« Si je n’avais pas de nom, je ne pourrais être infidèle à moi-même. » [1]
« Je suis poète et j’ai horreur de la poésie » [2], déclare Bernard Noël en 1975. Quatre ans plus tard, il est donc tout naturellement convié à participer au numéro un de la revue Première Livraison [3] intitulé Haine de la poésie, en hommage au livre de Georges Bataille ; or La Haine de la poésie fut justement le premier ouvrage acheté par Bernard Noël lorsqu’il vint vivre à Paris, en 1949. « La poésie qui ne s’élève pas au non-sens de la poésie n’est que le vide de la poésie, que la belle poésie », a écrit Bataille dans ce livre. Pendant les années 1970, Noël rejette cette « belle poésie », comme d’autres auteurs de sa génération, tel Denis Roche proclamant dans Le Mécrit : « La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle n’existe pas. »
Naissance de Nonoléon
Le texte qu’écrit Bernard Noël pour Première Livraison a pour titre « Nonoléon ». Il synthétise ce que représente alors pour lui la figure du poète lyrique, qu’il sabote allègrement. « Nonoléon » est un conte cocasse au cours duquel l’auteur-narrateur subit des métamorphoses. Cette « comédie intime » [4] se déroule au bord de la Haine, une rivière qui existe véritablement.
Bernard Noël affirme que « si l’on retourne le nom, on retourne également ce qui, en nous nommant, nous masque » [5]. Par le jeu du palindrome, Noël le poète se dédouble en Léon le « doète », en mettant « son visage au bas de son dos » pour que son nom propre devienne sale. « Le doète n’aime guère la célébration, car l’avenir n’est pour lui qu’une chaise percée, capable tout au plus de servir de siège à son présent. » Le narrateur explique d’ailleurs qu’au Moyen Âge, le mot Bernard désignait le postérieur [6]. La poésie n’est plus que digestion et défécation. « Noël est le mensonge de Léon / Léon est le trou secret de Noël » [7]. Que Noël évoque avec nostalgie le souvenir d’un séjour en Grèce et Léon le contrefait aussitôt en écrivant les premiers vers de L’Été langue morte.
Le poète demande ensuite au doète d’ingérer le mot-valise « Nobodaddy » (que l’on pourrait traduire par « Papa-personne ») créé par William Blake pour désigner ironiquement Dieu. « Ce mot, il l’a fourré dans le trou buccal de Léon en criant : Digère-moi ça ! » De la bouche-anus de Léon naît un troisième personnage : « Nonoléon, le papoète ». Cette joyeuse trinité va pouvoir « procéder à la création » en dénonçant les exactions de l’armée française suivant la grille d’écriture des Bruits de langues, à savoir des poèmes « de quinze vers composés à partir d’une phrase posée verticalement en acrostiche ». Les poèmes créés par le trio sont des fragments des futurs Sonnets de la mort. On y retrouve les préceptes de Bataille prônant que la poésie doit être faite « de mort, de disparition, d’aveuglement, d’éblouissement. » [8]
de l’eau du feu
ils font cuire la tête
raclent la viande au couteau
et c’est un presse-papiers
Comment est né Nonoléon ? Bernard Noël cherchait un équivalent au « Nobodaddy » de Blake qui lui plaisait beaucoup. « Nono », surnom affectueux, reprend le côté enfantin de « daddy » ; Léon est le symétrique de Noël, et l’écrivain se trouve chanceux d’être « doté d’un nom apte à [le] faire aussi simplement passer du pile au face. » Mais c’est également le deuxième prénom de son père, Amédée Léon Noël. Nonoléon serait donc un « Papa Nono ». Ce sobriquet a fait une première apparition en 1977 dans Bruits de langues [9] : « Nonoléon, mon cop’ à la mort dans la vie ». Le texte « Nonoléon » sera édité plusieurs fois [10]. En 2013, il ouvrira La Place de l’autre, troisième volume des Œuvres éditées par P.O.L, marquant ainsi l’importance que son auteur lui confère. Nonoléon, « alter ego subversif » [11] de Bernard Noël, sera son adresse électronique à partir des années 2000.
Identités de papier
Dans l’introduction de ses Bruits de langues, Bernard Noël affirme que « la haine de la poésie n’est que le refus de soi-même » [12]. Depuis qu’il écrit, il a toujours eu des réticences envers le Je. Lorsque ses premiers livres ont paru, il a vécu un dédoublement : « J’ai eu le sentiment très violent qu’en produisant ces drôles de boîtes à mots que sont les livres et en y mettant mon nom dessus, j’avais inventé quelque chose qui n’avait plus besoin de moi. […] J’éprouvais assez douloureusement cette absence de moi-même que j’avais produite en écrivant » [13]. La signature de ses livres est une identité figée qui représente à ses yeux une mort symbolique à laquelle il veut échapper à tout prix, rêvant de changer de nom à chaque livre « de façon à ne pas laisser [son] double derrière soi mais à le tromper, à le pervertir » [14].
Il a remis en question son propre nom dès l’âge de quinze ans en reniant Urbain, son prénom officiel, pour se faire appeler Bernard – un acte radical pour son jeune âge. « J’ai pensé devenir complètement ce que je ne suis pas afin de mettre un terme à ce que je suis », écrit-il dans « Nonoléon ». En 1957, il utilise le pseudonyme de « Raymond Rollin » pour publier un feuilleton sur James Dean dans des journaux de province. Comme le souligne Michel Surya, un pseudonyme ne fait pas que dissimuler un individu, « il rompt avec la solennité d’un nom transmis » [15]. Lorsque Bernard Noël se cache derrière « Urbain d’Orlhac » pour signer Le Château de Cène, en 1969, il revient ironiquement vers ses origines car ce nom, censé le masquer, le définit en réalité parfaitement : Urbain étant son véritable prénom et Orlhac le nom médiéval de sa commune natale, il est bel et bien « Urbain du village d’Orlhac ». Certes, utiliser un nom d’emprunt pour publier un roman érotique est chose courante mais l’auteur du Château avait également envie « de voir comment ce livre allait circuler, de le voir sans être vu » [16]. Noël est fasciné par les hétéronymes de Pessoa, cet écrivain « qui a pu être quatre ou cinq hommes à lui tout seul, qui a été quatre ou cinq poètes différents, peut-être par désir de n’être personne… personne, en ce sens qu’on ne puisse l’identifier avec aucun » [17].
Si l’usage de pseudonymes permet de tromper sa propre identité, il comporte également un aspect ludique. En 1973, Bernard Noël se dissimule derrière un certain « Raymond Alexandre » – clin d’œil à son ami le peintre Ramon Alejandro – pour participer à un feuilleton radiophonique. Dans un magazine pour enfants, il s’amuse à signer une saynète du nom du fils de Colette Deblé [18]. Et sans doute a-t-il utilisé d’autres « identités de papier » [19] qui nous demeurent inconnues.
Noël est un patronyme répandu et Bernard, un prénom courant au XXe siècle. Il existe donc de nombreux homonymes de Bernard Noël, dont un auteur québécois (qui a entretenu une correspondance avec son homologue français) et un comédien devenu particulièrement populaire depuis qu’il a incarné Vidocq à la télévision. Ce dernier est mort prématurément en 1970, alors que l’écrivain, qui commençait à accéder à la notoriété, envisageait sérieusement de changer de nom pour éviter toute confusion avec le célèbre acteur. Jean Frémon raconte d’ailleurs que dans les années 1960, lorsqu’il découvrit Extraits du corps avec enthousiasme, il crut que le comédien en était l’auteur et il l’en admira d’autant plus…
Bernard Noël a de l’identité une perception qui s’apparente au cubisme : « En chacun de nous vivent un je, un il, un tu. Vous les sentez parfois tour à tour et parfois tous ensemble » [20]. Dans ses textes, il est fréquent que l’écrivain utilise le Tu ou le Vous pour parler en son nom, voire qu’il alterne les deux pronoms au sein d’un même récit, comme dans Le Tu et le Silence. Parfois, il se dissimule derrière un personnage féminin. Ainsi dans Les Premiers Mots, il raconte des souvenirs d’enfance personnels comme s’ils étaient ceux d’une fillette [21] et dans La Langue d’Anna, il donne la parole à une femme pour le monologue du Je, ce pronom qu’il fuit. La première phrase d’Anna est elle-même un dédoublement : « Je ne suis pas celle que vous croyez. » En déclinant les différents pronoms personnels, les monologues de Bernard Noël forment une polyphonie, dans une mise en abyme démultipliée de leur auteur comparable aux facettes d’un kaléidoscope. « Le corps porte tellement de je / l’un chasse l’autre et change la récolte », écrit-il dans La Chute des temps, et dans La Vieille Maison, il pose cette question vertigineuse : « Combien suis-je ? »
« Tant de toi s’emboîtent l’un dans l’autre / jusqu’à l’enfant » [22]
[1] Souvenirs du pâle suivi de Le même nom, Fata Morgana, 1975, p. 60.
[2] Treize cases du je, Textes/Flammarion, 1975, p. 269.
[3] Créée par Mathieu Bénézet et Philippe Lacoue-Labarthe, éditée par Christian Bourgois.
[4] Titre du volume rassemblant les monologues de B.N.
[5] « Sur le nom » in Treize cases du je, op. cit., p. 34.
[6] Ce que confirme Maurice Gillet dans son ouvrage Le Jean-foutre et la Marie-salope, les prénoms dénigrés, dévoyés ou encanaillés du Moyen Âge à nos jours (en ligne). M.G. donne pour exemple « essuyer Bernard ».
[7] Souvenirs du pâle, op. cit., p. 83.
[8] Georges Bataille, Œuvres complètes III, Gallimard, 1974, p. 522.
[9] Dans le Bruit n° 30.
[10] Aux éditions Mihaly & Burlots (1997) puis en postface au texte de Claire Fourier Bernard Noël ou Achille immobile à grands pas (Jean-Paul Rocher, 2002).
[11] Andrew Rothwell, « Noël, Nonoléon, Jabès : anagrams and palindromes of the papoète » in Modern Language Review n° 112, janvier 2017, p. 13.
[12] « En tête » in Bruits de langues, Talus d’approche, 1980, n. p.
[13] Entretien avec Irène Lichtenstein (n° 2 « Le romancier »), Bernard Noël, sa vie, son œuvre, France Culture, 20/02/1982.
[14] Patrick Roudier, « L’auteur (et autres Bernard Noël) », Atelier de Création Radiophonique, France Culture, 26/04/1987.
[15] Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 1992, p. 115.
[16] Entretien avec Jean Daive, Nuits magnétiques, France Culture, 10/05/1978.
[17] Ibid.
[18] Thierry de Garambois, « Bang bang à la banque » in Renard Magazine n° 2, L’École des Loisirs, 1977, p. 53-59.
[19] « L’outrage aux mots » in Le Château de Cène, Jean-Jacques Pauvert, 1975, p. 167.
[20] « Les têtes d’Iljetu » in La Comédie intime, Œuvres IV, P.O.L, 2015, p. 333.
[21] Le lancer d’œufs pourris et l’accroc à la blouse.
[22] « Poème pour être nu » in Friches n° 50, 1995, p. 22.
Merci à Andrew Rothwell dont l’étude portant sur « Nonoléon » a été précieuse pour la rédaction de cet article et à Jean-Michel Marchetti qui nous a transmis l’autoportrait de Bernard Noël.
Deux vidéos
Bernard Noël présente La Place de l’autre et parle de Nonoléon (2013) :
https://www.youtube.com/watch?v=4E4jdUyzY-s
Bernard Noël lit le début de « Nonoléon » (2013) :
https://www.youtube.com/watch?v=f8SLbViB2HY
Publié sur la Galerie Amavero: galerie.amavero.fr et sur instagram instagram/com/lucfayard.poete !
Pendant que j’y suis, j’aimerais savoir qui a repris dans une chanson ou un texte le mot « papoète »? Je pense à Queneau, Boris Vian, Boby Lapoinete… Mais je ne trouve pas. Merci de votre aide !
Je l’ignore…
Nous sommes une association 100% bénévole qui publie sur le web des textes écrits par des auteurs inspirés par une œuvre. J’aime beaucoup l’autoportrait de Bernard Noël sur cette page. Puis-je en publier une reproduction avec le texte ci-dessous que je viens d’écrire? Merci de votre retour.
auto-portrait
pelures d’oignons
cercles concentriques
lignes parallèles
couches superposées
sarments alignés
traits pointillés de la pluie
comme des myriades
de SOS en morse
ligne noire d’horizon
séparatrice de mondes
myriade d’étoiles
trous noirs du passé
mots non dits
pleurs refoulés
envie d’amour
et de sourires
jour après jour
vivre sans lendemain
impossible
alors gratter
chercher l’étincelle
à défaut se contenter
d’une allumette
lumière
lumière
Merci pour votre intérêt.
Vous avez mon accord pour reproduire l’autoportrait de Bernard Noël à condition de mentionner © Atelier Bernard Noël
Cordialement,
Nicole Martellotto, responsable du site