La Chartreuse, résidence idéale

© CIRCA

En 1981, Bernard Noël fut le premier écrivain accueilli en résidence à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. De cette expérience, il dit, dans un entretien avec Alain Veinstein :

« J’ai vécu deux ans à la Chartreuse. J’étais très sensible d’une part, à la présence du temps, et d’autre part, à l’architecture de ce monument. Vous savez, les chartreuses sont des ermitages collectifs, c’est-à-dire que chaque Chartreux dispose d’une maison avec un petit jardin et l’ensemble de ces ermitages donne sur un cloître. Il me semble que c’est la figure même de l’habitat idéal : cette possibilité à la fois de retrait et de collectivité. »

Sa voisine était Hélène Cingria, la plus ancienne habitante de la Chartreuse, dont la cellule fut, pendant la Seconde Guerre mondiale, un foyer de résistance autour de Louis Aragon, d’Elsa Triolet et de Pierre Seghers.

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En 1994, c’est à Bernard Noël que le compositeur Ahmed Essyad demanda d’écrire le livret de L’Exercice de l’amour, sorte d’oratorio en neuf chants, dont chacun correspond à une partie de la Chartreuse. L’œuvre devait accompagner de manière sonore la visite du monument mais hélas, le projet n’aboutit pas. Radio France a réalisé un CD de cet « opéra lumière » lors d’un concert public.

Écouter un extrait de L’Exercice de l’amour (2′ 28)

Lire le livret de l’extrait musical

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Voici l’introduction que Bernard Noël écrivit en 1983, à l’occasion des dix ans du CIRCA, pour la plaquette Mémoire d’une Chartreuse qui présente l’histoire et les activités culturelles du lieu :

« La vraie mémoire, c’est l’oubli. Pour la raison très simple que nous sommes faits de tout ce qui est inscrit dans l’épaisseur obscure. Et qu’à côté de cela le petit catalogue de nos souvenirs n’est rien. Juste quelques étiquettes, quelques repères.

Mais l’histoire, dira-t-on. L’histoire est un point de vue qui change à mesure que changent les positions. L’histoire est uniquement ce qui nous promet la mort, tout comme à son extrémité la mémoire. La chronologie, le classement, la mise en ordre n’ont qu’une seule orientation : la fin. Ce sont des instruments pour en finir.

Une simple promenade parmi les couloirs et les cloîtres de la Chartreuse vous dira la même chose. Mais doucement. Mais en silence. Surtout quand la lumière de la demi-saison paraît suinter des pierres au lieu de les couvrir.

Tout ici est lieu de passage et non d’arrêt. Lieu qui toujours appelle un autre lieu, comme si le volume visible des formes réfléchissait le volume invisible des cœurs et des têtes. Toujours ce renversement de l’Un dans l’Autre à la faveur d’un espace qui est celui de la circulation.

Alors, Mémoire de la Chartreuse, qu’est-ce à dire ?

Il n’est, dans la Chartreuse, rien de fixe, pas même l’immobile, pas même les pierres. Tous ces bâtiments, et les siècles dessus ou dessous, et ces passants, qui furent les Chartreux et qui sont Nous, tout cela constitue un appareil d’espace et de temps qui produit quelque chose – une chose qu’on pourrait appeler le sens.

La Mémoire de la Chartreuse, c’est un sens. Et ce sens est manifeste à travers des événements, un esprit, une manière d’habiter, des actions, une volonté. La Mémoire de la Chartreuse ne se réduit pas à une histoire, même si elle passe par elle : elle est un tissu avec des figures suggestives.

Et la richesse intérieure de ce tissu est faite d’oubli. De l’oubli surgit tout à coup ce qui nous inspire ou bien nous illumine. L’oubli est à la fois notre terre profonde et cette puissance de surgissement.

Autrefois, le sens décrivait un cercle : de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu. Aujourd’hui, il est sans limite vers l’avant. Et nous éprouvons, dans cette Ouverture, la difficulté de l’infini. Mémoire de la Chartreuse, c’est mémoire de l’Ouvert et surgissement à travers des ponctuations multiples de ce qui anime le lieu. De ce qui le ranime. »

(in « Mémoire d’une Chartreuse » © CIRCA)

 

Une réflexion sur « La Chartreuse, résidence idéale »

  1. texte sublime, difficile de décrire l’émotion qu’il dégage. D’ailleurs quand une oeuvre est forte, elle n’a besoin d’aucune explication, à mon sens. On s’écrivait beaucoup à cette époque et je connais encore l’adresse par coeur. On s’écrit toujours beaucoup. Aujourd’hui, je vis dans un lieu qui ressemble un peu à celui-là. La réflexion de Bernard sur l’oubli m’interpelle. Mon père avait perdu la mémoire mais gardé l’essentiel, son amour pour moi. Ce qui est intéressant dans l’oeuvre de Bernard, c’est qu’il bouscule nos certitudes et voit les choses sous un angle inattendu. Il fait passer ses éclats de miroirs à travers la poésie.

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