« En écrivant ce livre, j’ai en quelque sorte appris à mourir [1]. »
Après avoir écrit Le Château de Cène en 1969, Bernard Noël commence un deuxième roman au début de l’année 1973. Il vient alors de terminer un essai sur L’Arrêt de mort [2] et il situe son nouveau texte « dans la réflexion qui va d’Extraits du corps à Blanchot [3] ». Le point de départ de ce roman est très personnel : « Il est né d’une émotion qui a été extrêmement violente dans ma vie : la mort d’un ami par suicide, confie l’écrivain. Au moment de cette perte, je n’avais pas mesuré à quel point elle m’avait bouleversé, peut-être parce que la mort de cet homme a été ma propre rencontre avec la mort. Ce livre n’est pas l’histoire de l’autre, c’est ma propre histoire avec cette mort présente [4]. » L’ami évoqué est le peintre François Lunven. Pour Bernard Noël, ce sera en quelque sorte le livre du deuil.
Le roman des pronoms
Dans un premier temps, le projet littéraire de Bernard Noël était d’écrire de courtes phrases commençant par Tu. « Ce Tu a appelé un Je, le Je un Vous, et la règle s’est imposée alors d’introduire toutes les phrases par un pronom. Cette règle était très contraignante, mais elle était productive [5]. » Le récit a pour figure centrale un peintre qui a mis fin à ses jours. Autour de l’absent, il met en scène deux personnages : l’amante et le meilleur ami du défunt qui ne se sont jamais rencontrés. Elle se rend un soir chez lui pour parler du disparu et de son geste ultime :
« Je ne suis pas venue pour que nous mettions en commun notre peine, mais le manque, le manque de lui. » (p. 11 de l’édition Textes/Flammarion)
« Je m’aperçois que je souffre moins de sa mort, qui en somme est passée, que de l’instant de sa mort, qui est une énigme – qui est l’énigme, dont je tourne et retourne en vain la question. » (p. 42)
Les personnages n’ont pas de nom. Noël écrit leur échange en tressant des phrases toutes introduites par un pronom personnel : Je pour l’amante, Vous pour l’ami et Il pour le mort. À ce trio s’ajoute le Tu d’un narrateur qui décrit les gestes infimes et les postures du personnage féminin, ce langage du corps tissant une sous-conversation. « Si j’ai porté une telle attention à ces mouvements dans ce livre, indique l’auteur, c’est que j’avais envie de faire parler ce qui d’ordinaire ne parle pas, ce qu’on ne prend jamais en compte, et d’y faire passer la vie [6]. » Le mot Tu est d’ailleurs à double sens puisqu’il désigne à la fois l’altérité et ce que l’on tait. Ce Tu pourrait aussi s’interpréter comme la voix intérieure de l’amante. L’ensemble constitue une forme inédite de roman choral.
« Il s’en allait. Il revenait. Il était ce va-et-vient. Il était un pas. Vous aimiez cependant qu’il ait réponse à tout. J’aimais seulement qu’il remît chaque chose à sa place, afin qu’il n’y ait pas d’autre question que la question introduite dans ma vie par sa présence. Tu étires ton cou, et cela te permet de relever légèrement ton menton sans cesser de l’appuyer. » (p. 14)
Au fil du récit, les personnages prennent conscience que la mort est déjà présente en leur corps et ils la vivent avec une violence grandissante qui conduit, dans les dernières pages, vers leur fusion en un seul pronom : le Tu.
« Tu ne voulais pas savoir au fond qu’il était temps de nous débarrasser de ce cadavre afin de le remplacer par ce qu’il annonce. Tu me laisses tout le travail, et je dois réinventer ce que tout le monde vit et que personne ne transmet. Tu t’es roulée en boule pour couturer ce qui te fend mais cela même qui t’a jetée à terre t’interdit d’y rester. Tu vas t’apercevoir que je me confonds avec cette force-là. » (p. 159-160)
Biographie et fiction
À propos de son roman et de la fiction en général, Bernard Noël écrit : « Qui parle : vous, moi, ou bien seulement des mots pressés de se reproduire ? Il n’y a peut-être au monde qu’un bruit de langue. Et qu’il dise Je, ou Tu, ou Il, c’est toujours pour faire COMME SI [7]. » L’écrivain glisse dans la bouche de ses personnages des souvenirs d’enfance de Lunven mais aussi les siens propres – entre autres la scène du vieil oncle qui a la tête qui tourne [8] – afin que son ami et lui ne fassent plus qu’un : « C’est une espèce de croisement entre une présence dérobée du mort et ma propre biographie mais qui est complètement transformée par cette relation [9]. » Le récit est écrit d’un bloc, sans paragraphes ni chapitres, « comme si la parole coulait, entière, en passant d’une bouche à l’autre sans se séparer, sans que l’origine distincte sépare la langue entre les deux [10]. »
Le premier des monologues
« Vous n’avez jamais des vertiges intérieurs et l’impression que vous allez tomber dans votre propre corps [?] », demande le personnage masculin des Premiers Mots. Dès 1949, Noël a été fasciné par la construction giratoire d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry – « le tournis à l’intérieur du tournis », dit le Consul, personnage principal sévèrement alcoolique. Depuis cette lecture, il cherche à créer une forme littéraire « qui tournerait sur soi et engendrerait une sorte de spirale [11] ». Avec ce deuxième roman, il pense avoir atteint son but grâce à la répétition des pronoms qui entraîne le lecteur dans un courant tourbillonnant, avec une accélération finale du rythme : « C’est un livre qui fore, qui tourne sur lui-même, essayant à la fois de créer une sorte de maelström et de l’explorer [12]. » Le texte constituera la source des « Monologues » de Bernard Noël, récits dont toutes les phrases commencent par un pronom personnel [13]. « Ce que j’aime dans le monologue, explique-t-il, c’est le sentiment d’une espèce de spirale qui s’établit et qui tourne à la fois à l’intérieur du personnage et à l’extérieur parce qu’une spirale n’enferme rien : elle vrille l’espace mais elle le laisse solidaire à l’intérieur et à l’extérieur [14]. »
Parution du livre
Le récit débute par une injonction : « Tu ne cries pas. Tu ne crieras pas [15]. » Il se termine par ces deux mêmes phrases inversées. Bernard Noël hésite entre deux titres : Les Premiers Mots ou Les Derniers Mots. Il fait lire son manuscrit à Paul Otchakovsky-Laurens qui dirige alors la collection « Textes » chez Flammarion, sans rien lui dire des titres auxquels il a pensé. P.O.L. lui suggère d’intituler son livre Les Premiers Mots. Cette coïncidence scellera leur amitié.
Le roman paraît en septembre 1973. Sa réception est mitigée. Certains critiques littéraires trouvent que Noël a voulu « faire avant-garde » avec son système de pronoms. Jean-Jacques Pauvert ironise : « Mon cher Bernard, vous aviez tendance à écrire pour cinq cents lecteurs, mais je crains bien que vous ne terminiez à cinquante [16]. » Des amis lui reprochent d’avoir instrumentalisé la mort d’un proche pour en faire un livre. Néanmoins le roman bénéficie d’un certain succès public. Son auteur est invité à Ouvrez les guillemets, l’émission littéraire qu’anime Bernard Pivot à la télévision. L’ouvrage est sélectionné pour le prix Médicis mais c’est Paysage de fantaisie, de Tony Duvert, qui le remporte d’une courte tête, avec cinq voix contre quatre pour Les Premiers Mots.
Bernard Noël interviewé par André Bourin
lors de l’émission Ouvrez les guillemets
Ces Premiers Mots ont marqué de nombreux lecteurs. Hervé Carn se dit « envoûté » par ce récit qui est pour lui « une leçon d’humanité [17] » ; Alexis Pelletier évoque « le choc d’une lecture qui happe [18] » et Michel Surya admire ce « livre affreux et magnifique [19] ». Paul Otchakovsky le considère comme « une méditation très grave et très intense sur la mort et sur l’amour [20]. » Quant à Maurice Blanchot, il écrit à Bernard Noël : « Votre texte me touche beaucoup parce qu’il me fait sentir que nous marchons, immobiles, les pas dans les pas, sans que l’un précède l’autre, et qu’il n’y a pas de moi pour nous séparer. Les premiers mots, les derniers mots : ils s’échangent peut-être comme si c’était toujours l’autre qui avait à parler, à se taire – compagnons [21]. »
Lire Les Premiers Mots demeure une expérience saisissante si l’on suit le conseil de l’auteur : il préconise de « s’abandonner au flot pour le comprendre et pour qu’il vous emporte comme il a emporté les personnages, l’auteur et ce moment de langue [22]. »
Le Monde du 27 septembre 1973
[1] En Présence…, L’Amourier, 2008, p. 203.
[2] « D’une main obscure » in Deux lectures de Maurice Blanchot (avec Roger Laporte), Fata Morgana, 1973.
[3] Entretien n° 3 avec Michel Camus, À voix nue, France Culture, 23/10/1991.
[4] « Entretien avec Alain Clerval » in L’Art vivant n° 2, 1973, p. 22.
Blanchot apparaît en filigrane dans Les Premiers Mots. Il est « le vivant » de la p. 30. La citation « La mort n’est qu’une métaphore » est issue du Pas au-delà. À la p. 33, il est « l’écrivain ». P. 156, B.N. fait référence à la phrase de L’Arrêt de mort : « Je n’étais pas du tout malade, quoique peut-être un peu plus que malade. » Et notons qu’un texte de Blanchot s’intitule Le Dernier Mot.
[5] « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner » in La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 140.
[6] Entretien avec Irène Lichtenstein, Bernard Noël, sa vie, son oeuvre, n° 2 : « Le romancier », France Culture, 20/02/1982.
[7] Les Premiers Mots, Textes/Flammarion, 1973, 4e de couverture.
[8] Ibid., p. 50-51. Considérée par B.N. comme l’une de ses « images mythologiques fondamentales » en tant que premier contact avec la poésie, il la met ici dans la bouche du personnage féminin.
[9] Entretiens avec Jean Daive, Nuits magnétiques, France Culture, 12/07/1978.
[10] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 204.
[11] Entretiens avec Jean Daive, Nuits magnétiques, France Culture, 11/05/1978.
[12] Entretien n° 3 avec Michel Camus, op. cit.
[13] Les neuf monologues ont été réunis en 2015 par les éditions P.O.L dans le volume La Comédie intime.
[14] Bernard Noël, du jour au lendemain, op. cit., p. 231.
[15] Derrière ces deux phrases, Michel Surya entend, à juste titre, « Tu n’écris pas. Tu n’écriras pas. » Le personnage féminin dit d’ailleurs un peu plus loin « J’écrirai. Je n’écrirai pas. » (Michel Surya, « préface/postface » de Les Premiers Mots, coll. “Textes”, Flammarion/Léo Scheer, 2003 ; repris sous le titre « Les premiers derniers mots » dans Excepté le possible : Jacques Dupin, Roger Laporte, Bernard Noël, Jean-Michel Reynard, Fissile, 2010.)
[16] Chantal Aubry, Pauvert l’irréductible, L’Échappée, 2018, p. 346.
[17] Hervé Carn, Bernard Noël, Poètes d’aujourd’hui/Seghers, 1986, p. 61-62.
[18] Alexis Pelletier, « Avec Les Premiers Mots » in Cahier d’hommages à Bernard Noël, Poezibao, 2021, p. 15.
[19] Michel Surya, « Les premiers derniers mots », op. cit., p. 9 de l’édition Flammarion/Léo Scheer.
[20] Inter actualités, France Inter, 03/09/1973.
[21] Lettre du 28 septembre 1973.
[22] Entretien n° 3 avec Michel Camus, op. cit.
*
Le roman Les Premiers Mots a été réédité par Flammarion/Léo Scheer en 2003, augmenté d’une préface de Michel Surya. Il figure en tête du volume des Monologues, La Comédie intime, préfacé par Stéphane Bikialo. Le texte a fait l’objet de plusieurs représentations théâtrales. La première mise en scène fut, en 1977, celle du Théâtre-Poème de Bruxelles fondé par Monique Dorsel. En 1987, il fut représenté par le Théâtre par le Bas, avec la voix de Michael Lonsdale. On peut voir ici un bref aperçu de l’adaptation scénique proposée en 2021 par l’Ensemble Un (avec la voix de Bernard Noël en fin d’extrait).
À propos des Premiers Mots
Entretien de Bernard Noël avec André Bourin
Entretien de Bernard Noël avec Gilbert-Maurice Duprez
« Le mouvement des mots », article de Claude Bonnefoy
« La mort et l’écriture », article de Claude Bonnefoy
Prière d’insérer, rédigé par Paul Otchakovsky
Merci à toutes celles et ceux qui ont apporté leur pierre à cet article. Ils se reconnaîtront…