Éloge du pal

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« Le pal, c’est d’abord la pénétration. Ce qui envahit le dedans [1]. »

Fascination

   Le symbole du pal est mentionné pour la première fois par Bernard Noël en 1956 dans Extraits du corps : « C’est depuis l’estomac qu’a poussé l’arbre qui empale ma gorge. » En 1968, il découvre une phrase de Georges Bataille qui va se révéler fondamentale pour lui : « Je ne veux plus parler d’expérience intérieure (ou mystique) mais de pal [2]. » Bernard Noël explique à Colette Deblé pourquoi les propos de Bataille l’ont à ce point marqué : « Ce sens s’est imposé. Le pal est devenu supplice et plaisir ; il est devenu ce qui bouge dedans, et ce bougé n’est pas forcément une chose, un objet. Ce qui bouge dedans c’est d’abord la pensée [3]… »

   Fasciné par l’empalement comme moyen de connaissance mêlant « sueur de sang et râles de plaisir [4] », pour atteindre « une écriture enfin/intime/saignante [5] », Bernard Noël emploiera l’image dans de nombreux textes et poèmes. « Le mot «pal» avantage l’idée de supplice ; il faut également y entendre résonner un rire à mourir de rire… Le pal met en scène la partie risible, mortellement : il démystifie l’intériorité en nous y introduisant par le cul [6]… » À la fin des années 1960 où l’on refuse le lyrisme, mettre à mal l’image du poète est jubilatoire et Bernard Noël s’y emploie à la manière de Rabelais : « Or donc prenaient ces gens une pièce de bois très dur, l’écorçaient, la passaient au feu puis en effilaient la pointe comme on taille ici les crayons ; la fixaient ensuite en terre, pointe dressée, et sur cette pointe installaient un de leurs écrivains au préalable mis cul nu, et tandis que s’enfonçait le pal (ainsi nomment-ils pareil bois) en le pertuis secret, priaient ledit écrivain d’écrire, car disaient-ils, c’est en agonisant que le cygne chante son plus beau chant [7]. » Dans la « Lettre verticale à Bruno et Marijo Roy », on peut lire cette déclaration placée en acrostiche : « Vive le grand pal et depuis cette pointe je vous salue tous deux dans l’amitié. »

« Cette pointe où le langage devient physique [8] »

Gravure extraite de De Cruce de Juste Lipse que B.N. fait circuler parmi ses amis de l’époque

  Le Grand Pal

  Grâce aux Extraits du corps, Jean Daive s’est lié d’amitié avec Bernard Noël depuis 1959. Tous deux partagent avec ferveur leurs découvertes littéraires, entre autres les textes du Grand Jeu et ceux de Bataille. Après les événements de Mai 68, ils rencontrent d’autres jeunes gens passionnés de littérature et, sous l’impulsion de Bernard Noël, naît l’idée d’une revue qui s’appellerait Le Grand Pal, en référence à la phrase de Bataille et aux écrivains du Grand Jeu. Le groupe d’amis se compose essentiellement de Pia Candinas, Jean Daive, Claude Fournet et Alain Maumejean. « Il était sous-entendu que notre groupe était en train de vivre un moment historique particulier, témoigne Pia Candinas. La voie à suivre n’était pas encore claire mais il était évident qu’il fallait donner la priorité aux nouvelles formes d’expression dans le domaine de l’écriture et non de la politique. Le thème du corps, de la sexualité et de l’érotisme était au centre de nos actes et de nos pensées. […] En ce sens Extraits du corps de Bernard était un exemple de réalité et d’écriture (mieux, de réalité de l’écriture) comme un corps unique, comme un acte de courage allant plus loin [9]. » Le pal constitue un signe de ralliement entre les membres du groupe.

Envoi de Bernard Noël

(1968, coll. Pia Candinas)

   Le projet d’éditer la revue Le Grand Pal se concrétise au cours de l’année 1969, après un séjour du groupe à Meillonnas chez Élisabeth Vailland, la veuve de Roger Vailland. « Le désir de fonder cette revue était devenu urgent, poursuit Pia Candinas. Nous voulions créer un lieu où exprimer les individualités propres et la recherche commune. Le but était de parler de l’expérience intérieure qui aurait capté les grandes tensions psychiques, visionnaires, esthétiques et littéraires qui s’agitaient en chacun de nous (et d’une certaine façon dans tout le mouvement de 68) et qui avaient besoin de trouver une forme artistique, que ce soit dans l’art ou dans la littérature [10]. » Six auteurs [11] participent au premier numéro de la revue qui doit être trimestrielle. Mais l’imprimeur encaisse l’argent réuni par les contributeurs et ne donnera plus de nouvelles. « Le projet n’a pas dépassé le stade des épreuves… Problèmes d’argent, mais aussi problèmes de groupe… Et puis le doute… [12] », déplore Bernard Noël.

Bulletin de souscription du Grand Pal

Les artistes et le pal

   Dans les premières semaines de 1970, Bernard Noël rencontre les peintres François Lunven et Ramón Alejandro. Tous trois deviennent très vite inséparables et ils vivent une grande effervescence intellectuelle et artistique (cf. notre article de novembre 2019). Bernard Noël fait partager à ses nouveaux amis son attrait pour le pal. Claude Fournet et Jean Daive sont des proches du trio. Pia Candinas a quitté la France. Jean Daive se souvient qu’Alejandro et Lunven étaient « « frères » incandescents, intarissables, en totale émulation » et qu’ils étaient mus « par une énergie qui les poussait littéralement à dessiner à quatre mains sur des nappes en papier dans les restaurants – dessiner dans l’esprit surréaliste des machines, des labyrinthes, menottes, pals et autres instruments [13]. » Alejandro écrit : « Nous étions incapables de nous engager dans des conversations triviales. Tout était placé sous le signe d’une exigence impatiente. Sans trop savoir de quoi il s’agissait, nous aspirions sans répit à la transcendance [14]. » François Lunven dessine un Portrait de Jean Daive doublement empalé.

(1971, coll. Jean Daive)

Jean Daive lance la revue Fragment. Ramón Alejandro et François Lunven réalisent chacun une gravure pour le tirage de tête du numéro 2 qui paraît en mai 1971.

Alejandro déclinera sa machine à transpercer en plusieurs versions. « Les appareils de torture que je peignais à l’époque, écrit-il, étaient ma façon d’exprimer la solitude que j’éprouvais dans ces années-là [15]. »

   François Lunven met fin à ses jours en 1971. L’année suivante, Bernard Noël propose à Roger Laporte de relancer la revue Le Grand Pal mais le projet n’aboutit pas. Il écrit à Jean Frémon : « Je me souviens de ceci : nous sommes assis, toi et moi, à la terrasse d’un café. Nous parlons du Grand Pal, de ce que pourrait être une écriture collective ayant pour moteur la contestation [16] . » La revue ne verra jamais le jour. Une collection des éditions Fata Morgana, dirigée par Bernard Noël et Bruno Roy, aura pour titre « Le Grand Pal ». Huit livres y seront publiés de 1973 à 1980, avec le Portrait de Georges Bataille par Lunven en vignette de couverture.

« Je ne connais d’autre instrument initiatique que le pal – le grand pal », affirme Bernard Noël pour conclure son texte « L’Outrage aux mots » en 1975. Comme un écho à l’empalement évoqué dans Extraits du corps, il  écrit en 2006 : « J’appelle alors le soleil pour qu’il plante dans mon crâne le coup de grâce dont la pointe empalera mon cerveau, ma langue, puis ma gorge [17]. »

[1] Entretien avec Bernard Noël, in Colette Deblé, Mille fois dedans, La Bibliothèque Obliques, 1979, p. 34.
[2] Georges Bataille, « Sur Nietzsche » in Œuvres complètes, t. VI, p. 78.
[3] Mille fois dedans, op. cit., p. 34.
[4] « L’enfer, dit-on » (1983), in Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.O.L, 2010, p. 148.
[5] « Lettre verticale à Bruno et Marijo Roy » in Treize cases du je, Textes/Flammarion, 1975, p. 194.
[6] « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner » (1979) in La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, p. 143.
[7] « Poème à déchanter » (1968) in Extraits du corps, Poésie/Gallimard, 2006, p. 107-108.
[8] « Lettre verticale à Bruno et Marijo Roy », op. cit., p. 195.
[9] Pia Candinas, Le Grand Pal, texte inédit, 2021.
[10] Pia Candinas, Le Grand Pal, op. cit.
[11] Pia Candinas, Jean Daive, Claude Fournet, Alain Maumejean, Henri Poncet et Bernard Noël, directeur de la revue. Nulle trace ne subsiste des textes donnés par les contributeurs, excepté « Devant la loi » de Jean Daive, qui paraîtra dans Le cri-cerveau en 1977.
[12] « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner », op. cit., p. 143.
[13] Entretien de Jean Daive avec Ramón Alejandro, inédit, 2021-2022.
[14] Ramón Alejandro, « L’Orgueil de la Vie » in François Lunven, Musée de l’Hospice Saint-Roch/Galerie Alain Margaron, 2005.
[15] Entretien de Jean Daive avec Ramón Alejandro, op. cit.
[16] Lettre du 20 août 1973, in Bernard Noël & Jean Frémon, Le Double Jeu du tu, Fata Morgana, 1977, p. 25.
[17] Onze voies de fait, Atelier des Brisants, 2002, p. 39.

Documents annexes

Lire le témoignage de Pia Candinas sur Le Grand Pal (2021)

Lire l’entretien de Jean Daive avec Ramón Alejandro (2021-2022)

La lecture de notre article pourra se compléter par celle du chapitre qu’Anne Malaprade consacre à la thématique du pal dans son essai sur Bernard Noël (Bernard Noël, l’épreuve des c/sensures, les c/sensures à l’épreuve, Seli Arslan, 2003, p. 87-91).

Merci infiniment à Pia Candinas, Jean Daive et Ramón Alejandro pour leurs témoignages et pour le partage de leurs archives personnelles.

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