« Les signes n’ont de sens que dans la mesure où ils contiennent la vie même. »
Olivier Debré (entretien radiophonique avec Bernard Noël, 1993)
DU LIVRE DE L’OUBLI À L’ESPACE DU SOURIRE
C’est par l’intermédiaire de la revue Clivages et de son directeur, Jean-Pascal Léger, que Bernard Noël rencontre Olivier Debré en 1975. En 1979, il écrit le premier volet de ce qui devait constituer une trilogie comprenant Le Livre de l’oubli, Le Livre des rêves et Le Livre de la mort. Seul Le Livre de l’oubli sera écrit. Il paraît chez André Dimanche en 1985 avec huit gravures d’Olivier Debré.
Melina Balcázar, docteure en littérature, retrace l’itinéraire de cette œuvre à deux [1] : Au moment de la réédition du [Livre de l’oubli] en 2012, chez P.O.L, Bernard Noël racontait dans ces termes la lente gestation du projet : « Ce livre était resté en panne, par la faute d’un éditeur qui nous avait commandé à Olivier et à moi un ouvrage qui était sans titre à l’époque. Mais j’avais envie que ce livre avec Olivier m’entraîne dans un travail grave, donc j’avais écrit ce Livre de l’oubli pour le donner à Olivier […] À l’époque, c’était pour moi le départ d’un travail assez long et important. Je pensais à partir du Livre de l’oubli écrire une trilogie […]. Mais j’ai été découragé par le premier éditeur qui nous avait commandé ce livre et puis qui a reculé devant la taille des gravures d’Olivier Debré alors que cette taille correspondait à ce qu’il avait demandé […] Et ensuite ce livre a mis assez longtemps à paraître, bref, ce fut très compliqué, ce qui m’a dégoûté et découragé de mon entreprise [2]. »
Malgré ces difficultés, Le Livre de l’oubli reste ce précieux témoignage de leur collaboration, fondée sur l’adresse à l’autre et une interrogation commune sur le langage. Car l’une des ambitions d’Olivier Debré est justement de constituer un langage, comme il y eut, dit-il, un langage perspectiviste, impressionniste, cubiste, comme chaque génération a eu le sien. Chez lui, le langage, dans ses règles, ses conventions fixes, ne s’oppose pas au sentiment ; au contraire, lui seul rend possible l’expression du sentiment le plus intime et le plus spontané [3]. Et c’est ce qui captive Bernard Noël : «Le signe-surface d’Olivier Debré va dans le sens de ce désir. Il fonde une langue qui ne repose plus sur l’articulation, mais sur la saisie immédiate. Rien à lire en lui parce qu’il est entièrement visuel. Pour la première fois, l’intériorité s’exprime à travers quelque chose qui n’est pas une image tout en étant une visualisation ; mais, nouveauté sans précédent, cette visualisation s’effectue directement à l’extérieur, et sans l’intermédiaire du lisible [4].»
Le Livre de l’oubli a été répertorié comme l’un des cinquante plus beaux livres du XXe siècle lors de l’exposition « 50 livres illustrés depuis 1947 », organisée à la Bibliothèque Nationale en 1988.
Portraits de Bernard Noël par Olivier Debré
Bernard Noël cite souvent une phrase d’Olivier Debré qui l’a marqué : « Mon corps va jusqu’où vont mes yeux. » Dans un entretien avec Dominique Sampiero, il raconte : « J’ai toujours été frappé, dans mes discussions avec Olivier Debré, par sa conception particulière de l’espace. Il faudrait qu’il écrive un livre, un jour, à ce sujet. J’étais avec lui au Yémen, et tout à coup il est tombé en extase devant la ruine d’une hutte bédouine. Il venait de voir là ce dont il me parle souvent, une architecture informelle. Il m’a expliqué que, malgré tous nos acquis scientifiques, nous vivions toujours dans la hutte néolithique de la découverte de l’horizontale, de la verticale et de l’angle droit. Et lui recherche une nouvelle architecture, une architecture informelle, c’est-à-dire un espace qui ne serait plus réglé par l’angle droit [5]. »
Olivier Debré et Bernard Noël au Yémen lors des repérages de « La Bataille navale », film de Patrick Brunie
Les ouvrages réunissant Bernard Noël et Olivier Debré sont multiples : livres d’artistes, catalogues, poèmes illustrés, monographies. L’ultime livre à deux s’intitule Espace du sourire (1998). Il comporte 21 gravures d’Olivier Debré et autant de poèmes de Bernard Noël. Le sourire, ce « signe qui change l’expression du visage sans être distinct de la surface qu’il transforme [6] », est cher à Olivier Debré ; il en a dessiné, peint et gravé durant toute sa vie. « Olivier a rêvé, non, a pensé à une exposition qui rassemblerait tous les aspects de son travail autour du sourire : elle n’a pas eu lieu. Le sourire est le signe par excellence de la relation humaine : il dit la présence et il la diffuse vers l’autre à travers l’espace. Il représente, entre Olivier et nous, une réserve d’avenir [7]. »
Bernard Noël lisant Espace du sourire
Olivier Debré disparaît le 1er juin 1999. « Il était le plus vivant : il est mort. Ce choc, qui l’a mis tout entier au passé, n’a pas seulement déchiré le temps, ni l’amitié, c’est un trou dans la vie [8] », écrit Bernard Noël. Le 9 juin, un hommage officiel est rendu à l’artiste à la Comédie-Française dont il a peint le rideau de scène. Lors de la cérémonie, Bernard Noël prononce un bref discours qu’il note dans son journal :
(Ce texte a été publié dans l’ouvrage collectif Pour Olivier Debré.)
[1] Melina Balcázar, « L’«obsession du visuel» dans les livres d’artiste de Bernard Noël », revue en ligne Textimage.
[2] Bernard Noël, du jour au lendemain, entretiens avec Alain Veinstein, L’Amourier, 2017.
[3] Emmanuel Pernoud, Olivier Debré : les estampes et les livres illustrés, 1945-1991, Publications de la Sorbonne, 1993.
[4] Bernard Noël, Olivier Debré, Flammarion, 1994.
[5] L’Espace du poème, entretiens avec Dominique Sampiero, P.O.L, 1998.
[6] Journal personnel de Bernard Noël.
[7] Ibid.
[8] Bernard Noël, « Le Signe et le Sourire », in Espace du sourire, Médiathèque du Mans, 2000.
Bernard Noël au Centre de Création Contemporaine Olivier Debré
ENTRETIENS DE BERNARD NOËL AVEC OLIVIER DEBRÉ
Entretien pour le n° 242 La Quinzaine littéraire (16 octobre 1976)
Entretien pour le n° 2 de la revue Apsara (juin 1984)
Notons qu’en 1993, Bernard Noël a conduit cinq entretiens avec Olivier Debré pour l’émission À voix nue de France Culture.
DE BERNARD NOËL SUR OU AVEC OLIVIER DEBRÉ
(Cliquer sur les titres pour voir les ouvrages)
- Olivier Debré, galerie Ariel, 1976.
- Debré, Flammarion, 1984.
- Le Livre de l’oubli, eaux-fortes d’Olivier Debré, Ryoân-ji, André Dimanche éditeur, 1985.
- Corps 12, collectif, Royaumont, 1985. Le poème de Bernard Noël s’intitule « Gestes ».
- Olivier Debré, Musée d’Art et d’Histoire, Metz, 1986.
- Olivier Debré : le rideau de la Comédie-Française, Garamont-Archimbaud, 1987.
- Sur un pli du temps, gravures d’Olivier Debré, Les Cahiers des Brisants, 1988.
- Olivier Debré, Aréa, 1988.
- Olivier Debré, Pinacothèque nationale, Athènes, 1988.
- Olivier Debré, le rideau de scène de l’Opéra de Hong-Kong, Séguier, 1989.
- Olivier Debré : dessins 1945-1960, Adam Biro, 1990.
- Sur le peu de corps, gravures d’Olivier Debré, Les Cahiers des Brisants, 1990.
- Trois états du toi, avec Mathieu Bénézet et Bernard Vargaftig, lithographies originales d’Olivier Debré, La Sétérée, 1992. Le texte de Bernard Noël s’intitule : « Qui est son visage II ».
- La Grille du temps, encre d’Olivier Debré, Unes, 1995.
- Espace du sourire, gravures d’Olivier Debré, l’attentive, 1998.
- Espace du sourire, Médiathèque du Mans, 2000. Cet ouvrage est la reproduction en petit format du livre d’artiste de l’attentive. Il est augmenté du texte « Le Signe et le Sourire », de Bernard Noël.
- Lettre verticale XXXI, L’Instant perpétuel, 2000 ; reprise dans Lettres verticales, Unes, 2000.
- Pour Olivier Debré, collectif, L’Échoppe, 2000.
- Du signe à la figure, postface de Perocco le perroquet, texte de Patrice Huerre, dessins d’Olivier Debré, André Dimanche éditeur, 2009.
Merci à Melina Balcázar, Marguerite Ballèvre, Jean-Pierre Boyer, Hervé Carn, Éliane Kirscher et à Thésée.