteurs les plus actifs. Élaborer un dictionnaire pour rendre compte de la Commune est donc logique à ses yeux. Cela constitue, au début des années 70, une façon novatrice de présenter les événements historiques : « Les hommes, les faits, les sentiments, les idées, sont les matériaux de ce Dictionnaire : il les situe sans les insérer dans une construction qui les empêcherait de jouer [9]. » C’est au lecteur d’écrire l’Histoire, en circulant d’un article à l’autre pour se faire sa propre opinion. Il est intéressant de noter que de 1967 à 1970, Bernard Noël travaille chez les éditions Delpire où il contribue à créer la collection « Actibom », constituée d’albums de jeunesse qui invitent les enfants à être « interactifs » [10], comme les lecteurs de son Dictionnaire.
Dix-huit mois de travail seront nécessaires à la rédaction du Dictionnaire de la Commune. Bernard Noël précise que c’est le travail qui l’a « le plus longuement occupé [11] ». C’est Fernand Hazan qui va l’éditer. « Si j’ai pu convaincre Hazan de publier le Dictionnaire de la Commune, c’est qu’il avait édité une série de dictionnaires remarquables, notamment un dictionnaire de la civilisation égyptienne rédigé par les meilleurs spécialistes. Il y avait un dictionnaire de la Grèce antique… un dictionnaire de Rome, un dictionnaire, dont je m’étais un peu occupé, des civilisations africaines, dirigé par Balandier[12]… »
En 1970, il confie à une amie : « J’écris un gros livre sur la Commune de Paris. Ce sera mon travail politique – un peu mon devoir. Chaque jour j’ai des occasions de révolte : les flics partout, les arrestations arbitraires, etc. Il faut serrer les dents et penser à quelque chose de plus efficace que la révolte. Tout notre siècle, plus tard, semblera une interminable histoire de flics, de prisons, d’absurdité. Nous ne communiquons plus qu’au niveau de la blessure, le simple spectacle de la rue nous met à vif. Et quel fossé, entre ce spectacle et cela que nous poursuivons avec des mots. Quel désespoir auquel, finalement, il ne faut pas céder [13]. »
Le Dictionnaire de la Commune comporte près de 900 entrées mais pour la première édition, Bernard Noël doit retirer 72 articles parce que le chef de fabrication a acheté une quantité de papier insuffisante ! « Ce retrait fut une aberration éditoriale comme il en arrive de temps en temps ; j’avais bien sûr retiré des articles peu importants [14] », explique-t-il. Dans les éditions suivantes, les articles sont au complet. L’entrée Avènement est rebaptisée Autre chose. Le dictionnaire commence par un article consacré à Pierre Eugène Aab, un briquetier condamné à la déportation, que l’auteur a découvert dans le Maitron [15]. Cela lui permet « d’ouvrir avec le nom d’un communard anonyme, de faire revivre un de ces disparus qui n’ont jamais eu de voix [16]. » De nombreux articles sont constitués de citations. Bernard Noël a voulu ainsi prolonger l’esprit des slogans de Mai 68. C’est le cas du dernier article, Zone, tiré de Gustave Tridon : « Il y a dans chaque peuple de grandes zones d’ombre et de sang, mais c’est toujours du côté où poindra le soleil de l’avenir. » Beaucoup d’articles laissent entrevoir la langue poétique de l’écrivain, loin du style habituellement neutre des dictionnaires classiques, ainsi dans ces quelques extraits :
Affiche noire : « Les Allemands campèrent dans un quartier vide, auquel Paris, drapé de noir, tournait le dos. »
Déportation : « Les évasions échouèrent toutes, les forçats qui arrivaient à gagner la brousse étant repris par les Canaques, ravis qu’il existât des Blancs sur lesquels ils avaient le droit de se venger de leurs humiliations. »
Rimbaud : « Il est communard, non seulement d’opinion, mais d’être, car il partage aussi bien la révolte que l’idée. »
À propos de l’ouvrage de Bernard Noël, Luc Grand-Didier écrit : « Cette négation du dictionnaire comme autorité, sa transformation en livre de livres et lecture de lectures a directement à voir avec ce qui animait la Commune et en fondait l’originalité : la liberté, l’autonomie, la libre association [17]. » L’auteur du Dictionnaire aura donc réussi à traiter de la Commune en pratiquant les valeurs communardes, dans un parfait accord entre la forme et le fond.
[1] Entretien avec Chantal Colomb-Guillaume in Europe n° 981-982, janvier-février 2011, p. 11 ; repris dans La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 194.
[2] Les mythes de l’amour, entretien avec Jérôme Peignot, France Culture, 22/07/1972.
[3] Mutations et vie quotidienne, entretien avec Harold Portnoy, France Culture, 26/06/1971.
[4] Préface de Dictionnaire de la Commune, édition Mémoire du Livre, 2001, p. 11 ; reprise dans L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, 2011, pp. 62-63.
[5] « La Pornographie » in L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, 2011, p. 48.
[6] Préface de Dictionnaire de la Commune, op. cit., p. 11 ; reprise dans L’Outrage aux mots, Œuvres II, op. cit., p. 63.
[7] À voix nue, entretien avec Michel Camus, France Culture, 24/10/1991.
[8] En présence…, L’Amourier, 2008, p. 57.
[9]Préface de Dictionnaire de la Commune, édition Champs/Flammarion, 1978, pp. 5-6.
[10] Voici ce qu’on peut lire en page de titre des albums Actibom : « Actibom (acti comme actif et bom comme album) est un livre dont il ne suffit pas de tourner les pages. Regarde-le bien : il peut faire ce que tu veux. Une histoire ? Voilà, il la raconte. Une image ? À toutes les pages, il y en a plein la page. Des images très belles en noir, mais que tu peux aussi colorier, enluminer, découper, détacher, accrocher, offrir. Ainsi, chaque image, tu la refais à ta façon, et quand elle te satisfait, tu la détaches, tu l’encadres, et c’est un tableau de toi. Maintenant, à toi de jouer. »
[11] « L’Histoire, une lecture » in L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, 2011, p. 55.
[12] En présence…, op. cit., p. 17.
[13] Correspondance avec Pia Candinas, lettre du 27 juin 1970.
[14] Correspondance avec Nicole Martellotto, e-mail du 11 août 2019.
[15] Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français en 44 volumes, les Éditions Ouvrières, 1964 à 1997.
[16] Revue NU(e) n° 49, novembre 2011, p. 9.
[17] Luc Grand-Didier, « Le Dictionnaire de la Commune, un poème », in revue Europe n° 981-982, janvier-février 2011, p. 102 ; republié dans « Un fervent partisan de la Commune », Atelier Bernard Noël, octobre 2019.
Documents annexes
« Le Monument aux Morts de la Commune de Paris »
(Texte de Bernard Noël paru en 1987 dans Lithiques n° 4 aux éditions Créaphis)
Entretien de Bernard Noël avec la revue Solidaritat (2014)
Merci à Pia Candinas, à Pierre Gaudin, à Luc Grand-Didier
et à Frédéric Miler.