Comment se représenter un tueur au travail quand l’ordre
et la morale lui font un visage raisonnable ? [1]
Depuis sa jeunesse, Bernard Noël a été « obsédé par les événements d’Algérie [2] » et par leur répression. Cette obsession pour la violence d’État sous-tend une large part de son œuvre, à commencer par Le Château de Cène, roman volontairement provocateur grâce auquel il voulait devenir un « bougnoul de la littérature [3] » et qui lui a valu un procès.
Histoire personnelle, histoire collective
Bernard Noël a effectué son service militaire de 1950 à 1952, ce qui lui a évité d’être envoyé en Algérie. Le 14 juillet 1953, il assiste à une scène tragique alors qu’il habite rue du Faubourg Saint-Antoine. Depuis sa fenêtre, il regarde passer une manifestation organisée par la CGT et le Parti Communiste pour célébrer la prise de la Bastille. Elle emprunte le parcours de la place de la République à celle de la Nation. L’ambiance est celle d’une fête populaire. Le compositeur Joseph Kosma dirige un petit orchestre sur une camionnette. En fin de cortège, l’atmosphère est plus grave. Plusieurs milliers de « Nord-Africains [4] », membres du MTLD [5], défilent en scandant « Non au colonialisme ! Nous voulons l’indépendance ! ». Quand la manifestation se termine, des policiers veulent s’emparer des drapeaux algériens et des portraits de Messali Hadj brandis par les manifestants. Des échauffourées éclatent et la police se met à tirer sans sommation, tuant six Algériens ainsi qu’un ouvrier français, et blessant une quarantaine de personnes [6]. Les meurtriers bénéficieront d’un non-lieu et cet épisode restera méconnu pendant plusieurs décennies [7].
Le 1er novembre 1954, la « Toussaint rouge » marque le début de la guerre d’Algérie. Dans les mois qui suivent, l’Observateur et l’Express dénoncent la torture employée par le gouvernement socialiste et les protestations se multiplient. En 1956, près de deux mille personnes – dont Bernard Noël – assistent à un meeting salle Wagram pour défendre la liberté de la presse, mais la réunion tourne mal : « Les fascistes attaquent. Algérie française. Bombes lacrymogènes. On casse des chaises. On tape sur des têtes. Traînées de sang. L’Algérie française est jetée dehors. Tout est calme soudain dans la fumée, la toux, les pleurs. La police entre. La police qui devait nous protéger. La foule se lève et peu à peu recule contre l’un des murs. Gendarmes mobiles et gardiens de la paix emplissent tout l’espace qui se libère. Silence. Devant moi, face à face, un gardien de la paix. Silence. Tout à coup, flics et gendarmes crient. Les crosses et les bâtons se lèvent. Je tombe, frappé en travers du front [8]. » Le coup est si fort que Bernard Noël en gardera la marque pendant plusieurs années. En février 1958, il écrit en une semaine cent pages d’une grande violence qui constitueront, onze ans plus tard, la base du Château de Cène.
Le 3 octobre 1960, quelques milliers d’anciens combattants et des militants d’extrême droite défilent sur les Champs-Élysées au cri de « Fusillez Sartre ! ». Le philosophe est favorable à l’indépendance de l’Algérie et il dénonce la torture. Il habite rue Bonaparte, non loin de chez Noël, et ce quartier, où vivent des intellectuels opposés à la guerre, subit fréquemment des plasticages de l’OAS. Un climat de violence règne dans Paris.
Bernard Noël et Nathalie L’Hopitault, sa compagne, se sont engagés dans la résistance algérienne. « Nous n’étions pas des héros, dira Nathalie, mais nous considérions que cette guerre était détestable et qu’en tant qu’êtres humains, aider les Algériens allait de soi [9]. » Tous deux font partie du réseau Curiel mais ils en ignorent le nom parce que l’organisation clandestine est très cloisonnée afin d’être efficace. « De temps en temps, on faisait une action pratique, explique Bernard Noël. On a fait s’évader deux détenus algériens [10]. Mais il y avait beaucoup de parlotes dans les cafés. On ne se connaissait que sous des pseudonymes. On m’a envoyé rencontrer un représentant de l’organisation spéciale du FLN. Je suis tombé sur un Algérien très sympa. On a eu un coup de foudre amical et on a monté un réseau tous les deux. Il me donnait du courrier à aller porter en Belgique, en Suisse ou en Allemagne. Moi, je trouvais des filles pour transporter les colis [11]. » Pour les membres du réseau, le pseudonyme de l’ami algérien est « Daniel », celui de Bernard Noël est « Mao » parce que Nathalie et lui habitent rue du Dragon. Mais toutes ces actions ne sont à ses yeux que « de piètres pansements sur la blessure [qu’il ressent] à l’excès [12]. » Il écrit à Georges Perros : « Ici toute tentative ne peut avoir qu’un caractère désespéré, que ressembler à un cri vite recouvert par la marée toujours montante de la médiocrité [13]. »
Pendant la nuit du 17 octobre 1961, une vaste opération policière est menée dans les rues de Paris sur ordre du préfet de police Maurice Papon, après la manifestation pacifique des Algériens contre les mesures racistes de couvre-feu qui leur sont appliquées. On dénombre des dizaines de morts, des centaines de blessés : les historiens parleront de « pogrom ». Cette nuit-là, Bernard Noël traverse la ville dans un taxi pour porter un texte à son ami Bernard Bertrand qui habite rue Cambacérès, près du ministère de l’Intérieur. Le véhicule est arrêté à un barrage de police. Examinant le visage du passager, un gradé de la gendarmerie déclare : « Laissez passer, ce n’en est pas ! ». « Humiliation. Le racisme, c’est un regard qui vous classe sans appel [14] », écrira Noël. Il se heurte également à celui de certains militants communistes : « Le PCF maniait l’anticolonialisme à son profit pour faire oublier ses problèmes avec l’URSS et les démocraties populaires. Je me souviens de la quasi impossibilité de trouver des planques dans la banlieue rouge pour les militants du FLN en danger. On défendait théoriquement le droit à l’indépendance des Algériens, mais de là à héberger un “bicot” [15] ! »
Séjour en prison
Bernard de Saint-Vincent, un ami fortuné rencontré à l’école de journalisme en 1949, possède une chambre de bonne rue Guillaume Budé, dans l’île Saint-Louis. Bernard Noël lui en demande les clefs, sous prétexte d’héberger une amie. En réalité il y loge « Marcel », un jeune Algérien épuisé par les persécutions, à qui il conseille de se reposer et de ne pas sortir. Malgré ces recommandations, Marcel, un peu déboussolé, va prendre l’air dans la rue et il est aussitôt arrêté par la police. Sous la torture, il donne l’identité de celui qui lui a procuré ce logement. Le 9 décembre 1961, Nathalie et Bernard ont rendez-vous avec Daniel dans un café de la rue du Four pour y réceptionner du courrier qui doit partir en Allemagne. Daniel repère quatre policiers en civil qui viennent d’entrer dans le café et les jeunes gens ont tout juste le temps de cacher les papiers compromettants dans la banquette avant d’être arrêtés. Les policiers les conduisent rue du Dragon pour fouiller longuement leur appartement. Après avoir jeté à terre tous leurs livres et leurs papiers, ils ne trouvent que quelques exemplaires de La Question d’Henri Alleg.
Bernard, Nathalie et Daniel sont emmenés dans un premier commissariat, puis on les transfère vers celui de la Villette, réputé pour pratiquer la torture. Chaque déplacement s’effectue avec une mitraillette pointée dans le dos. Nathalie est interrogée puis relâchée dans la soirée. Elle charge des amis de récupérer les papiers restés dans le café. Quant à Bernard, après son interrogatoire, il est enfermé dans les toilettes du commissariat pour la nuit. Le lendemain, on l’interroge durant toute la journée. Sans voir de juge, il est condamné au secret pour quinze jours et conduit au dépôt du Parquet de Paris. Un gardien l’amène dans l’une des cellules où la Gestapo sévissait pendant la guerre. Les murs sont encore couverts de graffitis de cette époque. La pièce est nauséabonde et glaciale. On remet au prisonnier une paillasse mouillée mais pas de couverture. Il a droit à une promenade d’une demi-heure par jour dans une étroite cour cellulaire.
Les autres détenus sont tous des Algériens torturés au Fort d’Ivry puis emprisonnés là, le temps qu’ils redeviennent « présentables ». Parmi eux, Bernard Noël croise Daniel qui a subi des tortures. Chaque nuit, une Algérienne hurle à la mort. « Des cris. Ils recommencent encore. Je les entends, et pourtant je n’entends rien. Je voudrais savoir ce qu’ils disent. Des cris comme d’une femme rendue folle. En les écoutant, je me disais : il ne doit rien se passer ici. Il ne se passait rien que ces cris. La nuit, j’avais peur, et j’avais peur d’avoir peur. Sale bicot, m’avaient dit les gardiens. Il est facile de résister à la provocation, plus facile qu’à l’attente [16]. » Un jour où les gardiens ont relâché leur surveillance en raison du froid, deux Algériens racontent à Bernard Noël les violences qu’ils ont endurées.
Le temps est long dans la cellule vide et sale. Le prisonnier s’occupe à balayer le sol avec le carton d’un paquet de Gitanes ou à faire un certain parcours dans l’espace restreint en comptant ses pas. « Dans la cellule, il n’y a point de vue sur l’extérieur. On ne voit, par la fenêtre haute, que l’air extérieur, qui n’est même pas le ciel [17]. »
Depuis l’arrestation, Nathalie cherche son compagnon partout, sans succès. Nulle trace de son incarcération[18]… Au bout d’une semaine, elle réussit à savoir où il se trouve et lui fait parvenir des livres. Bernard est libéré le jour de Noël. « La police a mis des flics dans la chambre de bonne et un jour, ils ont cueilli [Bernard de Saint-Vincent] qui est tombé des nues et qui les a déroutés par sa famille riche. Je pense que cela m’a sauvé ainsi que l’approche des accords d’Évian [19]. » Daniel est reconduit à la frontière puis incarcéré en Algérie [20]. Le cœur de Marcel n’a pas supporté les séances de torture et quelque temps plus tard, Bernard Noël apprendra sa mort. La violence policière contre les opposants à la guerre s’intensifie et le 8 février 1962, il y a neuf morts et plus de deux cents blessés à la station de métro Charonne, après que la police a reçu l’ordre de « disperser énergiquement » un rassemblement. Les accords d’Évian sont signés le 18 mars, mettant fin à cent trente-deux années de colonisation française en Algérie.
Manipulation du sens
En 1966, une loi d’amnistie est votée, couvrant les répressions policières. « La loi s’exerce comme s’il n’y avait aucune différence entre le dénonciateur de tortures, à l’époque condamné pour trahison, et le tortionnaire, à l’époque couvert par le patriotisme [21] », constate Bernard Noël, et la société « reste grosse de ses monstruosités [22]. » Durant sept années, le pouvoir a nommé « pacification » et « maintien de l’ordre » ce qui était en réalité une guerre. « Son déroulement était brouillé du fait qu’on ne lui donnait pas sa qualification véritable et qu’un gouvernement de gauche, de plus élu pour faire la paix, avait institué comme son arme la plus efficace l’atteinte systématique aux Droits de l’homme [23]. » Ce brouillage du sens par l’État amènera l’écrivain à créer le mot sensure. « Quand la manipulation du sens n’est plus assez efficace, alors vient l’utilisation raisonnable de la peur [24]… »
[1] « Le vécu apparent » in L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, p. 138.
[2] « L’Outrage aux mots », in Le Château de Cène, Jean-Jacques Pauvert, 1975, p. 173-174.
[3] Ibid., p. 178.
[4] C’est ainsi qu’on désignait alors les Algériens.
[5] Le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, fondé par Messali Hadj.
[6] 213 douilles seront retrouvées.
[7] Maurice Rajsfus a contribué à le sortir de l’oubli avec son livre 1953, un 14 juillet sanglant (éd. Agnès Viénot, 2003).
[8] « L’Outrage aux mots », op. cit., p. 169-170.
[9] Communication personnelle du 4 mai 2022.
[10] Dont Mohamed Boudia. Nathalie a fait partie de l’équipe qui l’a fait évader de la prison d’Angers pour le conduire en Belgique.
[11] « Dossier Bernard Noël » in Le Matricule des anges n° 110, février 2010, p. 29
[12] « Entretien avec Jacques Ancet » in La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 158.
[13] Lettre à Georges Perros du 18 décembre 1960 in Correspondances, Unes, 1998, p. 23.
[14] « L’Outrage aux mots », op. cit., p. 182.
[15] Lettre à Michel Surya du 11 décembre 2004.
[16] « L’Outrage aux mots », op. cit., p. 161.
[17] Une fois les dieux, Les Cahiers des Brisants, 1982, n. p. Ce texte de B.N. a pour thème l’incarcération.
[18] Aucun papier officiel n’attestera cette incarcération.
[19] E-mail personnel du 24 juillet 2019.
[20] Il sera libéré après les accords d’Évian et deviendra un proche de Ben Bella. Il reviendra en France quand Boumédiène prendra le pouvoir en Algérie. Bernard et Nathalie garderont des liens amicaux avec lui.
[21] « La guerre d’Algérie » in L’Outrage aux mots, Œuvres II, P.O.L, 2011, p. 537.
[22] Ibid.
[23] Ibid.
[24] « Le vécu apparent », op. cit., p. 159.
Documents annexes
Ce n’est pas ce que c’est
texte de Bernard Noël sur la guerre d’Algérie (2014)
Le temps en prison
Bernard Noël évoque son séjour en prison sur France Culture. (1974)
Bernard Noël parle du 14 juillet 1953
dans le film de Florence Pazzottu La Pomme chinoise. (2016)
Cliquer ici pour voir l’extrait (mot de passe Sator, durée 3’30)
Cet article doit beaucoup à Nathalie L’Hopitault vers qui vont nos vifs remerciements. Merci également à Catherine Brun, Florence Pazzottu et Michel Surya.