« Je prends en photo nos deux ombres projetées sur une berge du canal. C’est assez beau parce qu’à la place de nos jambes il y a l’ombre de grandes branches qui partent dans tous les sens. » (Denis Roche, Temps profond, Seuil, 2019)
Aux yeux de Bernard Noël, la littérature ne se limite pas aux auteurs français : Rilke, Eliot, Lowry et Kafka l’ont autant marqué que Nerval ou Artaud. Faire circuler l’écriture à travers différentes langues est pour lui une nécessité. Ainsi, dès qu’il prit la tête de la collection Textes chez Flammarion, il décida d’y « planter les trois piliers de la poésie américaine [1] » : Williams, Pound et Cummings, dont il édita, pour la première fois en France, un livre entier. Bernard Noël a lui-même réalisé quantité de traductions et ses propres livres sont publiés dans une trentaine de pays. Sa vie durant, il a effectué de multiples voyages au cours desquels il a rencontré de nombreux auteurs et traducteurs étrangers. Ces déplacements sont aussi sources d’écriture. Plusieurs livres en témoignent : URSS aller retour, La Rencontre avec Tatarka, Le Passant de l’Athos, Le Reste du voyage, Les Villes en l’air, etc., auxquels s’ajoutent des journaux de voyage encore inédits.
Une idée neuve
En 1983, un Centre Littéraire s’ouvre au sein de la Fondation Royaumont, à Asnières-sur-Oise. Bernard Noël en prend la direction en septembre. Son programme est basé sur la rencontre et l’échange. Il a l’idée novatrice de créer des « séminaires de traduction poétique ». Le principe en est simple : des poètes étrangers sont accueillis pendant cinq jours avec une dizaine d’écrivains et traducteurs français. Les invités donnent lecture de leurs poèmes dans leur langue d’origine, puis un interprète lit un mot à mot en français ; enfin tout le monde travaille en commun à une traduction, dans le « frottement de syntaxes étrangères [2] ». Chaque séminaire doit aboutir à la publication d’un volume, l’objectif étant de constituer une anthologie de la poésie mondiale. Le premier séminaire, en décembre 1983, est consacré au poète américain David Antin. À partir de 1984, la codirection du Centre Littéraire est confiée à Rémy Hourcade et Jean-Pierre Boyer, Emmanuel Hocquard puis Claude Esteban en devenant tour à tour les conseillers artistiques. Bernard Noël continue à participer aux séminaires de traduction.
Ces rencontres entre écrivains venus de pays divers sont très fructueuses, comme l’explique Emilio Sánchez-Ortiz : « Lorsque nous sommes à l’Abbaye, nous engageons de nouvelles amitiés, nous échangeons des livres et des revues ; de nouvelles collaborations se mettent en place. En un mot : nous vivons et dialoguons intensément. La rencontre entre les écrivains s’enrichit grâce à la mise en place préalable d’un thème de travail qui sert de lien entre eux. Cela n’a rien à voir avec les cocktails littéraires dominés par les stéréotypes et la frivolité. À l’Abbaye, après les séances de travail, nous disposons de temps pour parler intensément, pour vivre à fond cette expérience fascinante et conflictuelle que suppose toute poésie ; ou alors, […] pour évoquer des collaborations qui se concrétiseront plus tard en traductions, éditions ou autres séminaires qui n’auraient jamais eu lieu sans un contact préalable au Centre Littéraire. En un mot : il se forge une vision plus large du monde [3]. »
Alchimie collective
À propos de ces échanges, Claude Esteban écrit : « Si nous sommes réunis, sous les voûtes de cette bibliothèque, n’est-ce pas en vérité pour nous attacher derechef à un livre dont nous ne savons rien encore et qu’à nous tous, écrivains, poètes, interprètes, nous allons soustraire à sa langue originelle et, ligne à ligne, phrase à phrase, faire en sorte qu’il devienne un autre, le nôtre aussi bien, en français ? Oui, nous nous livrons là, comme en secret, à une bien curieuse entreprise, et qu’on pourrait à bon droit estimer déraisonnable, celle de la traduction collective – entendons élaborée à plusieurs et en un même lieu – d’un poète invité et qui partage donc avec nous ce travail, cette transmutation périlleuse [4]… »
Bernard Noël évoque un phénomène étonnant : « Parfois, le travail collectif a suscité une dimension surprenante dans l’espace de laquelle advenait à l’ensemble des participants une sorte de don des langues [5]. » Au micro d’Alain Veinstein, il ajoute, en 2014 : « Je crois vraiment qu’il y avait un partage qui, étrangement, relevait un peu d’une espèce de cérémonie animiste [6]… »
De riches rencontres
Le bilan est éloquent : de 1983 à 2000, 52 rencontres ont lieu, représentant 35 nationalités et 22 langues ; 84 titres sont publiés. Des livres d’artiste sont également réalisés dans l’atelier de la Fondation. Dans un désir de partage, de nombreuses lectures sont proposées au public soit à Royaumont même, soit dans les alentours ou à Paris. En septembre 1985, trente-cinq écrivains se succèdent pendant trois jours pour lire l’intégrale des Cantos d’Ezra Pound devant près de trois cents personnes.
En 1995, lorsque Bernard Noël se voit confier la célébration du centenaire de Paul Éluard, il saisit l’occasion pour faire l’état des lieux de la poésie mondiale. Il contacte alors près de deux cents poètes dont quatre-vingts étrangers, afin qu’ils définissent leur conception de la poésie. Toutes les contributions sont réunies dans un gros volume intitulé Qu’est-ce que la poésie ?, publié par Jean-Michel Place. On y retrouve beaucoup de noms venus aux séminaires, preuve que les relations avec les poètes se sont poursuivies au-delà des rencontres de Royaumont…
[1] Bernard Noël, du jour au lendemain, entretiens avec Alain Veinstein, L’Amourier, 2017.
[2] Le Journal à Royaumont 1, 1987.
[3] Ibid.
[4] Voir Royaumont, Créaphis, 2000.
[5] Le Journal à Royaumont 1, op. cit.
[6] Bernard Noël, du jour au lendemain, op. cit.
Publications de Bernard Noël à Royaumont
Outre toutes les traductions auxquelles il a participé, Bernard Noël a également publié à Royaumont des textes personnels :
Écrit sur la glace, gravure de Jan Voss, Avec/Royaumont, 1985 (50 ex.).
Corps 12, Royaumont, 1985 (75 ex. et 24 HC). Portfolio réunissant 12 peintres et 12 écrivains sur le thème du « geste sportif ». Bernard Noël est associé à Olivier Debré ; son poème s’intitule « Gestes« .
Lieux d’écrits, ouvrage collectif sur les lieux évoquant des écrivains, photographies de Jean-Yves Cousseau, Royaumont, 1987. Le texte de Bernard Noël s’intitule « Le Coin d’Irène ». Il fait écho à un extrait du Paysan de Paris et au Con d’Irène de Louis Aragon
On trouve des textes de Bernard Noël dans Le Journal à Royaumont :
- une présentation du journal dans le bulletin d’abonnement (1987).
- deux textes dans le n° 1 (1987) : « Les séminaires de traduction poétique » et « Parti pris »
- deux textes dans le n° 2 (1988) : « La ligne Masson » préface du catalogue André Masson, livres illustrés de gravures originales (Fondation Royaumont, 1985) et « Sens et culture », repris dans La Castration mentale (P.O.L, 1994) puis dans L’Outrage aux mots, Œuvres II (P.O.L, 2011).
- un texte dans le n° 3 (1988) : « Le dieu des poètes » repris par les éditions Paupières de terre (1991) puis dans La Place de l’autre, Œuvres III (P.O.L, 2013).
- un texte, cosigné par Rémy Hourcade, présentant le n° 4-5 (1989) pour lequel 135 écrivains ont été invités à répondre à la question « Qu’est-ce qui donne du sens à votre vie ? ». Ce numéro comporte la réponse de Bernard Noël intitulée « Parti pris » (texte différent de l’homonyme paru dans le n° 1).
La plaquette Fondation Royaumont, 1964-1984 : XXe anniversaire contient le texte « Commande ? » .
Nos remerciements vont à Demosthenes Agrafiotis, Jean-Paul Auxeméry, Marguerite Ballèvre, Jean-Pierre Boyer, Pierre Gaudin et Françoise Peyrot-Roche pour leurs précieuses contributions à la documentation de cet article.