« La Reconstitution », farce tragique

« Le pouvoir veut toujours jouer sur tous les tableaux, car il n’a jamais renoncé à être absolu » [1].

Une bavure policière

   En 1986, Paris vit dans la hantise des attentats terroristes. Les ministres Pasqua et Pandraud, surnommés « Starsky et Hutch », ont annoncé qu’ils couvriraient toutes les actions de la police. Dans la nuit du 4 au 5 juillet, rue de Mogador, le CRS Gilles Burgos abat Loïc Lefèvre, un jeune homme sans arme qui tente d’échapper à un contrôle d’identité parce qu’il conduit sans permis. Bernard Noël s’intéresse à cette bavure. Il rassemble des journaux avec pour projet de réaliser un montage écrit des différents discours suscités par l’événement, qu’ils proviennent du ministre de l’Intérieur, de la presse ou des témoins de la scène. Il vit alors à Saint-Denis dans le cadre d’une résidence d’écriture initiée par le Conseil Général, à laquelle participent également François Bon et Didier Daeninckx.

   Le 7 novembre 1986 doit avoir lieu la reconstitution du meurtre de Loïc Lefèvre. La scène judiciaire est interdite au public mais Daeninckx a une amie journaliste à la télévision qui lui propose de l’observer depuis un immeuble de la rue de Mogador. Bernard Noël est invité à se joindre à eux. « La police décourageait le travail des journalistes, explique Didier Daeninckx, et l’équipe avait réussi à louer pour la nuit un grand appartement habité par une famille parisienne, dont les fenêtres ouvraient en surplomb du lieu de la reconstitution. Une vieille dame agonisait dans une chambre et on se serrait à cinq ou six dans un recoin avec les caméras qui tentaient de saisir les déplacements. À un moment, un camion équipé de nombreux projecteurs est venu les mettre en position pour éclairer la scène et en même temps aveugler les équipes en embuscade. Nous sommes restés là de 7 ou 8 heures du soir à 4 heures du matin [2]. » Malgré les projecteurs censés protéger la reconstitution du regard des curieux, il est possible de suivre le déroulement des scènes.

On devine la silhouette de Bernard Noël à droite.
À ses côtés, derrière un carton bleuté, Didier Daeninckx se protège des projecteurs qui veulent, dit-il, « aveugler la vérité ».

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   Noël est frappé par le fait que les deux policiers en civil, qui jouent les différentes versions des témoins, puissent incarner tour à tour le meurtrier ou sa victime, tels des marionnettes. « Toutes les valeurs [de notre société] ayant été transformées en marchandises, les deux « reconstitueurs », dans la mesure où ils sont là pour commercialiser la vérité, deviennent une sorte de marchandise de cette vérité. Et en cela ils sont révélateurs de tout l’inconscient collectif de notre époque [3]. »

La reconstitution du meurtre, rue de Mogador

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La première pièce

   Le metteur en scène Charles Tordjman a rencontré Bernard Noël dans la vallée de la Fensch en 1984. Depuis, il lui demande instamment d’écrire une pièce, ce à quoi Noël s’est toujours refusé en dépit de sa longue passion pour le théâtre. L’écrivain est persuadé que son univers littéraire est trop introverti et qu’il n’est destiné « qu’au seul espace mental de la lecture [4] », à quoi s’ajoute une grande timidité, peu compatible avec le monde de la scène. En outre, il pense que pour écrire une pièce, il faut avoir un plan, ce qui va totalement à l’encontre de sa façon de travailler habituelle. Pourtant Bernard Noël aimerait céder à la demande amicale de Charles Tordjman et avec la reconstitution, il pense tenir un sujet propice à une mise en scène. Il se lance donc dans l’écriture de sa première pièce pendant l’été 1987. Il la sous-titre « farce tragique » ; en effet, depuis le procès qui lui a été intenté en 1973 pour outrage aux bonnes mœurs, Bernard Noël éprouve « une naïveté douloureuse [5] » à voir le fonctionnement tragi-comique de la justice. Avec La Reconstitution, il veut traiter de la violence dont fait preuve une institution qui met de côté les Droits de l’homme pour privilégier le droit du plus fort. « Mon projet, dit-il, était d’explorer ce qui, dans une société laïque, reste quand même un mal, Le Mal. Et le mal c’est la violence. Elle est de nature politique [6]. »

   Suivant le même processus que pour ses poèmes, Noël se donne d’abord un espace : ce sera le carrefour de deux rues, « un faux lieu mental [7] ». Il précise que le décor « n’a pas à être réaliste [8] ». La pièce comporte neuf scènes au cours desquelles interviennent sept personnages dont deux joués par le même acteur. Elle respecte l’unité de lieu, de temps et d’action. Les didascalies sont nombreuses et détaillées. Le personnage principal est un juge qui orchestre les différentes scènes de la reconstitution. Il n’a aucune intention de faire apparaître la vérité puisqu’il estime que les morts sont forcément coupables. Il met donc en accusation les victimes au lieu de poursuivre leurs assassins.

LE JUGE : L’ordre n’est jamais criminel : il se rétablit, c’est tout. Mais il nous faut conclure… Vous cramponnez-vous vraiment à vos positions anciennes, alors qu’il est devenu patent qu’elles n’avaient pour origine qu’une contamination provoquée par le terrorisme moral ?

TÉMOIN N° 1 : Je m’obstine, monsieur, à voir dans la victime une victime et dans son meurtrier un assassin, ou même un bourreau.

LE JUGE : Très bien, et vous madame ?

TÉMOIN N° 3 : Je m’obstine également, monsieur.

LE JUGE : Je vous déclare donc solidairement coupables de vouloir introduire la mortalité parmi nous. La sentence est immédiatement exécutoire…

  La pièce ne traite pas uniquement de la bavure de la rue de Mogador car, pour son auteur, « toute scène de violence entraîne la reconstitution de scènes semblables par une sorte d’appel d’air « historique » [9] ». Sont donc évoqués fugitivement les camps de concentration, l’exécution de l’écrivain Bruno Schulz et la guerre d’Algérie. La fin de la pièce s’inspire d’une scène de la Commune au cours de laquelle un officier poussa dédaigneusement du pied le cerveau jailli de la tête éclatée d’un communard fusillé, en s’exclamant : « Et dire qu’il voulait penser avec ça [10] ! »  – phrase dont le cynisme a profondément marqué Bernard Noël. Il l’a reprise dans plusieurs de ses textes.

   La Reconstitution est publiée par les éditions P.O.L en 1988. Charles Tordjman en résume ainsi la teneur : « La pièce dit au fond que c’est le pouvoir qui a tué Lefèvre, le pouvoir et l’Histoire [11]. »

[1] « La violence et l’acte du regard », entretien avec Odile Quirot, in Faire part n° 12/13, 1989, p. 229.
[2] E-mail personnel du 25 février 2022.
[3]  « La violence et l’acte du regard », op. cit., p. 228.
[4] Ibid, p. 227.
[5] Ibid., p. 230.
[6] Ibid., p. 228.
[7] Ibid., p. 229.
[8] La Reconstitution, P.O.L, 1988, p. 10.
[9] En présence…, L’Amourier, 2008, p. 31.
[10] Voir l’article « Penser » du Dictionnaire de la Commune.
[11] « Entretien de Bernard Noël avec Michel Surya et Charles Tordjman » in LEXI/textes 8, L’Arche, p. 220.

   La Reconstitution, mise en scène par Charles Tordjman, fut représentée pour la première fois au Théâtre municipal de Thionville par le Théâtre Populaire de Lorraine en octobre 1988 (avec Cécile Espérou, Jacques Gamblin, Didier Kerkaert, François Marchasson, Daniel Martin et Catherine Oudin ; chorégraphie de Caroline Mercadé ; scénographie de Yannis Kokkos).

© Sophie Steinberger-Enguerand

 

B. Noël venu assister à une représentation ©Sophie Steinberger-Enguerand

  La pièce fut jouée à l’Arsenic de Lausanne du 22 janvier au 8 février 1997, dans une mise en scène de Jacques Roman (avec Juan Bilbeny, Hélène Cattin, Michel Demierre, Dominique Favre-Bulle, Rita Gay et José Toti ; travail sur le mouvement de Noemi Lapzeson ; scénographie de Natacha Jaquerod).

Mise en scène de Jacques Roman ©Mario del Curto

Documents annexes

Entretien de Bernard Noël pour l’émission On commence du 20/01/1989

Entretien de Bernard Noël pour Inter actualités du 24/01/1989

Articles de presse sur La Reconstitution :

Le Monde

Révolution

La Croix

Nous remercions vivement Didier Daeninckx, Jacques Roman et Charles Tordjman pour leurs précieux témoignages et pour la documentation qu’ils ont bien voulu nous fournir. Merci également à Jean-Pierre Boyer et à Bernadette Griot pour leur disponibilité amicale.

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