« Nous sommes dans un lieu où bat l’origine [1]. »
C’est en 1984 qu’a lieu la rencontre de Bernard Noël avec le sculpteur Jean-Paul Philippe. L’écrivain dirige alors le Centre littéraire de Royaumont et il souhaite exposer des sculptures dans les jardins de l’abbaye. En prospectant les réserves des musées, il découvre deux pièces de Jean-Paul Philippe. Très attiré par ces œuvres, il veut rencontrer leur créateur. Il apprend que celui-ci a une exposition en cours à la galerie Jeanne Bucher. Jean-François Jaeger, le directeur de la galerie, les met en contact.
Dans l’atelier de l’artiste, Bernard Noël est séduit par son univers constitué, entre autres, de roues, de sièges, de fils à plomb, d’échelles, d’œufs, de cordes et de nombreux dessins. Deux ans plus tard, il signe la préface du catalogue d’une exposition de Jean-Paul Philippe à Calais. Il la rédige sous la forme d’un « roman d’œil » intitulé « Le roman de la roue ».
« Vous pensez à la pierre qui est dedans comme dehors si bien que Jean-Paul Philippe a beau la casser, la creuser, la tailler, c’est toujours de la surface qu’elle présente. On dirait une énigme : Qu’est-ce qui porte son extérieur à l’intérieur ? Et c’est une évidence : une évidence dont Jean-Paul Philippe tire un matériau aussi léger que sa pierre est lourde, et qui lui sert, par exemple, à faire sentir la présence du corps sur le siège vide. Car la surface n’abrite pas l’intérieur, ne le couvre pas, ne l’enclôt pas : elle est ce qui l’appelle en nous [2]. »
Au début des années 1990, Jean-Paul Philippe entreprend la fabrication des sept éléments qui vont constituer la sculpture Site transitoire : une fenêtre monumentale, un siège faisant face au soleil couchant, un banc-sarcophage qui est l’évidement de la fenêtre, un jeu de trois, une dalle et deux demi-roues solaires. La fenêtre est orientée de manière à ce que le soleil la traverse le jour du solstice d’été. « Le titre général de Site transitoire n’est peut-être pas définitif, écrit Bernard Noël. Il exprime en tout cas deux sentiments qui, d’emblée, saisissent le passant : celui d’entrer dans un lieu, et celui d’y traverser plusieurs états [3]. » Jean-Paul Philippe explique sa démarche : « Peut-être que faire des objets immobiles me frustre. Je les dispose de façon à constituer un espace que le promeneur anime à sa guise [4]. »
L’artiste a choisi de travailler la basaltina etrusca, une pierre volcanique extraite dans le Latium. Les sculptures sont installées sur une colline des paisibles Crete senesi, à Asciano en Toscane. La réalisation de l’ensemble durera près de trois ans. Cette œuvre évoque les civilisations antiques et le lien de l’humanité avec le cosmos. « Il se pourrait que Jean-Paul Philippe ait créé le monument de l’envergure humaine [5] », constate Bernard Noël, très attaché à ce lieu. Il décrit ainsi « la forte orientation de l’espace [6] » que l’on éprouve sur le Site transitoire : « Dès qu’on a circulé un moment au milieu des sept pièces de la sculpture et commencé à percevoir les dimensions que développent leurs rapports, on a le sentiment très vif d’une attraction précipitant toute l’immensité environnante vers l’espace de l’œuvre [7]. »
Solstice d’été
En février 1993, Bernard Noël se rend sur le Site transitoire dont la réalisation est presque terminée. Il loge à Fonteluco, l’atelier italien de Jean-Paul Philippe. Pendant le dîner, il est victime d’un trou de mémoire : il ne retrouve plus le nom de Gramsci… Ce phénomène se prolongera pendant plusieurs jours. « Je me sentais grêlé de partout à l’intérieur, frappé d’une lèpre invisible, qui avait dû nécroser des zones entières de la partie la plus précieuse de mon individu : celle où l’alliage de l’énergie corporelle et de l’élan du langage donne naissance à la pensée [8]. »
Une fois rentré chez lui, Bernard Noël retrouve le nom perdu grâce au rayon Gramsci de sa bibliothèque. De cet épisode inquiétant va naître un récit, Le Syndrome de Gramsci, qui a pour cadres Fonteluco et le Site transitoire. Le texte synthétise toutes les facettes de l’écriture de Bernard Noël car il est à la fois roman, essai, lettre et poème en prose. Le narrateur a pour ami un certain « P. » derrière lequel se devine Jean-Paul Philippe. Il a peur « d’être victime d’un captateur de la pensée [9] » et sa réflexion devient éminemment politique : « On peut soustraire quelque chose à votre mentalité sans qu’elle soit mise en alerte : il suffit de la conditionner. La maladie fait cela très bien, la privation de sens peut le faire encore mieux [10]. » La même année paraît La Castration mentale qui traite aussi de la sensure.
C’est sur le Site transitoire que se clôt Le Syndrome de Gramsci. L’ultime scène, écrite au futur, peut se lire comme un rêve poétique dont Jean-Paul Philippe aurait la clef…
« Nous marcherons sous les arbres, dont les oiseaux font parfois des bouquets de cris, puis nous serons arrivés devant la porte de pierre et je vous lirai les quelques mots inexplicables que P. y a gravés pour me serrer le cœur » :
Bernard Noël photographié par Jean-Paul Philippe
« Je me souviens de grandes herbes, de tiges d’avoine et de l’air essayant
là-dessus toute une gamme de caresses. » (Le Syndrome de Gramsci)
[1] « Introduction » in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, Fonds Mercator, 2008, p. 7.
[2] Onze romans d’œil, P.O.L, 1988, p. 111.
[3] Opus international n° 131, Printemps-été 1993, p. 38.
[4] Ibid., p. 40.
[5] Site transitoire, éditions du Scorff, p. 46.
[6] Le Syndrome de Gramsci, P.O.L, 1994, p. 82.
[7] Ibid., p. 35.
[8] Ibid., p. 14.
[9] Bernard Noël, du jour au lendemain, L’Amourier, 2017, p. 102.
[10] Le Syndrome de Gramsci, op. cit., p. 29.
Nos remerciements chaleureux vont à Jean-Paul Philippe et à Alessandra Rey, présidente de l’association « Site transitoire », pour tout ce qu’ils ont apporté à cet article.
Merci également à la galerie Jeanne Bucher Jaeger ainsi qu’à Michel Surya et Philippe Blanchon pour les autorisations de diffusion qu’ils nous ont aimablement accordées.
DOCUMENTS ANNEXES
Bernard Noël lit les dernières pages du Syndrome de Gramsci : https://www.youtube.com/watch?v=DQwfbGUJ5TI
Au CipM, Bernard Noël présente le Site transitoire
et lit la Lettre verticale XXVII adressée à J.-P. Philippe (2001) :
https://vimeo.com/537240092
Article de Michel Surya sur Le Syndrome de Gramsci
et réponse de Bernard Noël
Bibliographie
Textes de Bernard Noël à propos de Jean-Paul Philippe
- « Le roman de la roue » in Jean-Paul Philipppe : sculptures et dessins, Galerie de l’Ancienne Poste, Calais (1986) ; in Onze romans d’œil, P.O.L, Paris (1988) ; in La Place de la présence, sculptures récentes, Galerie Jeanne Bucher, Paris (1991) ; in Site transitoire, éd. du Scorff (1997) ; in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, Fonds Mercator, Bruxelles (2008) : in Jean-Paul Philippe [extrait], Espace d’Art contemporain Fernet-Branca, Saint-Louis (2011) .
- « Site transitoire » (essai) in Site transitoire, Institut français, Florence (1993) ; in Tre sguardi su un’opera di Jean-Paul Philippe, Palazzo Pubblico, Sienne (1996) ; in Site transitoire, éd. du Scorff, op. cit. ; in Trois regards sur une œuvre de Jean-Paul Philippe, Le Daily-Bul, La Louvière (1998) ; in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit.
- « La dernière œuvre de Jean-Paul Philippe… » [Texte sans titre] in Opus international n° 131 (printemps-été 1993).
- « Le syndrome de Gramsci » in Mémoire blanche, illustrations de Eduardo Arroyo, Accord, Toulouse (1993) [début du texte définitif] ; Le Syndrome de Gramsci, P.O.L (1994) ; in La Comédie intime, Œuvres IV, P.O.L, 2015.
- « Porte de l’espace/Porta dello spazio » in Tre sguardi su un’opera di Jean-Paul Philippe, op. cit. ; in Trois regards sur une œuvre de Jean-Paul Philippe, op. cit. ; Porta dello spazio, préface et traduction de Fabio Scotto, édition bilingue, avec deux dessins originaux de Jean-Paul Philippe, Flussi Edizioni d’Arte, Valmadrera (1998) ; in « Errances immobiles », Centre culturel « Les Chiroux », Liège, 2003 [extrait] ; in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit. ; in Jean-Paul Philippe, op. cit.
- « Lettre verticale XXVII » in Site transitoire, éd. du Scorff, op. cit. ; in Lettres verticales (1973-2000), Unes, Draguignan ; in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit.
- « Fonteluco » in Le Reste du voyage, P.O.L, Paris (1997) ; in Le Reste du voyage et autres poèmes, Points/Seuil (2006) ; in Jean-Paul Philippe, op. cit.
- « Il y a le jadis et le maintenant… » in Jean-Paul Philippe, archéologie intérieure, Galerie Alain Margaron, Paris, 2003 ; in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit. ; in Jean-Paul Philippe [extrait], op. cit.
- « Le chariot sedia », « La déposition rouge », « La sedia », in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit.
- « L’absence » in Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit. ; in Jean-Paul Philippe, op. cit.
Entretiens
- 1993 : Opus international n° 131 (printemps-été) repris in Autour du Site transitoire, Palais de Tau, Reims.
- 1997 : Site transitoire, éditions du Scorff, Le Faouët (même entretien que celui paru dans Opus mais avec des propos supplémentaires et quelques variantes).
- 2008 : Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures, op. cit. (quatre entretiens dont l’un est extrait de celui paru aux éditions du Scorff).
- 2011 : Jean-Paul Philippe (extraits des entretiens parus dans Jean-Paul Philippe, archéologies intérieures).
Autres réalisations en commun
- Bernard Noël a écrit une « marelle de poche » pour Jean-Paul Philippe. Le texte peut se lire ici.
- Il a rédigé un poème pour l’exposition Marelles, mémoires et miroirs présentée au Palazzo delle Stelline de Milan puis au Musée d’Ixelles à Bruxelles (1998).
- Il a créé une phrase pour les bornes installées par Jean-Paul Philippe qui a balisé la place de l’Université de Rennes sur le thème des alphabets, à la demande de la municipalité (2005).
- Jean-Paul Philippe a illustré Le Château d’œil de Bernard Noël édité par L’attentive (2003).
- Bernard Noël intervient dans le film de Thésée consacré à Jean-Paul Philippe : La pierre, intimité de la terre (2011).
- Le Syndrome de Gramsci a été interprété par Serge Maggiani dans une mise en scène de Charles Tordjman. Créé en 1998 à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, le spectacle fut représenté en 2000 sur le Site transitoire.