« Mince, pas très grand, de constitution plutôt frêle, François Lunven attirait immédiatement par la noblesse de son regard, la qualité candide de son sourire et par son discours persuasif qui emportait sur le champ au galop de la spéculation la plus fascinante », écrit Ramon Alejandro [1]. C’était un peintre, un dessinateur et un graveur prodigieusement doué, qui maîtrisait toutes les techniques à la perfection. Le 19 octobre 1971, il sauta par la fenêtre de son atelier situé au 6e étage, laissant ses pantoufles avec le talon contre le mur. Il avait 29 ans. Suicide ? Effet secondaire d’un médicament prescrit par son psychiatre ? Imitation de Bernard Réquichot qui se défenestra et qu’il admirait ? Nul ne saurait trancher. Son amitié avec Bernard Noël fut brève (21 mois) mais intense. Depuis sa fin brutale, elle n’aura cessé de hanter l’écrivain.
En 1969, l’éditeur Bruno Roy avait choisi François Lunven pour réaliser la gravure accompagnant le tirage de tête du Château de Cène. Le 20 janvier 1970, le jeune artiste vint offrir le cuivre de sa gravure à « Urbain d’Orlhac » – alias Bernard Noël – et ce cadeau amorça le lien amical.
Ramon Alejandro se joignit à cette relation. Ainsi fut constitué un trio dans lequel circulait une grande émulation intellectuelle et artistique. La plupart du temps, les rencontres avaient lieu chez l’artiste cubain. « Parfois, Ramon et moi étions traités en membres d’un corps mystique. François enseignait tout le temps parce que sa pensée était tout le temps le foyer d’une transformation qui avait besoin d’échange et de partage, autant pour se nourrir que pour s’essayer [2] », raconte Bernard Noël.
Dans leurs discussions, Bernard, François et Ramon abordaient de multiples sujets et il était question tout aussi bien du Nombre d’or que du Grand Jeu, de Rimbaud que de Guénon, de « scathéologie » que d’entropie – nom scientifique de la mort. Lunven faisait preuve d’une insatiable curiosité dans tous les domaines. « [Il] voulait une lucidité folle, et qu’elle porte son four intérieur au «blanc» [3] », explique Bernard Noël, mais il déplore : « Nous ne mesurions pas le danger pour lui de cet échauffement parce que François avait un comportement de lutin malicieux, qui faisait croire ludiques les envolées de son discours [4]. » Les trois amis voulaient fonder une société secrète qui aurait porté le nom d’ « Anatomie ». Ils devaient réaliser ensemble des expositions et des livres d’artiste. La fin tragique du « lutin » annula tous les projets en cours. Elle fut un choc particulièrement violent pour Bernard Noël. « Sa mort fut ma mort [5] », dit-il. Bien longtemps après cette disparition, il s’adresse ainsi au « jeune mort » dans son Tombeau de Lunven, poème en onze séquences écrit pendant l’été 2015 :
Tableau sans titre offert par François Lunven à Bernard Noël
En seulement neuf années de création, François Lunven a atteint une maîtrise absolue de son art. Il se désignait comme « morphologue ». Dans ses œuvres, constate Bernard Noël, « tout s’organise selon deux directions principales : l’anatomie et le combat [6]. » Les cinq textes que l’écrivain a consacrés à son ami mêlent étude de ses productions et évocation de leur créateur, à la personnalité fascinante : « La combine, merci » (1970), « D’un moment à l’autre » (1972), « À la recherche de François Lunven » (1987), « Le Retour de Lunven » – qui inclut « D’un moment à l’autre » augmenté d’un long début – (2005), « Tombeau de Lunven » (2016). Bernard Noël a également rédigé la quatrième de couverture du catalogue Calligrammes ainsi que le carton d’invitation de la galerie Anne Robin. Ces textes ont été plusieurs fois réédités pour des catalogues d’expositions (cf. rubrique « Écrits sur l’art et les artistes » du site). Les éditions Fata Morgana les ont rassemblés sous le titre François Lunven.
En outre, plusieurs livres de Bernard Noël comportent des références à Lunven plus ou moins cryptées : Les Premiers Mots, récit construit autour de la mort d’un ami, contient des citations de l’artiste et l’un de ses souvenirs d’enfance (déguisement en amour) ; Le 19 octobre 1977, dont le titre est une allusion limpide, comporte une scène dans un cimetière avec un « R. » qui est Ramon Alejandro ; Le Château de Hors a été écrit « sous le regard d’un ami mort peu après » à qui l’auteur « doit la scène de coprophagie ». François Lunven est également évoqué dans Le double Jeu du tu et dans Treize cases du je. Il est aussi question de lui dans divers entretiens accordés par Bernard Noël. Les premières éditions du Lieu des signes (novembre 1971) et de Souvenirs du pâle (décembre 1971) lui sont dédiées. Le préambule de URSS aller retour et plusieurs achevés d’imprimer sont datés du « 19 octobre » : Une messe blanche (1972), D’une main obscure (1980), Bruits de langues (1980), etc.
Ce 19 octobre est d’autant plus marquant pour Bernard Noël qu’il est aussi le jour du décès d’Unica Zürn, artiste amie qui s’est défenestrée en 1970. Henri Michaux, écrivain cher, est mort le 19 octobre 1984, comme un signe funeste supplémentaire…
[1] « L’Orgueil de la Vie » in François Lunven (Musée de l’Hospice Saint-Roch/Galerie Alain Margaron, 2005).
[2] « À la recherche de François Lunven » in Lunven, dessins (Calligrammes, 1987).
[3] « Le Retour de Lunven » in François Lunven, op. cit.
[4] Ibid.
[5] Jacques Ancet, Bernard Noël ou l’éclaircie (Opales, 2002). Notons que dans Le double Jeu du tu (Fata Morgana, 1977), BN écrit à Jean Frémon quant à Lunven : « SA mort m’a si intensément touché qu’elle est devenue MA mort » et dans « À la recherche de François Lunven » (Calligrammes, 1987) : « Sa mort a été ma mort. »
[6] « Le Retour de Lunven », op. cit.
Entretien inédit de Bernard Noël quant à François Lunven (1980)
4e de couverture de Lunven, dessins, éd. Calligrammes (1987)
Carton d’invitation de la galerie Anne Robin (1994)
Un triangle écorné, texte de Ramon Alejandro (1988)
Texte de Lunven pour Au château d’Argol de Julien Gracq (1968)
Visite virtuelle d’une exposition Lunven à la galerie Margaron (2021) :
Première partie & deuxième partie
Pierre Magré et François Lunven au Lycée Claude-Bernard à Paris en 1960. Ils préparaient le CAPES d’Arts plastiques. Lunven fut reçu premier, Magré deuxième.
François Lunven posant pour une publicité de mobilier d’entreprise
Ce numéro de Poèmes de l’année contient le poème Le Jeu du tu nous je de Bernard Noël. Le dessin de couverture est de François Lunven.
Merci à Jean-Pierre Boyer, Éliane Kirscher, Pierre Magré et David Massabuau pour leurs contributions à la documentation de cet article.